Adrien Ladrierre
Table des matières abrégée :
1 - Les Témoins de la vérité pendant les siècles de ténèbres
2 - La Réforme dans les pays de langue Allemande
Table des matières complète :
1 - Les Témoins de la vérité pendant les siècles de ténèbres
1.1 - Les témoins de la vérité au Moyen Âge
1.3 - Les Témoins de la vérité en Occident
1.3.2 - Les Albigeois — Pierre de Brueys et Henri de Lausanne
1.4 - Les Précurseurs de la Réformation
1.4.4 - Les Indulgences en Bohême
1.4.5 - Huss devant le Concile de Constance
1.4.6 - Jean Huss, sa condamnation et sa mort
1.4.9 - La guerre des Taborites
1.4.11 - L’unité des frères à l’époque de la Réformation
1.4.12 - Ruine des églises des Frères de Bohême
2 - La Réforme dans les pays de langue Allemande
2.1.1 - Préparation à la lutte
2.1.3 - Détente après la lutte
2.2 - L’Allemagne au 17° et au 18° siècle — Les Piétistes et les Moraves
2.3 - La Réforme en Suisse Allemande — Ulrich Zwingli
2.4 - La Réforme dans les autres cantons de la Suisse Allemande
Il était nécessaire de présenter les erreurs fatales qui caractérisent l’Église de Rome, parce que nous vivons au milieu d’elle, et qu’il importe pour nous de voir combien, tout en assumant le nom de chrétienne, elle s’est écartée des enseignements de Christ et des apôtres. Elle a annulé, par son idolâtrie, le culte qui ne doit être rendu qu’à Dieu et à son Fils, et a mis à la place du salut par la grâce de Dieu, le salut par des œuvres qui ne peuvent justifier le pécheur. Et il est non moins important d’être mis en garde contre elle, par le fait qu’elle a beaucoup d’attraits pour le cœur naturel par une apparence religieuse qui répond à certains besoins de l’âme, par son culte pompeux qui parle aux sens, et par une certaine piété et souvent un grand dévouement chez plusieurs de ses membres. Mais, dit l’apôtre, « la pensée de la chair est inimitié contre Dieu » (Rom. 8:7), et les ordonnances selon les enseignements et les commandements des hommes n’ont qu’une apparence de sagesse en dévotion volontaire et en humilité, en ce qu’elles n’épargnent pas le corps ; mais c’est pour la satisfaction de la chair (Colossiens 2:21-23). De plus, cette Église se présente comme revêtue d’une autorité qu’elle assume faussement, il est vrai, mais qui convient à la paresse de beaucoup d’âmes. Et c’est ainsi qu’elle « séduit, entraîne et égare ».
Nous n’avons parlé que très peu de cette autre grande fraction de la chrétienté qui s’appelle l’église orthodoxe grecque. Les patriarches (c’est-à-dire les principaux prélats) des églises de l’Orient, et spécialement celui de Constantinople, ne voulurent jamais reconnaître la suprématie du pape de Rome. De là vint une séparation qu’on appelle « le schisme oriental », et qui fut consommée en 1054. Au 19° siècle, la plus nombreuse partie de l’Église grecque se trouvait en Russie, soumise au tsar qui la gouvernait par un synode dont il nommait les membres. Mais l’Église grecque est aussi idolâtre que l’Église romaine. Si elle rejette les images sculptées, elle a ses icônes ou images peintes des saints, de la Vierge, du Seigneur, et même de Dieu le Père ! Elles sont répandues partout, depuis la hutte du pauvre paysan, jusqu’aux palais des grands, et malheur à qui ne les révère pas ! Les fausses doctrines de la transsubstantiation, des prières pour les morts et d’autres, existent là comme dans l’Église romaine, et là aussi c’est le clergé qui domine sur les consciences.
Il faut reconnaître que soit l’une, soit l’autre, de ces deux grandes églises rivales, envoyèrent des missionnaires dans les contrées encore païennes de l’Europe du centre et du nord, et en d’autres pays. C’étaient en général des moines, hommes pieux, dont on ne peut méconnaître le courage et le dévouement, et dont plusieurs aimaient vraiment le Seigneur. Nous avons mentionné quelques-uns d’entre eux. Le nom de Jésus Christ fut ainsi peu à peu porté chez tous les peuples de l’Europe qui ne le connaissaient pas encore. Mais Rome imposa aux nations qu’elle évangélisa ainsi, son autorité avec sa hiérarchie, ses formes religieuses et ses superstitions, et l’Église grecque ne fit pas autrement. De plus, on ne chercha pas la conversion du cœur chez ceux qu’on évangélisait. Ceux qui y consentaient étaient baptisés, et ils étaient chrétiens ! Souvent c’était par la force des armes qu’on forçait les peuples à se faire chrétiens par le baptême. D’autres fois, c’était le roi d’un pays qui, par politique, abandonnait le paganisme, et persuadait ou obligeait son peuple à le suivre. Les païens laissaient leurs idoles et leur culte pour d’autres idoles et d’autres cérémonies. L’Europe fut ainsi christianisée, c’est-à-dire devint chrétienne de nom. L’Église devint ce grand arbre dont parle le Seigneur en Matthieu 13, d’une grande apparence, mais abritant dans son opulent feuillage toutes sortes de choses mauvaises. Et c’est ce que nous voyons actuellement. Et dans ce monde ainsi christianisé, si quelqu’un veut être sauvé, il faut qu’il soit vraiment converti, tout comme s’il eût été païen, et qu’il quitte le chemin large de la simple profession chrétienne, pour entrer par la porte étroite du salut, la foi au Seigneur Jésus Christ.
Il faut encore dire qu’outre ces missionnaires dont nous
parlions, il y eut dans l’Église romaine, durant les siècles d’obscurcissement
du Moyen Âge
, des hommes vraiment pieux. Nous en citerons deux des plus
remarquables. L’un fut Anselme
, qui vécut dans la seconde moitié du 11°
siècle, et fut archevêque de Canterbury en Angleterre. Il écrivit, entre
autres, un traité sur la Rédemption avec ce titre : « Pourquoi Dieu
s’est-il fait homme ? ». Il y enseigne que le Fils de Dieu est devenu
un homme, afin de souffrir à la place du pécheur pour satisfaire à la justice
de Dieu. « Par sa mort », dit-il, « le Fils de Dieu offrit une
satisfaction d’un prix infini, et par là même suffisante pour couvrir les
péchés de toute l’humanité ». Et il exhortait les mourants à regarder
uniquement aux mérites de Jésus Christ.
Le second de ces hommes distingués est Bernard de Clairvaux
,
ainsi nommé parce qu’il fut abbé du monastère de ce nom. Il vivait dans la
première moitié du 12° siècle, et avait été élevé par une mère pieuse, dont les
enseignements le gardèrent loin des plaisirs du monde. Dès l’âge de vingt-deux
ans, il entra dans la vie monastique et devint bientôt célèbre par sa puissante
éloquence et son activité infatigable. Il acquit ainsi une grande influence
dans l’Église, parlant avec hardiesse aux grands de la terre comme aux petits.
Il était d’ailleurs d’une charité inépuisable envers les pauvres. Il aimait la
Bible et en faisait sa lecture favorite, et, pour lui, ni jeûnes, ni
pénitences, ne sauvaient le pécheur, mais Christ seul. Il était aussi poète, et
composa plusieurs hymnes latines. L’une d’elle en particulier nous montre
l’amour qu’il avait pour Jésus. On l’a traduite, mais bien imparfaitement, en
français ; en voici deux strophes :
Chef (*) couvert de blessures,
Tout meurtri, tout en sang,
Chef accablé d’injures,
D’opprobres, de tourments ;
Chef, des gloires divines
Autrefois couronné,
C’est maintenant d’épines
Que ton front est orné.
Ah ! pour ton agonie,
Pour tes grandes douleurs,
Je veux toute ma vie
Te bénir, mon Sauveur !
Ta grâce est éternelle,
Et rien, jusqu’à la fin,
Ne pourra, cœur fidèle,
Me ravir de ta main.
(*) Chef
signifie ici tête
Mais avec leur piété, leur charité, leur dévouement, ces hommes, et d’autres tels qu’eux, ne soutenaient pas moins l’Église romaine, ses erreurs et ses superstitions. On se rappelle ce que saint Bernard disait relativement à la Vierge : « Si tu es effrayé de la majesté de Jésus, recours à Marie ! » Et il sévissait avec rigueur contre de prétendus hérétiques, car c’est ainsi qu’il nommait ceux qui, s’attachant à la parole de Dieu, se séparaient de Rome.
Il est vrai que bien des hommes pieux de l’Église romaine déploraient et dénonçaient les vices du clergé, des moines et des papes, et cherchaient à les réformer. Ils s’efforçaient de corriger les mœurs dissolues des moines en introduisant dans les couvents des règles sévères, et en fondant de nouveaux ordres. Mais ce n’était pas couper le mal à la racine. Les nouveaux ordres monacaux, tels que les franciscains et les dominicains, ne firent que fortifier, par l’appui qu’ils lui prêtèrent, l’autorité de l’Église de Rome, et, sous différents noms, les diverses congrégations, en une certaine mesure, dominèrent et dominent encore le chef même de l’église, le pape.
Dans ces ténèbres d’erreur et de superstition, et sous cette domination du clergé, que devenait la vérité de Dieu, qu’il avait donnée aux hommes ? Cette vérité ne peut jamais périr, et Dieu eut toujours des témoins pour la maintenir. Mais ce fut au milieu et au prix de beaucoup de souffrances, car l’Église romaine les poursuivait partout, ne pouvant supporter qu’on se dérobât à son autorité. Dans l’état de choses représenté par l’assemblée de Thyatire, ils étaient ceux dont le Seigneur reconnaissait les œuvres, la foi, l’amour, le service et la patience, le résidu qui ne suivait pas la doctrine de Jésabel et ne connaissait pas les profondeurs de Satan (Apocalypse 2:19, 24).
Il y avait bien, dans quelque cellule d’un couvent, un moine ou une nonne qui déplorait la corruption de l’église, et se réfugiait comme consolation auprès du Sauveur qu’il aimait. Tel, par exemple, ce pauvre chartreux qui écrit sa confession en ces termes. « Ô Dieu très charitable ! Je sais que je ne puis être sauvé et satisfaire ta justice autrement que par le mérite, la passion très innocente et la mort de ton Fils bien-aimé. — Pieux Jésus ! tout mon salut est dans tes mains. Tu ne peux détourner de moi les mains de ton amour, car elles m’ont créé, formé et racheté. Tu as inscrit mon nom d’un style de fer, avec une grande miséricorde et d’une manière ineffaçable, etc ». Et il ajouta : « Si je ne puis confesser ces choses de la langue, je les confesse du moins de la plume et du cœur ». Puis il plaça sa confession dans une boîte de bois qu’il renferma dans un trou fait à la muraille de sa cellule. Plusieurs siècles après, en 1776, on abattit un corps de logis qui avait fait partie de ce couvent, et on trouva la confession du frère Martin. Un autre adressait chaque jour au Seigneur cette prière : « Ô mon Seigneur Jésus Christ ! Je crois que tu es seul ma rédemption et ma justice ». N’est-il pas doux de penser que le Seigneur, dans ces temps ténébreux, avait des âmes cachées pour qui il était leur trésor ? Mais elles demeuraient silencieuses et soumises, et gardaient pour elles-mêmes la lumière intérieure qui illuminait et réjouissait leur cœur.
Mais il y eut d’autres fidèles qui ne craignirent pas de confesser hautement leur foi, rompant avec l’erreur et s’attachant uniquement à la parole de Dieu. Ils forment une ligne non interrompue de témoins jusqu’aux jours de la Réformation. C’est d’eux que nous avons à nous occuper maintenant.
Voici quelle fut l’origine de la secte à laquelle on donna ce nom. Vers l’an 660, vivait près de Samosate, ville sur l’Euphrate en Arménie, dans un bourg nommé Mananalis, un homme respectable du nom de Constantin. Les écrivains catholiques romains le représentent comme ayant adopté certaines doctrines manichéennes, mais d’autres disent qu’il appartenait à l’Église grecque. C’était au temps où les sectateurs de Mahomet s’étaient emparés de la Syrie. Un jour se présenta chez Constantin un diacre de l’église arménienne qui avait été fait prisonnier par les Sarrasins (*), mais qui avait réussi à recouvrer sa liberté. Constantin l’accueillit, le garda quelques jours chez lui, et le diacre, en le quittant, lui donna en retour de son hospitalité, deux manuscrits contenant l’un, les quatre évangiles, et l’autre, les quatorze épîtres de Paul. C’était pour ces temps où les manuscrits des Écritures étaient rares et chers, un riche et précieux présent. Par ce don nous pouvons juger de la nature des conversations que Constantin avait eues avec son hôte. Constantin lut et étudia les saints livres, et la lumière de la vérité pénétra dans son âme. Il brûla ses mauvais livres, et ne voulut plus en étudier d’autres que les évangiles et les épîtres. Ses principes religieux et sa vie tout entière furent changés. « De l’abondance du cœur la bouche parle » : Constantin commença à communiquer à d’autres ce que Dieu lui avait appris par sa Parole, et des disciples se réunirent autour de lui. Il avait vu dans les Actes et dans les Épîtres ce qu’étaient les églises au commencement, et il désirait y revenir. Par là il rejetait nécessairement et la hiérarchie qui dominait l’Église grecque aussi bien que la romaine (**), et les erreurs de ces deux églises, surtout l’adoration des saints et de la Vierge.
(*) Ce mot vient de Saraceni, tribu nomade de l’Arabie, une des premières à embrasser l’islam, et qui faisait la principale force des armées arabes musulmanes.
(**) À cette époque, du reste, le schisme entre l’Église grecque orthodoxe et l’Église romaine n’était pas consommé (il le sera seulement en 1054), mais les Églises avaient leur particularités, et ne supportaient pas l’autorité du pape romain.
Constantin alla se fixer à Cibossa, autre ville d’Arménie, et de là il travailla avec ses disciples à répandre les vérités que Dieu lui avait fait connaître. Ses ennemis l’ont accusé de rejeter l’Ancien Testament et certaines parties du Nouveau. Cette calomnie a eu sans doute son fondement dans le fait qu’il ne possédait, comme nous l’avons vu, qu’une partie du Nouveau Testament. Peut-être à cause de cela et de ses primitives croyances, se mêla-t-il quelques erreurs à son enseignement.
Constantin prit le nom de Silvain, le compagnon de Paul (1 Thessaloniciens 1:1), et ses disciples, associés à son œuvre, empruntèrent à leur tour de nouveaux noms aux autres compagnons de l’apôtre, tels que Timothée, Tite et Tychique. Ils prenaient ces noms, parce qu’ils s’attachaient à répandre la doctrine contenue dans les écrits de Paul, et c’est aussi probablement d’après lui qu’ils reçurent le nom de Pauliciens.
Silvain, comme nous l’avons dit, s’était établi à Cibossa. En y arrivant, il avait dit aux habitants : « Je suis Silvain et vous êtes les Macédoniens », faisant allusion aux travaux de Silvain (ou Silas), en Macédoine, à Philippes et à Thessalonique (Actes 15:40 ; 16:19, 25 ; 17:1-4, etc. ; 18:5). Pendant vingt sept ans, Silvain travailla avec un zèle infatigable à annoncer ce qu’il avait appris dans les Écritures. Un grand nombre de personnes, soit de l’Église grecque, soit des sectateurs de Zoroastre (*), furent converties par son moyen, et des congrégations furent établies en divers endroits tant par lui que par ses disciples.
(*) Zoroastre, fondateur ou réformateur de l’ancienne religion des Perses, que l’on nomme Mazdéisme. Elle enseigne la co-existence de deux principes éternels : l’un est Ormuzd, le bien, le vrai, la lumière, représenté par le soleil ; l’autre Ahriman, le mal et les ténèbres, en guerre avec Ormuzd qui finira par le vaincre. C’est au soleil comme représentant Ormuzd, que les sectateurs de Zoroastre rendaient leurs hommages. Partout ils élevaient des autels sur lesquels brûlait le feu sacré. Sous le nom de Guèbres ou de Parsis, se trouvent encore dans l’Inde un certain nombre d’adorateurs du soleil.
Les progrès de la nouvelle secte furent tels qu’elle attira sur elle l’attention des autorités ecclésiastiques, et ce fut sans doute le clergé qui porta la chose devant l’empereur. Celui-ci rendit en l’an 684 un édit contre Constantin et les assemblées pauliciennes. L’exécution en fut confiée à un officier de la cour nommé Siméon, qui reçut en même temps l’ordre de faire mettre à mort le chef de la secte, et de reléguer ses partisans dans des cloîtres et sous les soins du clergé, afin de les ramener dans le bon chemin. Arrivé à Cibossa, Siméon fit comparaître devant lui Constantin et un grand nombre de ses disciples. Puis il ordonna à ceux-ci, sous peine de la vie, de lapider leur maître. Mais tous, à l’exception d’un seul, nommé Justus, refusèrent d’obéir à cet ordre cruel, et laissèrent tomber les pierres dont on les avait armés. Ce Justus avait été adopté et élevé par Constantin, et l’ingrat, d’un coup de pierre, tua son bienfaiteur. Les autres furent mis à mort, mais Justus fut loué par les ennemis des Pauliciens comme un second David, parce que d’un seul coup de pierre, il avait abattu le nouveau Goliath, le géant hérétique.
Mais le Seigneur est au-dessus de tout ; il peut faire que la colère de l’homme tourne à sa louange (Psaume 76:10). Autrefois, après « Étienne eut été lapidé, le Seigneur suscita Paul qui avait été un témoin contre lui, et de même le supplice de Constantin et de ses amis fit naître en Siméon même un successeur à Constantin Silvain dans l’œuvre du Seigneur. La vue de la grâce divine qui avait soutenu les martyrs avait frappé Siméon. Il eut des entretiens avec quelques Pauliciens, et le résultat en fut pour lui la conviction qu’ils étaient dans le vrai chemin. Il retourna cependant à Constantinople où il resta encore trois ans, réfléchissant sérieusement sur ce qu’il avait vu et entendu, et, nous pouvons le supposer, demandant à Dieu de l’éclairer et le guider. Enfin, quittant la cour et abandonnant sa position et tous ses biens, il retourna en Arménie. Là il devint, sous le nom de Tite, le zélé successeur de Constantin Silvain. Les voies de Dieu ne sont-elles pas merveilleuses ?
Cinq ans après la mort de Constantin, Justus, son meurtrier, dans sa haine contre eux, se porta comme dénonciateur des Pauliciens. Il se rendit auprès de l’évêque de Colonia et lui dit que l’hérésie des Pauliciens s’était relevée et s’étendait de plus en plus. L’évêque envoya à l’empereur Justinien II un rapport sur ce qui lui avait été dit par Justus. Siméon, par ordre du cruel empereur, fut saisi avec un grand nombre de Pauliciens. Un immense bûcher fut dressé, et tous périrent dans les flammes. Nous voyons par là, que l’Église grecque ne se montrait pas moins impitoyable que l’Église romaine envers ceux qui condamnaient ses erreurs et se séparaient d’elle.
Mais le sang des martyrs sembla augmenter la force et le nombre des Pauliciens. D’autres apôtres et de nouvelles assemblées surgirent, pour ainsi dire, des cendres du bûcher où avaient péri Siméon et ses compagnons. La secte s’étendit dans toute l’Asie mineure, dans le Pont, dans une partie de l’Arménie et dans les contrées à l’ouest de l’Euphrate. Pendant de longues années, les Pauliciens endurèrent avec patience les persécutions que les gouverneurs civils, excités par le clergé, leur firent subir. Trois hommes d’entre eux qui avaient été pris avec Siméon avaient été épargnés et envoyés à Constantinople pour être interrogés. Ils réussirent à s’échapper et revinrent à Mananalis, où durant trente ans ils vécurent, avec d’autres Pauliciens, sous la protection des Sarrasins.
Vers l’an 777, Dieu suscita un nouvel aide aux Pauliciens dans la personne de Sergius. Avant de vous parler de ce serviteur de Dieu, je vous ferai remarquer que ce qui caractérisait les Pauliciens, c’était leur attachement aux Écritures. Leurs ennemis les accusaient de beaucoup d’erreurs condamnables, et il est possible que quelques-uns d’entre eux, de leurs docteurs surtout, n’en fussent pas exempts. Mais ils tenaient à la parole de Dieu, et c’était elle qui les soutenait et qui, par leur moyen, opérait des conversions. C’est ce que montre l’histoire de Sergius. Lorsqu’il était encore jeune, une femme âgée de la secte des Pauliciens lui donna une Bible. Il la lut et l’étudia soigneusement, fut converti, et, prenant le nom de Tychique, il se mit à enseigner. Nous voyons que, de même que Constantin, il fut amené à la foi par la simple lecture de la parole de Dieu. Et il en est souvent de même de nos jours.
Pendant trente-quatre ans, Sergius s’occupa à répandre les
vérités qu’il avait apprises, dans toutes les villes et les provinces qu’il
visitait, tout en travaillant de son métier de charpentier pour gagner sa vie.
C’est ainsi que l’apôtre Paul travaillait aussi de son métier de faiseur de
tentes (Actes 18:3), et pouvait dire : « Vous savez vous-mêmes que
ces mains ont été employées pour mes besoins et pour les personnes qui étaient
avec moi » (Actes 20:34). Sergius ne se contentait pas de prêcher. Il
disait : « De l’Orient à l’Occident, du Nord au Midi, j’ai annoncé
l’Évangile, en travaillant à genoux
». Il voulait dire avec
beaucoup de prières. C’est ce que font les vrais serviteurs du Seigneur (voir
Éphésiens 1:16 ; Philippiens 1:4 ; Colossiens 1:9 ; 4:12 ;
etc.). Sergius était un homme doux, d’une piété intime et profonde. Sa
prédication pratique et sa vie pure furent des moyens dans la main de Dieu pour
gagner beaucoup d’âmes. Aussi de nouvelles persécutions eurent lieu. Beaucoup
de Pauliciens s’enfuirent et Sergius avec eux. Ils trouvèrent un asile chez les
Sarrasins, et Sergius mourut là en l’an 811.
Haïs de l’Église grecque, parce que, disaient leurs ennemis, ils reniaient la foi orthodoxe, qu’ils n’adoraient pas la Mère de Dieu, qu’ils n’admettaient pas que le pain de la Cène fût changé dans le corps de Christ, et qu’ils avaient abandonné l’Église d’Orient, les Pauliciens n’étaient pas moins haïs de l’Église romaine. Les succès qu’avait obtenus Sergius par ses travaux, le firent stigmatiser par Rome comme étant l’Antichrist annoncé, le chef de la grande apostasie.
La persécution contre les Pauliciens atteignit sa plus grande intensité sous la régence de la cruelle Théodora, mère de l’empereur Michel III (de 842 à 857). Elle était protectrice fanatique du culte des images, et résolut d’exterminer les Pauliciens « racines et branches », à moins qu’ils ne revinssent à la vraie foi, celle de l’Église grecque. Les écrivains, tant ecclésiastiques que profanes, rapportent qu’elle en fit périr au moins cent mille, qui furent décapités, crucifiés, pendus, brûlés ou noyés et leurs biens confisqués. Quand on compare ces sanglantes exécutions avec ce que nous avons dit de l’Inquisition, nous voyons que l’Église d’Orient n’a rien à envier à celle d’Occident. Les persécutions, d’ailleurs, reçurent l’approbation du pape Nicolas I, qui écrivit à Théodora pour la féliciter de son zèle à extirper l’hérésie.
Mais, chose triste à dire, une partie des Pauliciens, au lieu d’endurer patiemment la persécution, se souleva contre l’empire. Un officier impérial supérieur, nommé Karbéas, ayant appris que par l’ordre de Théodora, son père avait été mis à mort par la main du bourreau, se mit à la tête de cinq mille Pauliciens, et se rendit chez les Sarrasins où se trouvaient un grand nombre de leurs frères. Les Sarrasins, toujours en guerre avec l’empire grec, les accueillirent volontiers et leur donnèrent la ville de Téphrice où ils bâtirent une citadelle, et de là livrèrent de nombreux combats aux troupes de l’empereur. Cette guerre dura trente ans avec des alternatives de succès et de revers. Mais ce fut une faute. Dieu ne veut pas que les siens prennent les armes pour se défendre contre les persécuteurs. Le Seigneur a dit : « Tous ceux qui auront pris l’épée périront par l’épée » (Matthieu 26:52). Aussi ne poursuivrons-nous pas l’histoire de ces Pauliciens. Nous en suivrons d’autres qui, en plusieurs contrées, portèrent la lumière qu’ils avaient reçue. Il y en eut qui se répandirent en Arabie, où ils continuèrent à faire des prosélytes.
Mais ce qui est plus intéressant et plus important pour la suite de notre sujet, c’est de connaître l’influence que les Pauliciens eurent en Occident. Avant Théodora, il y avait eu, comme nous l’avons vu, des persécutions contre eux. L’empereur Constantin Copronyme, vers le milieu du 8° siècle, en avait transporté un grand nombre dans la Thrace, et leur avait assigné comme résidence la ville de Philippopolis, un des postes avancés de l’empire. C’est de là que leurs doctrines pénétrèrent et se répandirent en Europe. Ils semblent surtout avoir travaillé avec succès parmi les Bulgares, peuple barbare venu des rives de la Volga et qui s’était établi sur les bords du Danube. Les Bulgares furent convertis en partie au christianisme dans le 9° siècle ; d’autres s’étaient faits mahométans. C’est chez les premiers que les Pauliciens portèrent leur doctrine (*). Aussi un auteur romain, Pierre de Sicile, écrivit-il à l’archevêque de Bulgarie pour le mettre en garde contre la contagion des Pauliciens. Ils étaient donc partout un peuple méprisé et poursuivi, mais Dieu les gardait. Dans le 10° siècle, un autre empereur grec envoya de nouveau comme colons un grand nombre de Pauliciens dans les vallées de l’Hémus (nommé aujourd’hui les Balkans). De là, ils se répandirent peu à peu dans l’Europe occiden tale où leurs congrégations connues sous différents noms, furent haïes et persécutées par l’Église de Rome.
(*) Ils prirent le nom de Bogomiles (amis de Dieu).
Nous avons vu comment, en Orient, les Pauliciens, s’appuyant sur les Écritures, rejetaient les superstitions et les rites de l’Église grecque, et enseignaient la voie du salut selon les lumières qu’ils avaient. Transportons-nous maintenant en Occident ; là aussi de nombreux témoins surent maintenir, au prix même de leur vie, ce qu’ils connaissaient de la vérité.
Comme nous l’avons vu, depuis que Constantin avait embrassé le christianisme, la mondanité et la corruption, des superstitions et des mauvaises doctrines s’étaient introduites dans l’Église, et en même temps la prétention de l’évêque de Rome et du clergé de dominer sur tous les laïques, et d’imposer des enseignements fondés sur des traditions, au lieu de s’en tenir à la parole de Dieu. Mais dès lors aussi, il y eut des fidèles qui ne voulurent pas abandonner les enseignements des apôtres, et qui à cause de cela eurent à souffrir des persécutions et la mort.
Ce ne furent pas seulement de simples chrétiens qui protestèrent ainsi contre Rome et ses abus. Au 5° siècle, un prêtre du midi de la France, nommé Vigilantius, s’élevait avec véhémence contre le culte des reliques, les pèlerinages, les prières adressées aux saints, les jeûnes et les mortifications, et aussi contre le célibat des prêtres. Au 9° siècle, Claude, évêque de Turin, protesta contre les mêmes erreurs. Il trouva les églises pleines d’images qu’il fit enlever et brûler, ainsi que les croix. Il disait au peuple qu’autant valait adorer Jupiter et Saturne, que les images et les statues de Pierre et de Paul. « Faut-il adorer la croix, ou la porter ? » disait-il. « Si l’on adore tout bois taillé en forme de croix, parce que Christ a été suspendu à la croix, pourquoi pas aussi les crèches, les langes, les bateaux, les ânes ? ». Et quant aux reliques, autant valait, disait-il, révérer un os de bête qu’un os de saint. Mais Claude ne se contentait pas de combattre les superstitions romaines. Versé dans les Écritures qu’il étudiait avec zèle, il maintenait que nous sommes sauvés par la foi seule, et que tous les autres apôtres étaient égaux à Pierre. Dans le même siècle, mais un peu plus tard, un moine saxon, nommé Gottschalk, rejetait la doctrine du salut par les œuvres et soutenait la vérité du salut gratuit par la foi, ainsi que d’autres doctrines scripturaires. Il fut condamné par un concile, battu de verges publiquement et jeté en prison. Il y mourut après dix-neuf ans de captivité.
Revenons aux chrétiens dont nous parlions d’abord. Nous ne
pouvons pas tracer leur histoire dès les temps apostoliques, car elle ne nous a
pas été conservée. Nous savons seulement que, malgré les persécutions, ils
subsistèrent à travers les siècles dans beaucoup de contrées, connus sous
différents noms tels que ceux de Cathares, ou purs, d’Albigeois, nom tiré de la
ville d’Albi où ils étaient nombreux, de Vaudois
, nom dont l’origine est
incertaine, de pauvres de Lyon : nous verrons d’où vient cette dernière
dénomination. Dès le milieu du 12° siècle, on trouve dans plusieurs parties du
continent, en France, en Italie, en Espagne, en Allemagne, de petites congrégations
composées en grande partie de pauvres artisans, distinctes de l’Église de Rome
et qui possèdent les Saintes Écritures. Mais déjà dans le 11° siècle, on en
trouve des traces. À cette époque, des missionnaires orientaux qualifiés de poblicans
(corruption probablement de pauliciens) vinrent d’Italie en France, dans le
Périgord et l’évêché de Limoges. Ils gagnèrent là un certain nombre de
disciples, non seulement parmi les pauvres, mais aussi parmi les seigneurs. Ils
cherchèrent ensuite à s’étendre en d’autres contrées. Ainsi, vers l’an 1022,
arrivèrent à Orléans un paysan du Périgord et une femme italienne. Ils
enseignèrent leurs vues et se firent un certain nombre d’adhérents parmi les
gens du peuple ; ils persuadèrent même quelques nobles et plusieurs chanoines.
Ils se réunissaient en secret et de nuit, crainte, sans doute des persécutions.
Dans ces réunions, les Écritures étaient lues et expliquées. Les Poblicans
enseignaient qu’elles restaient une lettre morte, si l’Esprit Saint ne venait
illuminer le cœur. Ils disaient que le baptême n’a aucune valeur pour le salut,
rejetaient l’invocation des saints, et la présence réelle de Christ dans
l’eucharistie. On les signala comme hérétiques au roi de France Robert,
surnommé le pieux, qui les fit examiner par l’archevêque de Sens. Ils furent
condamnés à mort. Deux seulement se rétractèrent. Comme les autres, parmi
lesquels se trouvaient dix chanoines et plusieurs religieuses, se rendaient au
supplice, ils passèrent devant le roi et la reine Constance. Celle-ci, voyant
parmi les condamnés son ancien confesseur, saisie de colère, le frappa avec une
canne et lui creva un œil. Les martyrs, près de mourir, disaient :
« Faites-nous ce que vous voudrez ; déjà nous voyons notre Roi qui
est dans les cieux, nous tendre les mains pour nous conduire en
triomphe ».
Plus tard, la persécution sévissant en France, un grand nombre se réfugièrent à Cologne. Mais là aussi, ils furent persécutés et plusieurs périrent par le feu. En 1163, un certain nombre furent saisis dans une grange où ils tenaient leur réunion, et furent condamnés à être brûlés. Du milieu des flammes, un de leurs chefs, nommé Arnold, imposa les mains à ses compagnons de souffrances en leur disant : « Frères, soyez constants dans votre foi, dès aujourd’hui vous serez réunis aux martyrs du Christ ». On raconte qu’il y avait parmi ces condamnés une jeune fille qui n’avait pas abjuré, mais que quelques personnes avaient sauvée, étant touchées de sa jeunesse et de sa beauté. Voyant les flammes dévorer les condamnés, elle s’écria : « Où est Arnold, mon maître vénéré ? ». Et comme on le lui montrait expirant, elle s’arracha des mains qui la retenaient, et se voilant le visage, elle s’élança au milieu des flammes. Cela était beau et touchant, humainement parlant, mais était-ce tout à fait selon Dieu ?
Ainsi partout l’Église de Rome poursuivait et mettait à mort comme hérétiques, ces humbles chrétiens qui s’attachaient à la parole de Dieu. Ils n’avaient sans doute pas les lumières que nous avons, et peut-être des erreurs se mêlaient-elles à leurs enseignements, mais ils protestaient contre l’idolâtrie de Rome et ses pratiques, et attendaient le salut de Christ seul. En 1212, cinq cents de ces croyants, hommes et femmes, furent saisis à Strasbourg. Parmi eux se trouvaient des nobles, des prêtres, des riches aussi bien que des pauvres. Ils déclarèrent que leurs frères étaient fort nombreux en Piémont, en France, tant au nord qu’au midi, à Naples, en Sicile, en Italie, en Flandre. Sur ces cinq cents prisonniers, quatre-vingts, dont douze prêtres et vingt-trois femmes, furent brûlés vifs. L’un d’eux, nommé Jean, s’adressa à la foule et termina par ces paroles : « Nous sommes tous des pécheurs, mais ce n’est pas pour fausse doctrine, ni pour mauvaise conduite, que nous sommes condamnés à mourir. Nous avons le pardon de nos péchés, mais ce n’est pas par le moyen des prêtres, ni grâce au mérite de nos œuvres ».
Il est hors de doute que parmi ceux qui se séparaient de l’Église de Rome, il y avait de vrais hérétiques, mais Rome mettait dans la même masse tous ceux qui ne se soumettaient pas à son autorité, et elle avait intérêt à confondre les vrais croyants avec les hérétiques, afin de pouvoir tous les condamner. Mais sans nous arrêter davantage sur les persécutions qu’eurent à souffrir ces témoins de Dieu, nous donnerons quelques détails sur eux (*). Comme nous l’avons vu, on les désignait sous différents noms, mais eux se disaient chrétiens, et entre eux ils se nommaient « frères ». Suivant les endroits, on les appelait frères apostoliques, frères suisses ou italiens. Un de leurs persécuteurs, Rainerio Sacchoni, leur rend un témoignage remarquable. Il les connaissait bien et son témoignage n’est pas suspect, car après avoir été avec eux, il était rentré dans l’Église de Rome, s’était fait dominicain et était devenu inquisiteur : « De toutes les sectes », dit-il, « il n’en est point d’aussi fatale à l’Église que les Léonistes (**), et cela pour trois raisons : d’abord, parce qu’ils datent d’un temps fort reculé, quelques-uns les faisant contemporains du pape Sylvestre (l’an 315). De plus, c’est la secte la plus nombreuse ; il y a à peine une contrée où ils ne se trouvent. Enfin, tandis que les autres sectes inspirent l’horreur par leurs blasphèmes contre Dieu, les Léonistes ont une grande apparence de piété et surtout ils mènent une vie honnête devant les hommes. Ils professent d’ailleurs toute la vérité quant à Dieu et toutes les doctrines contenues dans le symbole des apôtres. Mais en même temps ils abhorrent l’Église de Rome et les prêtres romains ». C’était là leur grand crime. On pouvait mener une vie mondaine et même dissolue ; pourvu que l’on restât soumis au pape, tout allait bien. La parole de l’apôtre se vérifiait : « Tous ceux aussi qui veulent vivre pieusement dans le Christ Jésus, seront persécutés » (2 Timothée 3:12).
(*) Nous puisons quelques-uns de ces détails dans l’ouvrage de F. Bevan, intitulé : « Trois amis de Dieu ».
(**) Un des noms par lesquels on désignait ces chrétiens. Il vient probablement d’un certain Jean de Lyon, un des disciples de Valdo. Nous parlerons plus loin de ce dernier.
L’inquisiteur Rainerio Sacchoni continue à décrire ainsi les Vaudois, afin, dit-il, que chaque bon catholique puisse les reconnaître et se saisir d’eux : « Vous les reconnaîtrez à leur conduite et à leur langage. Ce sont des gens graves et modestes. Il n’y a ni luxe ni désordre dans leurs vêtements. Ils sont sûrs en affaires et évitent les faux serments et les tromperies. Ils ne recherchent point les richesses, mais se contentent du nécessaire. Ils sont chastes et tempérants, et fuient les tavernes et les lieux de divertissements. Ils s’abstiennent de la colère. Ils sont toujours à leur travail ou bien occupés à enseigner et à s’instruire mutuellement, ce qui fait qu’ils sont absents des prières et instructions de l’Église. On les reconnaît aussi à leur langage simple et sobre, exempt de paroles oiseuses. Ils ne se permettent ni conversations légères, ni mensonges, ni jurements ».
Voilà certes un beau témoignage. Plût à Dieu qu’on pût le rendre maintenant à tous ceux qui se disent chrétiens ! Pourquoi donc poursuivre les Vaudois comme des êtres malfaisants et les persécuter jusqu’à la mort ? Le même inquisiteur nous en donne les raisons et énumère ainsi les griefs de l’Église de Rome contre les Vaudois : « Ils prétendent être la vraie église et disent que celle de Rome est la femme impure d’Apocalypse 17. Ils nient qu’aucun vrai miracle ait jamais été opéré dans cette Église. Ils tiennent de nulle valeur les ordonnances que l’église a introduites depuis le temps des apôtres, et disent qu’il ne faut pas les observer. Ainsi ils rejettent les fêtes, les jeûnes, les ordres monastiques et les choses bénites de l’Église romaine. Ils s’élèvent contre la consécration des églises et des cimetières, comme étant des inventions des prêtres pour augmenter leurs gains. Quelques-uns d’entre eux disent que le baptême des enfants ne sert à rien, puisqu’ils ne peuvent pas croire. Ils rejettent le sacrement de confirmation, et, à sa place, ceux qui les enseignent imposent les mains aux disciples. Ils ne croient pas que le corps et le sang de Christ soient dans le sacrement de la Cène ; selon eux le pain est appelé figurément le corps de Christ. Ils disent que le prêtre, qui est un pécheur, ne peut lier ni délier personne, étant lié lui-même, et que tout laïque pieux et intelligent peut absoudre un autre et imposer des pénitences. Ils rejettent l’extrême onction, et disent qu’il n’y a point de purgatoire, et que les prières pour les morts ne servent à rien. Les offrandes pour les morts, ajoutent-ils, vont seulement au clergé. Ils se moquent des fêtes célébrées en l’honneur des saints, et travaillent aux jours fériés. Ils ne gardent ni le carême, ni les autres fêtes. Ils ne reçoivent pas l’Ancien Testament. Ils disent que ceux d’entre eux qui en sont capables doivent confier à leur mémoire les paroles des Écritures, afin de pouvoir enseigner les autres. Non seulement ce sont les hommes qui enseignent parmi eux, mais aussi les femmes — non en public toutefois, mais en particulier ». Enfin l’inquisiteur prétend qu’au lieu du mariage, ils pratiquaient l’impureté ; mais c’est sans doute parce qu’ils ne recouraient pas à un prêtre pour être mariés. Et quant à rejeter l’Ancien Testament, les propres documents des Vaudois prouvent le contraire. Il est probable aussi que la plupart ne possédaient que le Nouveau Testament en langue vulgaire, l’Ancien n’ayant pas été traduit. Il est vrai que certains hérétiques que l’on confondait volontiers avec eux, n’admettaient pas cette portion des Écritures comme venant de Dieu. Nous voyons donc que les choses que disaient les Vaudois, sont celles que toute personne soumise à la parole de Dieu affirme de nos jours contre l’Église de Rome. Mais leur grand crime était de juger que l’Église de Rome était impure et qu’il ne fallait pas écouter ses prêtres.
Parmi le peuple, les Vaudois passaient pour des espèces de sorciers qui se rassemblaient dans des caves obscures pour invoquer le diable qui venait au milieu d’eux sous une figure effrayante. On disait aussi que des démons leur apparaissaient sous forme de chats et de grenouilles ; mais le chroniqueur qui rapporte ces dires populaires, et qui était cependant leur ennemi, dit que ce sont des fables. « Ce qui les rend dangereux », ajoute-t-il, « c’est leur grande apparence de piété ».
Pour condamner, comme ils le faisaient, les enseignements et les prétentions de l’Église de Rome, les Vaudois s’appuyaient sur la Bible. C’est dans ce saint Livre également qu’ils puisaient leurs croyances. Ils professaient la nécessité de la nouvelle naissance, et la justification et le salut des pécheurs par la foi au Seigneur Jésus. Ils disaient aussi que la Bible est un livre fermé, si l’Esprit Saint n’illumine l’âme pour la faire comprendre. Leur attachement à la parole de Dieu était grand. Dès l’an 1203, plusieurs portions en avaient été traduites en langue vulgaire et répandues parmi le peuple. C’est ce qui donna lieu au décret du concile de Toulouse en 1229, défendant que ces écrits fussent mis entre les mains des laïques. Mais les Vaudois disaient que, pour comprendre la pensée du Seigneur, il fallait retourner à l’enseignement de Christ et de ses apôtres. C’était un des griefs de l’Église de Rome contre eux. « Ces hérétiques », dit un inquisiteur, « prétendent que les enseignements de Christ et de ses apôtres sont tout ce dont nous avons besoin pour le salut, sans les statuts de l’Église ». D’après leurs ennemis mêmes, l’étude de l’Écriture sainte était leur grande occupation. « Tous », dit un de leurs juges, « hommes et femmes, grands et petits, de jour et de nuit, ne font qu’étudier ou enseigner la Bible. L’ouvrier qui n’a pas de loisirs dans la journée, la lit de nuit, aussi négligent-ils leurs prières » (il veut dire la messe). Quel exemple pour nous ! Avons-nous cette soif salutaire de la divine Parole, nous chez qui elle est si abondamment répandue, qu’il n’est presque pas un enfant qui ne la possède ?
Les édits rendus contre eux par Rome et ses conciles n’empêchèrent pas les Vaudois de prescrire à toute personne âgée de vingt ans l’étude journalière de la Bible. Aussi partout dans l’Europe où ils étaient dispersés, leur foi et leurs enseignements étaient-ils les mêmes. Un de leurs ennemis qui, au 12° siècle, en avait vu quelques-uns dans les montagnes reculées où ils avaient cherché un refuge, dit ceci : « Ils sont vêtus de peaux de moutons, et ignorent l’usage du linge. Ils habitent, mêlés avec leur bétail, des huttes bâties en pierres de silex avec un toit plat recouvert de terre. Ils ont en outre deux grandes cavernes où ils se cachent quand ils sont poursuivis comme hérétiques. Mais pauvres comme ils le sont, ils se montrent contents, et bien qu’extérieurement rudes et sauvages, ils savent lire et écrire, et connaissent assez le français pour comprendre la Bible. On trouverait à peine parmi eux un jeune garçon qui ne pût rendre compte d’une manière intelligente de la foi qu’ils professent ».
Les Vaudois étaient remarquables par les portions étendues des
Écritures qu’ils avaient apprises par cœur. Cela était bien nécessaire dans un
temps où il fallait près d’une année pour copier un exemplaire de la Bible, et
où un tel manuscrit était donc d’un prix très élevé. D’ailleurs les prêtres
romains brûlaient toutes les portions des Écritures qui tombaient entre leurs mains,
mais ils ne pouvaient pas toucher à ce qui était écrit dans la mémoire et dans
le cœur. Les Vaudois du Piémont avaient des pasteurs nommés barbes
, ce
qui veut dire oncle, terme de respect et d’affection à la fois. La préparation
des barbes au ministère de la Parole consistait à apprendre par cœur les
évangiles de Matthieu et de Jean, toutes les épîtres, et la plus grande partie
des Psaumes, des Proverbes et des prophètes. Des jeunes gens dans les vallées
formaient des espèces de sociétés dont chaque membre devait apprendre par cœur
un certain nombre de chapitres. Lorsqu’on s’assemblait pour le culte, souvent
dans quelque coin écarté des montagnes, ces nouveaux Lévites, se tenant devant
le pasteur, récitaient l’un après l’autre les chapitres du précieux volume.
Qu’elle leur était chère cette Parole divine ! Ils payaient souvent de
leur vie la gloire de la posséder et de la connaître ! L’inquisiteur
Rainerio dit qu’il connaissait parmi eux un simple paysan qui pouvait réciter
tout le livre de Job, et plusieurs qui savaient par cœur presque tout le
Nouveau Testament. C’est cette connaissance des saintes lettres qui les rendait
capables de résister à ceux qui voulaient les attirer dans l’Église romaine.
Ils confondaient leurs ennemis. Un moine envoyé vers eux pour les convaincre de
leurs erreurs, s’en retourna tout confus, disant que dans toute sa vie il
n’avait appris autant des Écritures que dans les quelques jours qu’il avait
passés avec ces hérétiques. Et les enfants étaient les dignes émules de leurs
parents. Un des docteurs de la Sorbonne qui furent envoyés de Paris auprès des
Vaudois, reconnaît qu’il avait plus appris et compris des doctrines du salut
par les réponses des jeunes enfants, que dans toutes les disputes et
discussions entre docteurs qu’il avait entendues. Jeunes lecteurs, êtes-vous
comme ces enfants des Vaudois, connaissant dans votre intelligence et votre
cœur les vérités du salut ? Bernard de Clairvaux, que l’on nomme saint Ber
nard et qui avait combattu les Vaudois, dit aussi qu’ils défendaient leurs
hérésies par les paroles de Christ et des apôtres.
Les Vaudois ne gardaient pas pour eux le trésor de la vérité que les Écritures leur avaient enseignée. Ils étaient infatigables dans leur zèle à la répandre. Et s’ils étaient persécutés et chassés dans d’autres contrées, ils y annonçaient la Parole, comme ceux de Jérusalem « dispersés par la tribulation … à l’occasion d’Étienne » (Actes 11:19-20). Leurs évangélistes qu’ils appelaient apôtres, c’est-à-dire envoyés, allaient ordinairement deux à deux, un vieillard et un jeune homme. Pour ne pas être reconnus, ils se déguisaient en colporteurs ou marchands ambulants portant des balles contenant de menus articles de toilettes, des voiles, des bagues, ou encore des couteaux, des épingles, des perles de verre. En échange, ils acceptaient des œufs, du fromage, des vêtements, car il leur était interdit de recevoir de l’argent. Arrivaient-ils chez un frère, ils étaient accueillis avec joie, et l’on s’empressait de leur donner l’hospitalité, car on pensait être agréable à Dieu en recevant ses messagers. Lisez sur ce sujet, Matthieu 10:40. Plusieurs de ces missionnaires étaient des étudiants en médecine ; en voyageant ils utilisaient leurs connaissances médicales. Mais leur grand but était le salut des pécheurs. Dans les châteaux comme dans les chaumières, aux riches et aux pauvres, partout où une porte leur était ouverte, ils annonçaient Jésus Christ.
Rainerio Sacchoni rapporte combien les Vaudois étaient ingénieux pour répandre leurs doctrines et nous dit comment ils procédaient. Ils se présentaient, par exemple, dans un château comme colporteurs, et montraient leurs marchandises au châtelain et à la châtelaine. « Messire », disaient-ils, « ne voudriez-vous pas acheter cette bague ou ce cachet ? Madame, qu’il vous plaise de jeter un coup d’œil sur ces mouchoirs, sur ces dentelles pour voiles. Je les vends bon marché ». Si après un achat, on demandait au marchand, s’il n’avait pas d’autres objets à offrir, il disait : « Oh ! oui ; j’ai des bijoux beaucoup plus précieux que ceux-ci, et je vous en ferai présent si vous me promettez de ne point me trahir ». La promesse étant donnée, il continuait : « J’ai une pierre précieuse venant de Dieu, un joyau d’un prix inestimable qui allume l’amour de Dieu dans le cœur de celui qui le possède. C’est la parole de Dieu par laquelle il communique aux hommes sa pensée ». Et alors le colporteur leur lisait ou leur récitait des portions des évangiles dont sa mémoire était bien fournie. S’il était encouragé à continuer, après avoir lu par exemple tout le premier chapitre de Luc, il répétait des passages tels que celui-ci : « Malheur à vous, car vous fermez le royaume des cieux aux hommes. Vous n’y entrez pas vous-mêmes, et vous ne leur permettez pas d’entrer. Malheur à vous qui dévorez les maisons des veuves, etc »., et il montrait que cela s’appliquait aux prêtres et aux moines. Souvent il laissait le manuscrit entre les mains de ses auditeurs. Mais le but de ces évangélistes était bien plus de faire connaître aux âmes l’amour de Dieu et de Christ et d’allumer cet amour dans les cœurs, que de parler contre le clergé.
Ceux qui, instruits par le Seigneur, avaient à cœur le bien de leurs frères, mais qui ne pouvaient pas voyager, écrivaient des lettres aux différentes assemblées, et les apôtres itinérants ou d’autres frères les portaient à leur destination. Il aurait été dangereux d’y mettre des adresses ; la suscription portait : « Aux frères chrétiens ». Les messagers savaient bien à qui les remettre. Partout où ils le pouvaient, les apôtres prêchaient, souvent en plein air. Les frères avaient aussi des réunions de prières et d’étude de la Parole, ainsi que des écoles pour les enfants. Ils avaient aussi tous l’habitude de rendre grâces avant les repas, et avaient un culte de famille. Les frères construisaient des asiles pour les pauvres et de modestes salles de prières attenantes, car ils n’estimaient pas qu’il fût nécessaire d’élever à grands frais de splendides églises pour y adorer Dieu. Ils savaient que le Seigneur Jésus se trouve là où deux trois sont réunis en son nom. Ils prenaient la cène en souvenir du Seigneur qui a donné sa vie pour nous, et pensaient que comme Christ nous a aimés, nous devons nous aimer les uns les autres.
En général, les Vaudois étaient haïs par le clergé romain et par ceux qui le suivaient aveuglément, il y avait cependant des catholiques qui, tout en restant attachés aux formes et aux cérémonies de l’Église, sympathisaient avec les frères et étaient en communion d’esprit avec eux. Une autre chose à remarquer, c’est que les frères et les évangélistes de ce temps-là n’avaient pas, sur plusieurs points de la parole de Dieu la lumière que nous avons, et qu’ainsi ils erraient en différentes choses ; mais ils aimaient le Seigneur, trouvaient leur bonheur dans la communion avec Dieu, et donnaient leur vie pour la vérité qu’ils connaissaient. Un homme que Dieu suscita, leur fut utile pour les éclairer : c’est Pierre Valdo, de Lyon, dont nous dirons quelques mots.
Pierre Valdo était un riche marchand de la ville de Lyon et vivait dans la seconde moitié du 12° siècle. Nous avons raconté comment l’Évangile avait été porté au IIe siècle dans cette grande cité et quelle cruelle persécution les fidèles y subirent. Dans la suite, de même que le reste de la chrétienté, l’Église de Lyon était tombée dans l’erreur et la superstition ; cependant des traditions évangéliques s’y étaient conservées, grâce au zèle et à la fidélité de quelques évêques qui avaient été à sa tête.
À l’époque où vivait Valdo, la masse du peuple était presque complètement ignorante, et les nobles, les plus illustres chevaliers même, ne savaient souvent ni lire, ni écrire. Avec le clergé, les marchands faisaient exception ; les nécessités de leur commerce exigeaient certaines connaissances. Pierre Valdo était donc lettré jusqu’à un certain point ; de plus, il était intelligent, de bonnes mœurs, pieux et bienfaisant, et honoré de tous. Quelques écrits des anciens pères de l’Église (*) étant tombés entre ses mains, il fut frappé de voir combien l’Église romaine s’était écartée du christianisme primitif. Le dogme de la transsubstantiation s’établissait alors, accompagné de l’adoration de l’hostie. Valdo ne put s’empêcher de voir dans l’un une chose contraire au simple bon sens, et dans l’autre une grossière idolâtrie. De plus, il avait remarqué que les Pères en appelaient constamment aux Écritures, les citant pour appuyer ce qu’ils enseignaient. Il conçut dès lors un grand désir de les connaître.
(*) Le lecteur se souvient que l’on nomme ainsi les hommes éminents par leur science et leur piété, tels que Justin, Irénée, Tertullien, Augustin, etc., qui enseignèrent dans l’Église par leurs prédications et leurs écrits. Mais ils étaient des hommes faillibles, errèrent sur plusieurs points et se contredirent souvent.
Jusque-là on ne peut pas dire que la conscience de Valdo eût été réveillée. Sans doute que, comme bon catholique, il comptait sur ses bonnes œuvres pour être sauvé. Mais Dieu lui adressa un sérieux et puissant appel. Un soir qu’il était à table quelques amis, l’un d’eux tomba mort subitement. Valdo fut saisi à la pensée de l’incertitude de la vie. Ne pouvait-il pas, lui aussi, être appelé tout à coup à paraître devant Dieu ? Était-il prêt à rencontrer la mort ? Que lui fallait-il faire pour être sauvé ? Dans son anxiété il consulta son confesseur, lui dit que le meilleur moyen pour assurer son salut était de faire ce que le Seigneur avait dit au jeune homme riche : « Vends tout ce que tu as, et donne aux pauvres ». Valdo n’hésita pas. Il donna à sa femme et à sa fille ce qui leur était nécessaire, paya ce qu’il devait, et distribua le reste. Cela était-il vraiment le remède pour apaiser la conscience et procurer la paix à l’âme ? Donner tous ses biens peut-il expier les péchés ? Non, assurément. Valdo le sentit et chercha dans les Écritures la réponse aux besoins de son âme. Mais à cette époque, la Bible n’avait pas été traduite dans les langues vulgaires de l’Europe occidentale. On n’en avait que la version latine appelée la Vulgate qui avait suffi aussi longtemps que l’empire romain avait subsisté et que le latin avait été la langue dominante en Occident. Valdo ne se découragea pas. Aidé par deux prêtres, il traduisit la Bible dans la langue courante, et là, dans la parole de Dieu, il apprit où se trouvait le salut, dans la foi au Seigneur Jésus, mort pour nos péchés et ressuscité pour notre justification.
Ayant ainsi trouvé la paix de son âme, il se sentit pressé d’annoncer à d’autres la bonne nouvelle de la grâce de Dieu. Comme nous l’avons dit, il distribuait ses biens aux pauvres ; mais en nourrissant leurs corps, il leur parlait des richesses impérissables de Christ. « Sa maison », dit un historien, « devint une florissante école et comme un hôpital public pour héberger et nourrir spécialement les pauvres qui venaient de dehors pour être instruits ».
À mesure que les Écritures devenaient plus familières à Valdo, il voyait plus clairement qu’elles condamnent bien des choses que l’Église de Rome enseigne, et qu’elles en renferment d’autres dont cette Église ne parle pas. Il avait donc deux choses à faire : premièrement, à apprendre et à faire connaître ce que l’Écriture enseigne, et secondement, à montrer que tout ce qui ne s’accorde pas avec elle est condamné. C’est ce qu’il faisait dans ses instructions à ceux qui venaient à lui, ou bien en allant de maison en maison pour annoncer la vérité. Il eut bientôt un grand nombre d’adhérents. Pour répandre la vérité qu’il avait apprise, il fit faire des copies des Écritures, et ayant formé un certain nombre de disciples, il les envoya deux à deux pour colporter et expliquer les saints écrits. Ils allaient donc prêchant l’Évangile dans les chemins et sur les places publiques, écoutés avec attention par les foules et gagnant des âmes.
Mais il n’était pas possible que ce mouvement demeurât caché au clergé qui ne pouvait non plus y être indifférent, puisque de fait Valdo et ses disciples condamnaient Rome, ses erreurs et les pratiques de ses prêtres. L’archevêque de Lyon leur enjoignit de ne plus se mêler de la lecture et de l’enseignement de la Bible, sous peine d’être excommuniés et poursuivis comme hérétiques. Mais ils répondirent par ces paroles de l’Écriture : « Le Seigneur a dit : Allez et instruisez toutes les nations », et : Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ». L’archevêque avait dit à Valdo : « Si tu enseignes encore, tu seras condamné et brûlé comme hérétique ». — « Comment tairais-je ce qui concerne le salut éternel des hommes ? » répondit avec hardiesse le pieux serviteur de Christ. L’archevêque irrité voulait le faire saisir, mais il craignit le peuple. Valdo d’ailleurs avait tant d’amis à Lyon, aussi bien parmi les riches que parmi les pauvres, tant d’âmes qui avaient été amenées au Sauveur par son moyen, qu’il put rester caché dans la ville pendant trois ans, enseignant, encourageant et fortifiant les fidèles.
Le pape Alexandre III apprit ce qui se passait à Lyon. Il excommunia Valdo et ordonna à l’archevêque de procéder avec la dernière rigueur contre lui et ses adhérents. Valdo se vit ainsi forcé de quitter Lyon avec un certain nombre de ses disciples, hommes et femmes, afin d’échapper aux persécutions. Dans la main de Dieu, ce fut un moyen de répandre au loin l’Évangile et la parole de Dieu dans toutes les contrées où ces fugitifs, qu’on appela « les pauvres de Lyon », portèrent leurs pas. Ils contribuèrent aussi à éclairer les nombreuses petites communautés qui n’acceptaient pas les erreurs de Rome, mais qui elles-mêmes n’étaient pas entièrement pures dans la foi. Elles étaient nombreuses et unies entre elles, puisque l’on dit qu’un de leurs membres pouvait voyager du sud de l’Italie au nord de l’Allemagne en logeant chaque soir chez un frère. En certaines contrées, comme aux environs de Trèves et dans le nord de l’Italie, ces communautés avaient des écoles publiques en plus grand nombre que les catholiques, et elles convoquaient les assemblées au son des cloches. Les persécutions exercées avec persévérance et cruauté par l’inquisition et le clergé eurent raison finalement de ces chrétiens qui refusaient de se soumettre à Rome ; il n’y eut que les vallées du Piémont où ils subsistèrent malgré tous les efforts de leurs ennemis, et où ils subirent les plus terribles persécutions, comme nous aurons l’occasion de le voir.
Pour revenir à Valdo, il se rendit, accompagné d’un grand nombre des siens, d’abord en Dauphiné dans les vallées de Freissinière, de Vallouise et de Valcluson, où se trouvaient d’anciennes communautés chrétiennes. De là plusieurs passèrent dans les vallées du Piémont où ils rencontrèrent les anciens Vaudois auxquels ils apportèrent leur traduction de la Bible. La persécution força Valdo à fuir de nouveau ; il alla en Picardie, puis en Allemagne et enfin en Bohême, travaillant toujours à l’œuvre du Seigneur. C’est dans cette dernière contrée qu’il termina paisiblement ses jours.
Quant aux disciples de Valdo, confondus sous le nom de Vaudois avec ceux que l’on nommait déjà ainsi, ils ne s’étaient pas, non plus que leur chef, séparés de l’Église. Ils réclamaient seulement l’autorisation de prêcher. Nécessairement Rome ne pouvait pas l’accorder. « Si nous le faisions », disait un prélat dans un concile, « on nous chasserait ». Malgré cela, ils continuèrent à évangéliser, et on les excommunia. Plusieurs se répandirent en Provence et en Espagne où ils eurent d’abord quelque succès, mais sous le règne d’Alphonse II, roi d’Aragon, ils furent aussi persécutés et chassés à l’instigation du clergé.
Pour terminer ce qui concerne les disciples de Valdo et les Vaudois, il faut ajouter qu’ils insistaient sur la doctrine capitale de l’Évangile, la justification par la foi, et qu’ils repoussaient toutes les cérémonies, les erreurs et les superstitions de l’Église romaine. Comme nous l’avons vu précédemment, ils étaient fermement attachés à la Bible, et se montraient recommandables par une vie pure qui contrastait avec celle que menait en général le clergé romain. N’est-ce pas une chose profondément intéressante de voir la puissance divine conserver, à travers les siècles et au milieu des efforts incessants d’adversaires acharnés, une lignée de témoins de la vérité évangélique, à part des souillures de la soi-disant vraie Église ? Ils formaient ce résidu dont parle le Seigneur dans sa lettre à Thyatire, et qui n’avait pas connu les profondeurs de Satan (Apocalypse 2:24).
Comme nous l’avons vu, dès la fin du 10° siècle et le commencement du 11°, des missionnaires bulgares étaient venus dans la Haute Italie, puis étaient descendus jusqu’en Calabre. D’autres s’étaient dirigés vers la France, dans les Flandres et sur les bords du Rhin. Mais c’est surtout dans le sud-ouest de la France qu’ils gagnèrent le plus d’adhérents. L’avidité et la corruption du clergé qui attiraient sur lui le mépris et la haine du peuple, furent une des causes de leurs succès, et comme les nobles ne se pliaient qu’avec répugnance aux exigences et aux prétentions de domination des prêtres, les « sectaires » trouvaient près d’eux un appui.
On leur donnait, ou ils se donnaient à eux-mêmes, le nom de cathares
,
d’un mot grec qui veut dire pur
. Ils se tenaient à part de l’Église de
Rome et de ses cérémonies, niaient son autorité, enseignaient la simplicité
apostolique, et rejetaient les doctrines des sacrements, du purgatoire, de la
messe, etc. Quelques-uns d’entre leurs chefs, que l’on désignait sous le nom de
bons hommes
, semblent avoir tenu certaines graves erreurs
manichéennes ; mais on ne les connaît guère que par les récits de leurs
adversaires. Ce que l’on sait sûrement, c’est que leur vie austère et pure
formait un contraste frappant avec celle des prêtres et des moines, et leur
donnait un grand ascendant sur le peuple. Nous ne pouvons douter que parmi les
cathares ne se trouvassent de vrais enfants de Dieu qui firent pour leur foi le
sacrifice de leur vie. D’ailleurs nous avons vu que ceux des disciples de Valdo
dispersés, qui vinrent parmi eux, leur apportèrent des lumières qui
contribuèrent à épurer leurs croyances. Comme les cathares étaient surtout
nombreux dans la ville d’Albi et la contrée environnante, on les désigna sous
le nom d’Albigeois
.
Avant de nous occuper plus spécialement des Albigeois, nous dirons quelques mots de deux hommes remarquables qui, dans la première moitié du 12° siècle, s’étaient mis en opposition avec l’Église de Rome, et vinrent prêcher dans les provinces méridionales de la France. C’étaient Pierre de Brueys et Henri de Lausanne.
Le premier était un prêtre qui, éclairé sans doute par les Écritures, commença vers l’an 1110 à s’élever contre la corruption de l’Église dominante et les vices du clergé. Son activité s’exerça surtout dans la Provence et le Languedoc. Il put, chose bien frappante, prêcher impunément durant l’espace de vingt ans. L’ennemi n’eut pas le pouvoir d’arrêter ce courageux témoin, jusqu’à ce qu’il eût achevé de rendre son témoignage. Pierre de Brueys disait que le baptême appliqué aux enfants ne les sauve pas ; il niait le mérite des œuvres pour le salut, et rejetait la transsubstantiation, les prières pour les morts, l’invocation des saints et le célibat des prêtres. Il combattait la suprématie de Rome et l’organisation ecclésiastique. « Ce sont les croyants », disait-il, « qui composent l’Église ». Il voulait dire que ce n’était pas le clergé, comme le prétend l’Église de Rome. Il prêchait la repentance et la réforme des mœurs, surtout celle des prêtres et des moines. Mais le zèle de Pierre de Brueys l’entraîna plus loin. Il aurait voulu qu’on démolît les églises, que l’on brûlât les croix et les objets d’un culte idolâtre. Il mit à exécution ce qu’il exhortait à faire, et à Saint-Gilles en Languedoc, il brûla un certain nombre de croix portant l’image de Christ (*). C’était trop. La multitude, excitée par les prêtres, se saisit de lui ; il fut traîné au bûcher et brûlé vif. C’était en l’année 1130. Mais les doctrines qu’il avait prêchées, ne pouvaient être si aisément extirpées. Il avait laissé des disciples, nommés d’après lui Pétrobusiens et que les flammes de son bûcher enhardirent plutôt qu’elles ne les découragèrent. Ils continuèrent à dévoiler hautement les misères de l’Église et du clergé.
(*) Des scènes analogues eurent lieu, en différents endroits, dans les premiers temps de la Réformation.
Henri de Lausanne fut un de ces courageux prédicateurs dont nous parlions. Il avait été moine à l’abbaye de Cluny. Dans la solitude du cloître, il s’était beaucoup occupé de l’étude du Nouveau Testament, et la parole infaillible de Dieu lui avait révélé la vraie nature du christianisme. Dès lors il brûla du désir de faire connaître aux autres la vérité telle qu’il l’avait puisée à sa divine source. Il commença à prêcher. Son apparence extérieure était bien propre à donner du poids et de l’autorité à sa parole. De haute taille, marchant nu-pieds, négligé sur sa personne, doué d’une voix puissante, jetant sur ses auditeurs des regards pleins de feu, précédé d’ailleurs partout où il allait par une grande réputation de science et de sainteté, tout en lui commandait l’attention de la multitude ; tandis que son éloquence entraînante, ses paroles profondes, son apparition extraordinaire frappaient d’effroi les prêtres, et lui attiraient l’approbation du peuple. Dans l’esprit de Jean le Baptiseur, il appelait les âmes à la repentance et exhortait le peuple à se tourner vers le Seigneur. En même temps il exposait les vices du clergé. Cela provoquait nécessairement l’opposition et la haine des prêtres et des moines, mais la multitude n’en était que plus fortement attirée vers lui. Les gens des basses classes aussi bien que les principaux bourgeois, tous se laissaient diriger par lui et le suivaient comme leur conducteur spirituel.
Pour autant que nous le savons, c’est à Lausanne qu’il commença sa mission, et de là lui vint son surnom. Il prêcha aussi la repentance dans la vallée du Léman, puis il se rendit au Mans, en France, vers l’an 1116. Il avait auparavant envoyé deux messages à Hildebert, évêque de cette ville, lequel l’accueillit favorablement. Henri fut encore mieux reçu par le peuple. Il exhortait, comme nous l’avons dit, à la repentance, et ainsi que Pierre de Brueys, il niait le mérite des œuvres pour le salut, s’élevait contre les superstitions romaines et la suprématie du pape. « Bientôt », dit un écrivain, « le résultat de sa prédication fut que les gens, comme enchaînés à sa personne, furent remplis de mépris et de haine envers le haut clergé, au point qu’ils ne voulurent plus avoir rien à faire avec lui. Ils ne suivaient plus les offices de l’Église romaine ; et même les prêtres se virent les objets de mauvais traitements de la part de la populace et durent recourir à la protection des magistrats ». Cela assurément était un mal, et nous aimons à penser qu’Henri n’approuvait pas ces excès. L’évêque Hildebert était allé à Rome ; à son retour le peuple du Mans refusa de recevoir sa bénédiction. Lorsque Hildebert s’aperçut de la grande influence qu’Henri exerçait dans son diocèse sur les jeunes prêtres et sur la multitude, au lieu de sévir contre lui il se contenta de lui assigner un autre champ de travail. L’évêque agit en cela en homme intelligent, et Dieu se servit de lui pour que son serviteur portât la lumière en d’autres endroits.
Henri s’éloigna tranquillement et alla rejoindre Pierre de Brueys en Provence. Là il poursuivit sa mission contre les abus et les erreurs de Rome d’une manière encore plus ouverte et plus décidée, s’attirant ainsi toute l’inimitié du clergé. La mort de Pierre de Brueys ne ralentit pas son zèle. Dieu lui accorda encore quelques années durant lesquelles il put poursuivre sans empêchement son œuvre. Mais enfin l’archevêque d’Arles le fit saisir, et le concile de Pise, en l’an 1134, le condamna à être enfermé en prison comme hérétique. Peu après cependant il fut relâché à condition d’aller dans une autre province. Henri se rendit en Languedoc, et là ses prédications eurent un effet si puissant que partout où il allait les églises se vidaient et que les ecclésiastiques étaient délaissés et même traités avec mépris.
Pour réprimer ce mouvement, le pape Eugène III, en 1147, envoya à Toulouse un légat. Celui-ci sentant toute la difficulté de sa mission, demanda à saint Bernard de Clairvaux de l’accompagner. Le vénérable abbé y consentit et annonça par écrit sa venue et le but de son voyage aux seigneurs du midi de la France : « Les églises », dit-il, « sont abandonnées ; le peuple est sans prêtres ; les prêtres sont sans honneur, et les chrétiens sans Christ. Les églises ne sont plus respectées comme des lieux consacrés ; les sacrements ne sont plus regardés comme saints ; les fêtes ne sont plus célébrées. Les hommes meurent dans leurs péchés — sans pénitence et sans viatique — et les âmes, sans y être préparées, entrent en présence du terrible tribunal. On refuse aux enfants le baptême, et ainsi ils sont exclus du salut ». On voit par ses paroles les progrès qu’avaient faits les doctrines antiromaines, et aussi quel était l’attachement de saint Bernard à la papauté dont il connaissait cependant tous les vices. Il parcourut les contrées troublées par ce que lui-même et les prêtres appelaient l’erreur ; il accomplit, prétendit-on, des miracles et purifia les églises souillées par l’hérésie. Le peuple crédule et entraîné par son éloquence, l’admira et un grand nombre retournèrent dans les églises abandonnées. Ainsi étant venu à Albi, où les disciples des cathares étaient plus nombreux, il prêcha dans l’église principale devant une grande multitude. Après son éloquente prédication, il dit : « Revenez, revenez à l’Église, et afin que nous sachions qui sont ceux qui se repentent, qu’ils lèvent la main au ciel ». Tous levèrent leur main droite. Il en fut de même à Toulouse. Mais là les tisserands et les principaux de la ville étaient seuls attachés aux doctrines cathares ; la masse du peuple y était étrangère. Une sentence fut rendue contre les hérétiques, et les seigneurs promirent de la faire exécuter. Quant à Henri il dut fuir. Poursuivi de lieu en lieu, il fut enfin saisi et incarcéré dans les cachots de l’archevêque de Toulouse. En 1148, la mort le délivra de ses persécuteurs et l’introduisit dans le repos éternel.
L’influence exercée par le zèle et l’éloquence de Bernard de Clairvaux fut de courte durée. Les doctrines cathares reprirent le dessus, épurées, comme nous l’avons dit, par l’action des Vaudois de Lyon, chassés par la persécution, et qui apportaient avec eux les Écritures. Pour combattre ce mouvement, une conférence fut convoquée en 1165 par l’évêque d’Albi. On y invita quelques « bonshommes », ou chefs des cathares. Après qu’on les eut interrogés, on les déclara hérétiques, mais on n’osa rien décréter contre eux. L’un d’entre eux rendit un témoignage remarquable de leur foi. Après avoir hardiment affirmé qu’il était prêt à prouver par le Nouveau Testament que les prêtres, leurs ennemis, au lieu d’être de bons pasteurs n’étaient que des mercenaires, il ajouta : « Écoutez, ô bonnes gens, écoutez cette profession de foi : Nous croyons à un seul Dieu, à son Fils Jésus Christ, à la communication du Saint Esprit aux apôtres, à la résurrection, à la nécessité du baptême et de l’eucharistie ».
Le pape Innocent III (de l’an 1198 à 1216), homme plein d’énergie, résolut d’en finir avec cette hérésie sans cesse renaissante et qui s’étendait toujours plus. Il envoya d’abord en Languedoc comme légats, l’inquisiteur Rainerio Sacchoni et un autre. Leur mission était de chercher à convertir les Cathares. Douze abbés de Cîteaux (*) les accompagnaient. Le pape chargea ensuite deux autres légats, dont l’un était Pierre de Castelnau, de poursuivre cette œuvre. Diégo, évêque d’Ossuna, et Dominique, son sous-prieur, le fondateur de l’ordre des Dominicains et de l’inquisition, se joignirent à eux. Dominique, voyant que ses efforts et ceux de ses compagnons étaient infructueux, leur conseilla d’aller nu-pieds, pauvrement vêtus, sans argent, imitant dans tout leur extérieur les « parfaits », ou chefs des cathares. Ils s’insinuaient ainsi auprès des soi-disant hérétiques, et tout en cherchant à les ramener dans l’Église romaine, ils s’informaient de leurs croyances et de tout ce dont plus tard ils pourraient se faire une arme contre eux. Leurs efforts furent sans résultat, et le pape vit qu’il fallait prendre d’autres mesures et se servir d’autres armes.
(*) Cîteaux est un village de la Côte-d’Or, près duquel était une abbaye de religieux nommés Cisterciens, du nom latin du village (Cistercium). Cet ordre de moines prit dans le Moyen Âge une très grande extension.
Les Albigeois croyant aux intentions pacifiques du pape, demandèrent une conférence publique. Pour gagner du temps, Innocent l’accorda. Les évêques et les moines acceptèrent le débat, et l’on se réunit à Montréal, près de Carcassone. Des arbitres furent nommés des deux parts. Les Albigeois avaient désigné un de leurs diacres, Arnaud Hot, pour soutenir leurs croyances par la parole de Dieu. Il entreprit de prouver :
1° Que la messe avec la transsubstantiation était d’invention humaine et non de l’ordonnance de Jésus Christ et des apôtres.
2° Que l’Église romaine n’était pas l’Épouse de Christ, mais plutôt une église de trouble, enivrée du sang des martyrs.
3° Que la police de l’Église romaine n’est ni bonne, ni sainte, ni établie par Jésus Christ.
On voit avec quelle hardiesse les Albigeois se présentaient devant leurs ennemis, et quelle confiance ils avaient dans la vérité des doctrines qu’ils soutenaient. La conférence dura quatre jours. Arnaud Hot provoqua l’admiration des assistants par son éloquence. Quant aux prêtres, ils ne purent prouver leurs thèses ni par Jésus Christ, ni par les apôtres. La question principale qui fut traitée était celle de l’eucharistie. Arnaud démontra sans peine que « selon la doctrine de la transsubstantiation, le pain n’existe plus, puis qu’il est changé dans le corps de Christ. La messe est donc sans le pain, et en conséquence n’est pas la Cène du Seigneur, où il y a du pain. Le prêtre rompt le corps, puisque l’hostie est devenue le corps de Christ ; il ne rompt donc pas le pain, et ainsi il ne fait pas ce qu’ont fait Jésus Christ et Paul ». Les légats, les évêques, les prêtres et les moines, pleins de honte et de déplaisir, ne voulurent pas en entendre davantage et se retirèrent.
Pendant ce temps, le pape avait envoyé dans toute l’Europe des prédicateurs chargés d’annoncer une croisade pour écraser l’hérésie dans le sud de la France. « Nous vous exhortons », disaient-ils, « à vous efforcer de détruire la méchante hérésie des Albigeois, et de les traiter avec plus de rigueur que les Sarrasins même. Poursuivez-les avec une main forte ; privez-les de leurs terres et de leurs possessions ; chassez-les et mettez des catholiques à leur place ». Tel était le langage de ceux qui se disaient les ministres de Jésus, de Celui qui ne voulait pas que ses disciples fissent descendre le feu du ciel sur ceux qui refusaient de le recevoir (Luc 9:51-56). À ceux qui s’engageaient à prendre les armes pendant quarante jours contre les hérétiques, on promettait la rémission de tous leurs péchés et le paradis. Cette prédication de sang fut entendue, comme nous le verrons.
Toulouse et son comté étaient un des principaux centres des Albigeois, et avaient alors pour seigneur Raymond, sixième comte de Toulouse. C’était un prince sage, humain et paisible. Bien que catholique, et regrettant que les Albigeois ne fussent pas attachés à l’Église romaine, il les tolérait et les protégeait, voyant en eux des sujets loyaux, fidèles, qui s’appliquaient au travail et contribuaient à la prospérité de la contrée. En 1207, le pape lui envoya, comme légat, Pierre de Castelnau pour le sommer d’exterminer par le fer et le feu ses sujets hérétiques, s’ils ne voulaient pas abjurer leurs erreurs et rentrer dans le giron de l’Église. Deux fois Raymond refusa et deux fois il fut excommunié par le légat, et son pays placé sous l’interdit. Le pape approuva les faits de son légat et écrivit à Raymond une lettre où ressort tout l’orgueil et l’arrogance de celui qui se nommait le serviteur des serviteurs du Seigneur, mais qui en même temps fut le premier à s’intituler « Vicaire de Dieu sur la terre ». « Homme pire que la peste », disait-il, « tyran ambitieux, cruel et horrible ! Quel orgueil s’est emparé de ton cœur et combien grande est ta folie, que tu troubles la paix de ton prochain, et que tu braves les saints commandements de Dieu, en protégeant les ennemis de la foi ! Si tu ne crains pas les flammes éternelles, tu dois redouter les châtiments temporels que tu as mérités par tant de méfaits. Car en vérité l’Église ne peut être en paix avec le chef d’aventuriers et de brigands, avec le protecteur des hérétiques, le contempteur des saints commandements, l’ami des Juifs et des usuriers, l’ennemi des prélats, et le persécuteur de Jésus Christ et de son Église. Le bras du Seigneur restera étendu contre toi jusqu’à ce que tu sois réduit en poussière. En vérité, il te fera sentir combien il est difficile d’échapper à la colère que tu as amassée sur ta tête ! »
Contre qui et pourquoi le pape lançait-il de si terribles menaces ? Contre un prince qui ne voulait pas servir de bourreau aux prêtres et verser le sang innocent de ses fidèles et laborieux sujets. Et cependant si grande était la puissance et l’autorité de ce chef de la chrétienté, et telle la crainte qu’inspiraient ses anathèmes, que Raymond s’inclina devant sa volonté. Il signa un écrit par lequel il s’engageait à détruire tous les hérétiques qui se trouvaient dans ses domaines. Mais il ne pressa la persécution qu’avec mollesse et hésitation. Le légat s’en aperçut, et brûlant d’indignation, il se répandit en invectives violentes contre le comte, le traitant de lâche et de parjure, et l’excommuniant de nouveau. Devant cette insolence, comment s’étonner que Raymond, profondément blessé, se soit laissé aller à la colère ? Dans un moment à déplorer, il se serait écrié, dit-on, que Pierre de Castelnau paierait de sa vie son impudence. Quoi qu’il en soit, un de ses chevaliers, jaloux de l’honneur de son seigneur, se rendit auprès du légat, et lui adressa des remontrances au sujet de sa conduite vis-à-vis de Raymond. Comme le légat lui répondait avec la même hauteur, le chevalier irrité le perça de son poignard et le blessa mortellement.
Le meurtre de Pierre de Castelnau fournit à Innocent III une occasion favorable pour faire sentir au comte Raymond le poids de sa colère. Pierre de Castelnau fut exalté comme martyr, Raymond fut déclaré coupable d’avoir été le premier auteur du crime, et mis au ban de l’Église. Les fidèles furent sommés de venir aider à sa destruction, et une croisade fut prêchée contre les Albigeois. « Debout ! soldats du Christ », écrivit Innocent III à Philippe Auguste, roi de France, « debout, roi très chrétien, écoute le cri du sang. Aide-nous à tirer vengeance de ces malfaiteurs ! Debout ! nobles et chevaliers de France ! Les riches campagnes du midi seront le prix de votre vaillance ! » La prédication de la croisade fut confiée aux Cisterciens sous la direction de leur fanatique abbé Arnoult, « homme », écrit un historien, « dont le cœur était renfermé sous la triple cuirasse de l’orgueil, de la cruauté et de la superstition ». Dominique, le fondateur de l’inquisition, lui fut adjoint. Toutes les indulgences promises à ceux qui prenaient la croix (*) pour la délivrance du saint sépulcre, furent assurées à ceux qui prendraient part à la croisade contre Raymond et les Albigeois. Les prêtres faisaient partout valoir cette occasion facile d’obtenir le pardon de tous les péchés et la vie éternelle.
(*) Ceux qui s’engageaient dans ces expéditions portaient une croix rouge sur l’épaule droite.
À l’appel du pape, une armée de 300000 hommes se rassembla sur les frontières des malheureuses provinces que gouvernaient Raymond et d’autres seigneurs. Trois corps de troupes furent formés. À la tête de chacun se trouvaient un archevêque, un évêque et un abbé. Le commandement en chef fut donné au fameux Simon de Montfort, homme vaillant, mais ambitieux, avide de possessions et d’honneurs, et entièrement dévoué au pape et à son Église.
Raymond, incapable de résister à des forces aussi considérables, se soumit aux exigences du pape. Celui-ci promit de lever l’interdit sous certaines conditions. Raymond devait se laver de toute participation au meurtre de Pierre de Castelnau ; livrer sept de ses meilleurs châteaux forts comme preuve de la réalité de sa repentance ; faire pénitence publique pour ses fautes passées, et enfin se joindre aux croisés contre ses propres sujets et en particulier contre son neveu Roger, comte de Béziers. Raymond se récria contre la rigueur de ces conditions, mais en vain ; elles devaient être exécutées à la lettre. Il subit la pénitence publique. Il reçut l’absolution dans l’église de Saint-Égidius, en présence de trois archevêques et de dix-neuf évêques. Ensuite on le conduisit à la cathédrale où Castelnau avait été enterré. Le dos nu, portant autour du cou une corde dont deux évêques tenaient les bouts, il arriva à la porte de l’église et là dut jurer sur l’hostie qu’il obéirait à la sainte Église romaine. Puis sur la tombe de Castelnau il s’agenouilla, et sur ses épaules nues tombèrent des coups de fouet avec une telle violence et qui le mirent dans un tel état que, lorsqu’il put échapper à ses bourreaux et aux regards de la foule qui contemplait l’incroyable humiliation de son souverain, il dut sortir par une porte de derrière. Telle était la douceur de l’Église romaine, cette sainte mère, comme elle s’appelle. Il restait à Raymond à accomplir la partie la plus douloureuse de sa pénitence, celle de prendre les armes contre ses sujets et son neveu.
L’armée des croisés se mit alors en mouvement excitée par les prêtres et les moines fanatiques. « En avant », disaient ceux-ci. « Mettez à mort les hérétiques ; dévastez tout, n’épargnez rien. La mesure de leur iniquité est comble et la bénédiction de l’Église repose sur vous ». Était-ce là l’esprit de Christ qui, lorsque ses disciples lui demandaient que le feu du ciel descendît sur ceux qui ne le recevaient pas, leur disait : « Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés. Le fils de l’homme n’est pas venu pour détruire les vies des hommes, mais pour les sauver » ? L’armée se répandit comme un torrent sur les campagnes fertiles du Languedoc et mit tout à feu et à sang, dévastant, pillant et tuant ou brûlant les habitants sans défense.
Roger, comte de Béziers, neveu de Raymond, résolut de protéger ses sujets contre la violence des Croisés. Ses deux villes fortes étaient Béziers et Carcassonne. Bientôt parurent, sous les murs de la première de ces villes, ceux qui se nommaient « les défenseurs de la croix, les prêtres du Seigneur ». Raymond n’était resté que quelques jours avec eux ; il était allé à Rome s’humilier devant le pape. Roger se rendit d’abord auprès du légat du pape, lui disant qu’il y avait dans la ville plusieurs habitants fidèles à la foi catholique et qu’il le suppliait de ne pas faire périr les innocents avec les coupables. Il lui fut répondu que pour sauver la ville, les Albigeois devaient renoncer à leur foi et promettre qu’ils se soumettraient à l’Église romaine.
Cette réponse fut rapportée aux habitants, et les Albigeois furent pressés d’accepter les conditions proposées ; ainsi ils sauveraient eux-mêmes et les catholiques. C’était une pénible position pour les Albigeois, mais ils déclarèrent à leurs concitoyens qu’ils ne pouvaient renoncer à leur foi et qu’ils préféraient mourir. Ils laissaient aux catholiques et à Roger de faire pour eux-mêmes les meilleures conditions qu’ils pourraient.
Voyant qu’ils ne pouvaient ébranler la résolution des Albigeois,
les catholiques eurent recours à leur évêque qui était auprès du légat.
L’évêque supplia celui-ci de les épargner, en lui représentant qu’ils étaient
toujours restés fidèles à l’Église, et qu’ils ne devaient pas être massacrés
avec les Albigeois, et même que ceux-ci pourraient être gagnés par la bonté. La
réponse du légat fut brève et sévère ; la ville devait se rendre, et à
moins que tous
ne confessassent leur péché et ne revinssent à l’Église,
tous partageraient le même sort. Les Albigeois persistèrent dans leur résolution
de ne point abandonner une foi qui leur avait acquis le royaume de Dieu et sa
justice. Les habitants catholiques eux-mêmes, comprenant qu’il n’y avait rien à
espérer, même pour eux, déclarèrent qu’ils aimaient mieux mourir que de livrer
leur ville à l’ennemi. Quand le légat apprit cette réponse, il s’écria avec
fureur : « Qu’il ne reste donc pas pierre sur pierre de cette
ville ; que l’épée et le feu dévorent hommes, femmes et
enfants ! ».
Après un siège de courte durée, la ville dut se rendre à discrétion, et la menace d’Arnoult fut exécutée de la manière la plus effroyable. On lui avait demandé comment distinguer les catholiques des Albigeois, afin d’épargner les premiers : « Tuez-les tous », répondit-il ; « le Seigneur connaît ceux qui sont siens ». Le massacre commença sans distinction de rang, d’âge ou de sexe. Les prêtres même et les religieux, reconnaissables les uns et les autres à leur costume, ne furent pas épargnés. Des femmes et des enfants s’étaient réfugiés dans les églises, pensant trouver un asile dans ces enceintes sacrées, mais en vain ; la main des serviteurs de la sainte Mère Église les y égorgeait. Personne n’échappa des 23000 habitants de Béziers ; puis la ville fut pillée et brûlée.
Roger s’était retiré dans Carcassone, ville mieux fortifiée que Béziers. Les croisés l’y suivirent. Partout sur leur passage le pays restait dévasté, car frappés de terreur, les habitants de la campagne avaient fui abandonnant leurs maisons et leurs terres. Roger avait rassemblé les habitants de Carcassonne, catholiques et Albigeois. Il leur avait dit l’horrible massacre de Béziers qui avait eu lieu sans distinction de religion, et leur avait montré que les croisés, sous un voile religieux, n’avaient en vue que le pillage. Il enflamma ainsi leur courage, et tous se préparèrent à défendre leur ville. Maints assauts furent livrés par l’ennemi et toujours repoussés. Les croisés avaient éprouvé de grandes pertes, soit dans les combats, soit par suite de maladies amenées par la chaleur brûlante, par le manque d’eau et l’air empesté par la multitude des cadavres laissés sans sépulture. La disette de vivres se faisait aussi sentir parmi eux. Le terme de quarante jours pour lesquels ils s’étaient engagés, expirait pour un grand nombre, ils avaient gagné le pardon de leurs péchés, et des milliers avec leurs chefs, ne voulant rester sous aucune condition, regagnèrent leurs foyers.
Le légat alarmé, voyant que la ville ne serait pas réduite si aisément qu’il le pensait, eut recours à une ruse diabolique. Il persuada à l’un des officiers de l’armée d’essayer d’attirer le comte Roger hors de la ville, promettant à cet officier, outre les récompenses terrestres, celles qui lui seraient réservées dans le ciel, s’il réussissait. Il ne réussit que trop bien. Sous le prétexte de négociations de paix, et sur la promesse et le serment solennel de ramener Roger sain et sauf dans la ville, celui-ci se rendit auprès du légat avec quelques-uns de ses chevaliers. À peine avait-il commencé à présenter quelques propositions au légat et à parler en faveur des habitants de la ville, qu’Amoult se leva et déclara que les habitants feraient à leur bon plaisir, mais que Roger était prisonnier. En vain celui-ci protesta contre une telle perfidie ; n’était-ce pas sur la foi d’un serment solennel qu’il était venu ? Arnoult dit que l’on n’était pas tenu de garder la foi à un homme qui avait été infidèle à Dieu. En un clin d’œil Roger et ses compagnons furent chargés de chaînes, et bientôt on apprit que le noble comte était mort en prison, non sans de forts soupçons qu’il avait été empoisonné.
Les habitants de Carcassonne ayant appris le sort de leur jeune et courageux chef, perdirent tout espoir de défendre leur ville. Échapper semblait impossible, parce que l’ennemi les entourait de toutes parts. Le désespoir s’emparait d’eux, lorsque le bruit se répandit que quelques-uns des plus vieux habitants se souvenaient que quelque part dans la ville s’ouvrait un passage souterrain conduisant au château de Caberet, à une distance d’environ trois lieues ; mais personne n’en connaissait l’entrée. Excepté les hommes qui défendaient les remparts, tous se mirent à chercher diligemment, et enfin on entendit répéter : « L’entrée est trouvée ». Aussitôt on fit des préparatifs pour l’exode ; on rassembla des vivres pour plusieurs jours, mais sauf les quelques objets qu’ils pouvaient emporter avec eux, tout le reste devait être laissé. Mais cela valait infiniment mieux que de tomber entre les mains de meurtriers sans merci. Nous pouvons être sûrs que bien des actions de grâces montèrent à Dieu pour cette perspective de délivrance, et que bien des prières lui furent adressées pour que leur entreprise fût couronnée de succès.
Ce n’était pas moins très douloureux. « C’était une vue triste et affligeante », dit leur historien, « que ce départ accompagné de soupirs, de larmes et de lamentations, tandis qu’ils s’avançaient avec l’espoir incertain de sauver leurs vies par leur fuite ; les parents conduisant leurs jeunes enfants, et les plus robustes soutenant les vieillards décrépis. Et surtout combien il était navrant d’entendre les gémissements des femmes ! »
Dieu les protégea ; le jour suivant ils atteignirent sains et saufs le château, d’où ils se dispersèrent partout où Dieu leur ouvrit une porte de refuge. Au matin, l’armée assiégeante fut étonnée de n’entendre aucun bruit dans la ville. On craignit quelque stratagème, mais les murailles ayant été escaladées, un cri se fit entendre : « Les Albigeois ont fui ». Le butin, par l’ordre du légat, fut partagé entre les croisés, et les prêtres se vengèrent de la fuite des Albigeois en faisant brûler quatre cents habitants qui avaient été faits prisonniers !
Simon de Montfort avec son armée continua à s’avancer dans le pays. Il assiégea le château de Minerve, près de Saint-Pons. On disait de cette place que depuis trente ans aucune messe n’y avait été dite, preuve de l’extension des doctrines vaudoises. Raymond, comte de Termes, défendait la place, mais le manque d’eau l’obligea à se rendre. Le légat avait décidé de laisser la vie sauve aux catholiques et à ceux qui se convertiraient. Les chevaliers se récrièrent disant qu’ils étaient venus pour exterminer les hérétiques et non pour les absoudre. Le légat les rassura en disant : « Je les connais ; pas un ne se convertira ». En effet, Raymond étant exhorté à revenir à la foi catholique, refusa et fut jeté en prison, où bientôt il mourut. Sa femme, sa sœur, sa fille et d’autres femmes de qualité, repoussèrent les efforts faits pour les convertir, et furent brûlées ensemble. Restaient les habitants. Sommés de reconnaître le pape et l’Église romaine, ils s’écrièrent tous ensemble : « Nous ne voulons pas renoncer à notre foi, et nous rejetons la vôtre. Vous travaillez pour le néant ; ni mort, ni vie, ne nous fera abandonner notre croyance ». Sur cette réponse, le comte Simon et le légat firent allumer un grand feu où furent jetés cent quarante hommes et femmes. Un historien qui rapporte ce fait dit que « ce fut une chose merveilleuse de les voir monter au bûcher avec allégresse, et comme de vrais martyrs de Jésus Christ ».
En maints autres endroits, les Albigeois montrèrent la fermeté de leur foi, tandis que Montfort, son armée et les prêtres déployaient contre eux la cruauté la plus grande. Nous ne poursuivrons pas cette histoire de meurtre et de carnage. Qu’il suffise de dire que Montfort, ayant mis le siège devant Toulouse, y expia ses cruautés. Il fut frappé d’une pierre lancée par une machine, et mourut. Cela n’arrêta pas la persécution contre les Albigeois. Les inquisiteurs achevèrent l’œuvre de leur destruction. Il périt, dit-on, un million de victimes dans les provinces méridionales de la France. Un grand nombre d’Albigeois se réfugièrent dans les forêts et les montagnes ; d’autres passèrent dans les vallées des Alpes, en Italie et en Lombardie.
Comme nous l’avons vu, la main impitoyable de l’Église de Rome —
cette sainte Mère, comme elle se nommait — s’appesantissait partout et sur tous
ceux qui ne pliaient pas le genou devant elle, et qui rejetaient sa suprématie
et ses doctrines antichrétiennes. « Hors d’elle, point de salut »,
affirmait-elle ; et ce salut n’était pas le salut par grâce, mais un salut
acheté par des œuvres, dispensé par les prêtres, intermédiaires soi-disant
entre Dieu et les hommes, dominant les consciences et assumant, pour maintenir
leur prestige et leur autorité, la prétention blasphématoire de transformer,
par des paroles consacrées, le pain et le vin de la Cène dans la personne de
Christ, chair, sang, âme et divinité ! À la tête de ce système d’iniquité,
qui enlaçait les âmes et les maintenait dans les ténèbres, le pape étendait sa
domination non seulement sur le clergé, archevêques, évêques et prêtres, et sur
les laïques, mais prétendait régenter les princes, les rois et les empereurs.
La prison, le fer et le feu, avaient bientôt raison de ceux qui ne pliaient pas
sous ce pouvoir redoutable, les hérétiques
, comme Rome les nommait, et
nomme tous ceux qui, s’attachant à la parole de Dieu, rejettent ses erreurs.
Toutefois, en dépit de toutes les rigueurs, de toutes les persécutions, il y eut toujours, comme nous l’avons vu, un témoignage pour la vérité, une lumière plus ou moins brillante au milieu des ténèbres, plus ou moins pure au sein de la corruption, des témoins fidèles, bravant tout pour Christ, et souffrant et mourant pour maintenir ce qu’ils avaient appris de cette parole de Dieu que le clergé cachait au peuple. C’était le petit résidu de Thyatire, protestant contre les abominations de Jésabel (Apocalypse 2:24).
Mais Dieu ne voulait pas que les ténèbres continuassent à peser sur le monde. Il allait susciter des hommes, ses serviteurs, qu’il soutiendrait par sa puissance contre Rome et les grands de la terre, qui remettraient en lumière pour tous sa Parole, la Bible, sur laquelle ils s’appuieraient, et qui annonceraient l’Évangile du salut par la foi en Jésus.
C’est le temps de cette œuvre puissante de l’Esprit de Dieu que l’on nomme la Réformation. Mais comme l’aube précède et annonce le jour, il y eut avant les grands réformateurs que Dieu suscita, tels que Luther, Calvin, et autres, les précurseurs qui préparèrent la voie. Parmi eux se trouvent surtout Wiclef en Angleterre et Jean Huss en Bohême. Nous dirons quelques mots de ce que Dieu opéra par leur moyen.
Nous avons vu comment l’Église de Rome réussit à se soumettre peu à peu l’Angleterre. Elle y domina longtemps, non sans qu’il y eût des protestations contre sa suprématie, et des efforts faits contre l’autorité qu’elle s’attribuait même sur les rois. Plus d’un conflit eut lieu entre le pouvoir royal et la papauté ; le premier résistant à la prétention du pape d’être le suzerain du roi qui n’aurait été que son vassal ; mais l’Église n’avait rien perdu de son ascendant sur le peuple.
Avant que Wiclef parût sur la scène, il y avait eu en Angleterre des évêques même qui s’élevèrent contre la tyrannie de Rome. Parmi eux un des plus remarquables fut un évêque de la ville de Lincoln, Robert Grosse-Teste, qui vivait dans la première moitié du 13° siècle. Il était un homme pieux et énergique ; mais en même temps très humble. Il était savant et lisait les Écritures dans les langues originales. Il reconnaissait leur souveraine autorité et la mettait au-dessus de celle du pape. C’était dans le temps où le pape Innocent III venait de se proclamer « vicaire de Dieu sur la terre », que Grosse-Teste écrivait : « Suivre un pape rebelle à la volonté de Christ, c’est se séparer de Christ et de son corps, et s’il vient un temps où tous suivent un pontife égaré, ce sera la grande apostasie. Les vrais chrétiens refuseront alors d’obéir, et Rome sera la cause d’un grand schisme ». Ne semble-t-il pas annoncer la Réformation près de trois siècles à l’avance ?
Grosse-Teste désirait sérieusement la réforme des abus qu’il voyait dans l’Église, mais la tâche était trop grande ; pour réformer il aurait fallu se séparer, et le temps n’était pas venu. Deux grands ordres de moines mendiants venaient de se former, les Dominicains et les Franciscains. D’abord Grosse-Teste les avait favorisés, mais il vit bientôt quels abus il y avait parmi eux, et le besoin qu’ils avaient aussi de réformes. Il s’en occupa et les serra de près. Alors ils en appelèrent au pape. Celui-ci qui était alors à Lyon, obligea l’évêque à se présenter devant lui. Mais le pape, gagné par l’argent que les moines lui avaient donné, décida en leur faveur contre Grosse-Teste. En vain l’évêque rappela-t-il au pape ses lettres et ses promesses ; Innocent IV lui répondit : « Nous sommes disposés à les favoriser : ton œil est-il mauvais parce que je suis bon ? » (*). Combien cette citation profane de l’Écriture dut choquer le pieux évêque ! « Ô argent », dit-il en soupirant, « combien ton pouvoir est grand, surtout à la cour de Rome ! » N’est-il pas étrange que cette scène n’ait pas ouvert complètement les yeux de l’évêque sur l’apostasie de Rome ?
(*) Le pape s’appliquait le passage de Matthieu 20:15.
Peu de temps après, le pape envoya en Angleterre, pour remplir des places vacantes, des prêtres italiens qui ne savaient pas un mot d’anglais. En même temps il commanda à Grosse-Teste de donner à un jeune garçon, son neveu, un riche canonicat à la cathédrale de Lincoln. L’évêque refusa énergiquement, en disant : « Après le péché du diable, il n’y en a pas de plus opposé à l’Écriture que celui qui perd les âmes en leur donnant un ministère infidèle. Ce sont les mauvais pasteurs qui sont la cause de l’incrédulité, des hérésies et des désordres. Quand le premier des anges m’ordonnerait un tel péché, je devrais m’y refuser. Mon obéissance me défend d’obéir, c’est pourquoi je me rebelle ». Son obéissance à la parole de Dieu lui défendait d’obéir au pape. Ce fut le grand principe de la Réformation ; c’est celui qui doit nous guider — obéir à la parole de Dieu.
Le pape fut indigné. « Quel est ce vieux radoteur »,
dit-il, « qui ose juger mes actions ? Par saint Pierre et saint Paul,
si ma générosité ne me retenait pas, je ferais de lui un exemple et un
spectacle à toute l’humanité. Le roi d’Angleterre n’est-il pas mon vassal et
mon esclave ? Et si je lui disais un mot, ne le jetterait-il pas en
prison, chargé de honte et d’infamie ? ». Les cardinaux cherchèrent à
l’apaiser. Ils lui firent remarquer que l’évêque était un saint
homme et
que sa lettre était vraie
, et que le persécuter ferait appeler le mépris
sur lui-même. Innocent ne les écouta pas, excommunia l’évêque et en nomma un
autre à sa place. Mais comme les cardinaux le lui avaient dit, on ne tint nul
compte de ses actes, et Grosse-Teste conserva son siège épiscopal jusqu’à sa
mort en 1253.
Innocent voulut se venger sur les restes du pieux évêque et pensait à le faire exhumer, lorsqu’une nuit, raconte le chroniqueur Matthieu Pâris, Grosse-Teste lui apparut, s’approcha de son lit, le frappa de sa crosse, et lui dit d’une voix terrible et avec un regard menaçant : « Misérable ! le Seigneur ne permet pas que tu aies quelque pouvoir sur moi. Malheur à toi ! ». Le pape poussa un cri et resta à demi mort. Dès lors il n’eut plus une nuit tranquille, et mourut un an après Grosse-Teste, en faisant retentir son palais de ses gémissements.
Quelle manière d’agir, en vérité ! Traiter le roi
d’Angleterre comme étant son vassal et son esclave ! Mais c’était depuis
Grégoire VII la prétention des chefs de l’Église de Rome de dominer sur le
pouvoir temporel. Quant à Grosse-Teste, sur son lit de mort, il déclarait
encore qu’une « hérésie était une opinion conçue par des motifs charnels
et contraire à l’Écriture
, ouvertement enseignée et obstinément
défendue », tandis que Rome traite d’hérésie tout ce qui est contraire à
ses enseignements, quand bien même ceux-ci sont en opposition avec la parole de
Dieu. Grosse-Teste fut une lumière dans ce temps de ténèbres. Son attachement à
la parole de Dieu et son opposition à l’erreur furent remarquables ; il
était capable de montrer à d’autres le chemin du salut, et bien que nous
ignorions jusqu’où s’étendit son influence, sa trace ne fut certainement pas
perdue pour les siècles suivants.
Dans la première moitié du 14° siècle vécut en Angleterre un
autre pieux prélat, nommé Bradwardine. C’était un homme savant dans les
sciences, particulièrement dans les mathématiques, mais il était aussi versé
dans les Écritures. Il avait d’abord enseigné comme docteur à l’université
d’Oxford, puis avait accompagné comme chapelain le roi d’Angleterre Édouard III,
dans les guerres de celui-ci contre la France. Très humble et simple dans ses
manières et dans sa vie, il avait d’abord été orgueilleux de sa science, et par
elle éloigné de la croix de Christ. Il se confiait dans sa raison pour
connaître la vérité, et pensait que l’homme, par sa propre force, pouvait faire
quelque chose pour son salut. C’est ce que Pélage (*)
autrefois avait enseigné, et sa doctrine, d’abord combattue, s’était glissée et
prévalait dans l’Église romaine. Un jour qu’à genoux dans l’église, il écoutait
la lecture des saintes Écritures, il fut frappé par ce passage : « Ce
n’est pas de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait
miséricorde
» (Romains 9:16). Le salut ne vient ni de la volonté, ni
des efforts de l’homme, mais de la miséricorde de Dieu, de sa pure et
souveraine grâce. Il ne voulut pas d’abord se soumettre à cette vérité qui
humilie l’orgueil de l’homme en lui montrant qu’il ne peut rien et qu’il n’est
rien. Mais il ne put pas résister à la puissance de la parole de Dieu, et il
fut converti à la grande et précieuse doctrine de la grâce qui seule sauve le
pécheur. Il se mit aussitôt à enseigner ce qu’il avait reçu. Il s’occupait peu
des traditions des hommes, mais il était pénétré de l’Écriture et s’affligeait
de voir l’Église romaine mettre à la place de la pure grâce de Dieu pour le
salut les efforts et les œuvres de l’homme.
(*) Nous avons parlé de Pélage à propos d’Augustin. Il vivait à la fin du 4° et au commencement du 5° siècle.
« Comme autrefois quatre cent cinquante prophètes de Baal s’élevaient contre un seul prophète de Dieu », disait-il, « qu’ils sont nombreux ceux qui, aujourd’hui, combattent avec Pélage contre ta grâce gratuite ! Ils prétendent non recevoir gratuitement la grâce, mais l’acheter. La volonté de l’homme doit précéder, disent-ils, et la tienne doit suivre. La leur est la maîtresse, et la tienne la servante. Le monde presque entier marche dans l’erreur de Pélage. Lève-toi donc, Seigneur, et juge enfin ta cause ! » On voit que Bradwardine avait compris les paroles de l’apôtre Paul : « Vous êtes sauvés par la grâce, par la foi, et cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu » (Éphésiens 2:8) et encore : « Étant justifiés gratuitement par sa grâce, par la rédemption qui est dans le Christ Jésus » (Romains 3:24). Le Seigneur devait se lever, en suscitant d’abord Wiclef et ses disciples, et plus tard Luther et les autres réformateurs, dont la doctrine fondamentale serait, d’après les Écritures, le salut gratuit par la grâce et non acheté par des œuvres. Quant au pieux Bradwardine, qui avait combattu pour cette précieuse vérité, il venait d’être nommé archevêque de Canterbury, lorsqu’il mourut en 1349.
Occupons-nous maintenant de Wiclef. Il était né en 1324, dans un village du comté d’York, nommé Wycliffe. C’est de là qu’il tira son nom. Il était Jean de Wycliffe. Il étudia à Oxford au collège de Merton, et avait pu y entendre les enseignements de Bradwardine et en profiter. Pendant qu’il était encore étudiant en 1345, une peste terrible ravagea l’Asie, l’Europe, et sévit aussi fortement en Angleterre. Ce jugement de Dieu saisit profondément Wiclef. Effrayé à la pensée de l’éternité, troublé dans son âme à la vue de ses péchés et dans l’attente du jugement, il demandait à Dieu ce qu’il fallait faire, et Dieu lui répondit par sa sainte Parole. Il trouva la paix, et ce qu’il avait appris, il résolut de le faire connaître à d’autres, mais il commença avec prudence.
En 1361, ayant été choisi comme chef ou directeur du collège de Balliol, il se mit à exposer plus énergiquement la parole de Dieu et les doctrines de la foi. Dans la semaine, il les expliquait et les démontrait aux étudiants, et le dimanche il les prêchait au peuple dans un langage simple. Sa piété et sa droiture, aussi bien que sa science, donnaient un grand poids à sa parole. Il accusait le clergé d’avoir mis de côté les saintes Écritures, et demandait que l’autorité de la parole de Dieu fût rétablie dans l’Église.
À cette époque aussi, Wiclef s’élevait avec force contre les différents ordres de moines mendiants (*) et surtout contre les franciscains, tout dévoués au pape. Il les représente s’efforçant, par des fraudes pieuses, d’accaparer les richesses du pays en dépouillant riches et pauvres. « Chaque année », disaient-ils, « saint François descend du ciel au purgatoire, et délivre les âmes de tous ceux qui ont été ensevelis sous l’habit de son ordre ». Évidemment pour obtenir une si grande faveur, il fallait payer. Nous avons là un exemple des mensonges qui se débitaient pour abuser de la crédulité du peuple. Ces moines, franciscains et autres, enlevaient les enfants à leurs parents et les enfermaient dans leurs cloîtres. Ils faisaient semblant d’être pauvres, et, la besace sur l’épaule, s’en allaient mendiant d’un air piteux, auprès des grands et des petits. Mais, en même temps, ils vivaient dans des demeures somptueuses où ils amassaient des richesses, se vêtant d’habits précieux, et passant leur temps dans des festins. Remplis d’orgueil, les moindres d’entre eux se tenaient pour des seigneurs et, s’il y en avait de plus instruits, ils s’estimaient autant que des rois. Tandis qu’ils se divertissaient et s’enivraient à leurs tables richement servies, ils envoyaient n’importe qui prêcher à leur place des fables et des légendes pour amuser et dépouiller le peuple. Si quelque seigneur parlait de donner ses aumônes aux pauvres et non aux moines, ceux-ci poussaient des cris contre une telle impiété et menaçaient le pays de toutes sortes de calamités. C’est Wiclef qui trace ainsi le tableau de la vie de ces moines mendiants et de la tyrannie qu’ils exerçaient sur la nation. Quoi d’étonnant à ce qu’il les stigmatisât et déclarât hautement leurs vices et les abus qu’ils se permettaient ! Ils entraînaient à leur perte les âmes que lui, éclairé par la parole de Dieu, désirait sauver.
(*) Les deux principaux ordres de moines mendiants étaient les franciscains et les dominicains. Le premier fut fondé par saint François d’Assise, appelé ainsi du nom de sa ville natale. Après une jeunesse dissipée, il fut saisi un jour en entendant lire ces paroles de Jésus au jeune homme riche : « Va, vends ce que tu as et donne aux pauvres ». François se voua à la pauvreté ; vêtu de haillons, mendiant pour vivre, il se mit à prêcher la pauvreté et la pénitence. Il avait de la piété, mais sans connaissance, et en même temps un esprit bizarre, rempli d’idées étranges. Il saluait les oiseaux et toutes les bêtes de la création comme des frères et des sœurs et leur adressait des discours. Son ascendant sur les foules était très grand, et ce qui l’augmentait encore, c’étaient les stigmates des cinq plaies de Jésus mort que l’on prétendait avoir été imprimées sur son corps par un séraphin. Tels sont les mensonges et les illusions dont Satan se sert pour séduire les âmes. Un grand nombre de disciples se rassemblèrent autour de François, et ils furent constitués en ordre par le pape Honorius III, en 1223. Ils devinrent la milice la plus dévouée aux papes. Mais ils ne gardèrent pas longtemps l’austérité recommandée par leur fondateur.
Nous avons parlé déjà de Dominique et des dominicains, agents principaux de l’inquisition.
En l’an 1365, Wiclef fut appelé à s’occuper d’un autre sujet. Le pape Urbain V réclama du roi Édouard III le paiement annuel de 1000 marcs que le roi Jean avait autrefois consenti à payer à Innocent III, comme tribut féodal, en se reconnaissant son vassal. Le pape sommait Édouard de le reconnaître comme souverain légitime de l’Angleterre, et, en cas de refus, le citerait à comparaître devant lui à Rome. Ces prétentions orgueilleuses soulevèrent une grande indignation en Angleterre.
Wiclef s’y opposa avec énergie et fit valoir tous les arguments qui militaient contre les exigences du pape. Il les fit connaître à plusieurs des membres du parlement qui s’était assemblé pour examiner cette affaire. Le parlement refusa de se rendre aux demandes du pape, et déclara qu’aucun prince n’avait le droit d’aliéner la souveraineté du royaume sans le consentement du peuple. Le pape vit qu’il était inutile d’insister, et s’efforça de conserver au moins son autorité spirituelle sur l’Angleterre. Une conférence se réunit à Bruges dans ce but. Wiclef y fut envoyé avec d’autres commissaires. Nous ne nous arrêterons pas sur ce qui fut traité dans cette conférence ; nous dirons seulement que ce séjour à l’étranger fut d’un grand profit à Wiclef. Ses yeux s’ouvrirent davantage à toute l’iniquité du système de la papauté, et il fut confirmé dans le jugement qu’il avait déjà porté sur elle.
À son retour en Angleterre, Wiclef fut nommé recteur de l’église de Lutterworth, et il se mit à prêcher avec hardiesse ses doctrines pour la réformation de l’Église. « L’Évangile », disait-il, « est l’unique source de la religion. Le pontife romain n’est qu’un coupeur de bourses. Loin d’avoir le droit de réprimander le monde entier, il peut être légitimement repris par ses inférieurs, et même par les laïques ». En appelant le pape un coupeur de bourses, il voulait dire qu’il cherchait à s’enrichir par toutes sortes de moyens, au détriment des princes et du peuple.
Le langage et les prédications de Wiclef alarmèrent le clergé et les partisans du pape. L’évêque de Londres, Courtenay, l’accusa d’hérésie, et Wiclef dut comparaître, en 1377, devant une assemblée du clergé, dans l’église de Saint-Paul. Un immense concours de peuple remplissait la cathédrale, foule composée en grande partie de fanatiques dévoués au pape. Wiclef s’avança entre le duc de Lancaster, régent du royaume et ami du réformateur, et Lord Percy, maréchal d’Angleterre. Ils eurent beaucoup de peine à se frayer un passage à travers cette foule animée de sentiments hostiles, et qui, si Wiclef eût été seul, lui aurait fait un mauvais parti. Enfin ils arrivèrent devant le clergé présidé par Courtenay. Celui-ci ne fut pas peu surpris de voir l’accusé se présenter sous la protection des deux plus puissants seigneurs du royaume. Il y eut entre l’évêque et les deux lords un échange de paroles aigres, et le duc de Lancaster, dans un moment d’irritation, dit à quelqu’un de sa suite : « Plutôt que de me soumettre à ce prêtre, je le tirerai par les cheveux à bas de sa chaire ». Mais ce propos fut entendu par d’autres, et un grand tumulte s’ensuivit. Les partisans de l’évêque se jetèrent sur les deux lords que leurs serviteurs et leurs amis défendirent ; à grand’peine purent-ils s’échapper. Wiclef était demeuré calme : on le renvoya en lui défendant de prêcher ses doctrines.
Mais il ne pouvait se taire. Il continua à prêcher et à dénoncer le mal de la papauté. En ce moment il y avait deux papes qui prétendaient chacun être le véritable chef de l’Église. Wiclef disait que les deux formaient un seul Antichrist. Il fut de nouveau cité devant l’évêque ; mais cette fois il vint seul, sans l’appui des grands seigneurs. On s’attendait à le voir dévoré, dit un historien, car il entrait dans la fosse aux lions. Mais comme autrefois Daniel et Paul, il fut délivré de la gueule du lion (*). À peine l’évêque avait-il commencé de procéder contre Wiclef, que sir Clifford entra et, de la part de la reine mère qui aimait Wiclef, défendit de continuer. Le clergé fut confondu ; il n’avait aucun pouvoir pour résister. Wiclef se retira en déposant une protestation : « J’ai le désir et l’intention », disait-il, « par la grâce de Dieu, d’être un vrai chrétien, et, aussi longtemps que je respirerai, de professer et de défendre la loi de Christ ».
(*) Daniel 6:20-22 ; 2 Timothée 4:17.
Dès lors Wiclef ne s’occupa plus autant de la politique que devait suivre l’Angleterre à l’égard du pape. Il se livra plus entièrement à l’œuvre de l’évangélisation dont la valeur s’accrut à ses yeux. Il désirait que l’Évangile fût annoncé jusque dans les moindres hameaux. Les moines parcouraient bien le pays en prêchant les absurdes légendes des saints, pourquoi ne répandrait-on pas partout l’Évangile ? Il s’adressa à ses disciples et leur dit : « Allez et prêchez ; c’est l’œuvre la plus sublime. Mais n’imitez pas les prêtres que l’on voit après le sermon assis dans les cabarets, à la table de jeu, ou perdant leur temps à la chasse. Quant à vous, après avoir prêché, visitez les malades, les vieillards, les pauvres, les aveugles et les infirmes, et secourez-les selon votre pouvoir ».
Les évangélistes de Wiclef, les pauvres prêtres, comme on les nommait, s’en allèrent donc, le bâton à la main, pieds nus, vêtus d’une robe d’étoffe grossière, vivant d’aumônes, et prêchant l’Évangile dans les champs, au bord des routes, dans les cimetières, près des villages, partout où ils trouvaient des auditeurs. Wiclef leur avait enseigné que le salut ne vient ni des anges, ni des saints, mais qu’il est en Christ seul. « Un ange », disait-il, « n’aurait pu faire propitiation pour l’homme, car la nature qui a péché n’est pas celle des anges. Le Médiateur devait être un homme ; mais tout homme étant redevable à Dieu de tout ce qu’il est capable de faire, il fallait que le Médiateur eût un mérite infini et fût en même temps Dieu ».
Le clergé régulier s’alarma et obtint une loi qui ordonnait à tout officier du roi de jeter en prison les prédicateurs. Aussi, dès que paraissait un pauvre prêtre pour prêcher, les moines qui se tenaient cachés pour l’épier, allaient chercher main-forte afin de l’arrêter. Mais souvent, aussitôt que les sergents s’approchaient, le peuple se serrait autour du prédicateur et formait une forte barrière pour empêcher qu’il fût molesté. Ainsi, par le moyen de ces prédicateurs dévoués, l’Évangile se répandait de plus en plus et atteignait jusqu’aux endroits les plus reculés du pays. Le jour à venir révélera seul les fruits de ces semailles de la parole de Dieu.
Outre son œuvre d’évangélisation, Wiclef s’acquittait à Oxford de ses fonctions de professeur. Mais il n’était pas d’une forte constitution ; ses travaux et les luttes qu’il avait soutenues l’avaient affaibli, et, en 1379, il tomba dangereusement malade. On ne s’attendait pas à ce qu’il se relevât, et le parti du pape jubilait. Mais pour que son triomphe fût complet, il fallait obtenir de Wiclef la rétractation de ce qu’il avait enseigné. Quatre représentants des quatre ordres religieux accompagnés de quatre aldermen (*), se rendirent auprès du mourant. « Vous avez la mort sur les lèvres », lui dirent-ils, « repentez-vous de vos fautes, et rétractez en notre présence tout ce que vous avez dit contre nous, à notre préjudice ». Wiclef resta calme et serein, et se tut pendant un moment. Les religieux étaient pleins d’espoir et attendaient sa rétractation.
(*) Charge qui répond à celle de conseillers municipaux.
Il demanda à son serviteur de le soulever sur son lit. Alors,
rassemblant ses forces et fixant sur ses ennemis un regard perçant, il
dit : « Je ne mourrai pas, mais je vivrai
, et je déclarerai
encore les turpitudes des moines ». Désappointés et confus, ses
adversaires se retirèrent. Wiclef se rétablit, et vécut pour accomplir une
œuvre plus grande que tout ce qu’il avait fait jusqu’alors.
L’œuvre que Wiclef avait à cœur d’accomplir, c’était de donner
aux Anglais la Bible dans leur propre langue. Il y avait bien eu, avant lui,
quelques traductions, en langue vulgaire, de diverses portions des Écritures,
mais ces volumes restaient cachés dans les bibliothèques des couvents. Il
s’ensuivait que, sauf le clergé et peut-être quelques personnes qui pouvaient
lire le latin, personne ne possédait une Bible
et ne savait de son
contenu que ce que les prêtres en disaient. Et cependant depuis des siècles
l’Angleterre professait le christianisme. Il est vrai, comme nous l’avons vu,
que défense était faite au peuple d’avoir et de lire les saints écrits en
langue vulgaire. Mais le temps était venu où, malgré cette défense, la Bible allait
être répandue parmi tous, savants et ignorants.
Wiclef ignorait le grec et l’hébreu ; il fut donc obligé de faire sa traduction sur la version latine appelée la Vulgate, mais cela valait mieux que de n’avoir pas la Bible du tout. Il travailla laborieusement à cette œuvre durant dix années, aidé par quelques amis, et un an après la maladie dont nous avons parlé, en 1380, l’ouvrage fut terminé et publié sans notes, ni commentaires.
Quand nous disons publié, il faut comprendre que l’on en fit des copies pour les vendre. L’imprimerie n’avait pas encore été inventée, et l’on n’avait d’autre moyen d’avoir des exemplaires d’un ouvrage que le long et coûteux procédé de les écrire à la main. Les copistes se mirent diligemment à l’œuvre, et bientôt des portions du saint volume furent mises en vente. Elles furent rapidement écoulées, ainsi que des copies du volume entier. L’accueil que reçut l’œuvre de Wiclef dépassa son attente. C’était avec joie que nombre de personnes achetaient la parole de Dieu. Elles n’avaient jamais connu cette source de toute vérité, et maintenant elles pouvaient lire dans leur langue maternelle les merveilles de la révélation de Dieu donnée à l’homme. Une grande lumière, la lumière de Dieu, s’était levée dans les ténèbres de superstitions et d’erreurs qui couvraient le monde, et depuis lors, malgré les efforts de Satan et de ses agents pour l’éteindre, elle n’a pas cessé de briller dans ces contrées.
L’ennemi se montra bientôt. Dès que Wiclef eut publié sa traduction de la Bible, il fut assailli de tous côtés par les amis du pape. « C’est une hérésie », disaient les uns, « de faire parler la Sainte Écriture en anglais ». D’autres disaient : « Maître Wiclef, en traduisant l’Évangile en anglais, l’a rendu plus accessible et plus compréhensible aux laïques et même aux femmes qu’il ne l’avait été jusqu’ici aux clercs intelligents et lettrés » ; à quoi d’autres ajoutaient, en affectant de craindre que l’Évangile ne fût ainsi rendu méprisable : « La perle évangélique est foulée aux pieds par les pourceaux ». Quelques-uns se plaçaient sur un autre terrain et prétendaient mettre l’Église au-dessus des Écritures. « Puisque l’Église », disaient-ils, « a approuvé quatre évangiles, elle aurait pu tout aussi bien les rejeter et en admettre d’autres. L’Église sanctionne ou condamne ce qu’elle veut. Croyez l’Église plus que l’Évangile ». C’était là le grand point. L’Église de Rome voulait être l’autorité suprême. Mais ce n’est pas elle qui a donné les Écritures. C’est Dieu lui-même, et ce sont elles que nous devons croire.
Wiclef ne se laissait point émouvoir par les clameurs des prêtres et des moines. « Quand même le pape et tous les clercs disparaîtraient de la face de la terre », disait-il, « notre foi ne défaudrait pas, car elle est fondée sur Jésus seul, notre Maître et notre Dieu ». D’ailleurs il n’était pas sans encouragements. Une copie des évangiles avait pénétré jusque dans le palais, et Anne de Luxembourg, femme du roi Richard II, s’était mise à les lire diligemment. Elle les communiqua à Arondel, archevêque d’York, qui, frappé de voir une étrangère, une reine, lire des « livres aussi vertueux », il voulait dire excellents, se mit à les étudier, et blâma les prélats qui en négligeaient la lecture. À la Chambre des lords, une motion fut faite par les partisans des prêtres de saisir tous les exemplaires des Écritures et de les détruire. Mais le duc de Lancaster s’écria : « Sommes-nous donc la lie du genre humain que nous ne puissions pas posséder la loi de notre religion dans notre propre langue ? »
Cependant l’œuvre progressait. Wiclef lui-même fut amené à étudier plus profondément la Bible qu’il avait donnée au peuple. La doctrine de la messe, ce point fondamental de l’Église de Rome, attira son attention. C’était une des sources de gain pour le clergé et la base de son autorité sur le peuple. Faire descendre à sa parole Dieu du ciel dans l’hostie consacrée, à quelle hauteur cela élevait le prêtre ! Wiclef éclairé par la parole de Dieu, ne pouvait admettre qu’un homme eût le pouvoir de transformer un morceau de pain dans la chair, le sang et la divinité de Christ. « L’hostie consacrée que nous voyons sur l’autel », disait-il, « n’est pas Christ, ni une partie de Christ, mais elle est son signe efficace ». — « Comment peux-tu, ô prêtre, qui n’es qu’un homme, créer ton Créateur ? » ajoutait Wiclef. « Quoi ! la plante qui croît dans les champs, cet épi que tu cueilles aujourd’hui, demain sera Dieu ! Ne pouvant faire les œuvres de Jésus, tu veux faire Celui qui a accompli les œuvres ! »
L’attaque de Wiclef contre la doctrine de la transsubstantiation effraya ses amis. Le duc de Lancaster qui jusqu’alors l’avait soutenu, cessa de le défendre, après l’avoir exhorté, supplié, et même lui avoir ordonné de se taire sur ce sujet. Mais Wiclef ne pouvait cacher la lumière qu’il avait reçue de Dieu. Ses ennemis trouvèrent là une bonne occasion pour chercher à le perdre.
Courtenay avait été promu à l’archevêché de Canterbury. Il se hâta de convoquer un synode dans le but de condamner Wiclef. On se réunit en mai 1382, et l’on allait procéder à la condamnation de celui qu’on tenait pour hérétique, lorsqu’un violent tremblement de terre se fit sentir à Londres et dans une partie de l’Angleterre. Les prélats effrayés crurent voir dans ce phénomène une marque de la désapprobation de Dieu, et hésitaient à prononcer la sentence. Mais l’habile archevêque sut se faire de l’événement une arme en sa faveur. « Ne savez-vous pas », dit-il, « que les vapeurs nuisibles qui prennent feu dans le sein de la terre et produisent ces phénomènes qui vous effrayent, perdent leur force lorsqu’elles s’échappent ? De la même manière, en rejetant l’hérétique de notre communion, nous mettrons fin aux convulsions de l’Église ». Rassurés, les évêques prononcèrent la condamnation de Wiclef, après avoir entendu la lecture de dix propositions qu’on disait être de lui et qui furent déclarées hérétiques.
L’archevêque pressa le roi d’approuver la décision du synode.
« Si nous permettons à cet hérétique de faire continuellement appel aux
passions du peuple » (*), dit-il au roi,
« notre destruction est inévitable. Il faut réduire au silence ces Lollards
(**), ces chanteurs de psaumes ». Le roi
donna des ordres pour que l’on jetât dans les prisons de l’état ceux qui
soutiendraient les propositions condamnées. Un à un, ses amis les plus dévoués
abandonnaient Wiclef mais il ne perdit pas courage. Il se consola en
disant : « La doctrine de l’Évangile ne périra jamais ». Wiclef
aurait dû en rester là, et continuer paisiblement son œuvre, mais il crut devoir
en appeler à la Chambre des communes et présenta une pétition où il disait
entre autres : « Puisque Jésus Christ a répandu son sang pour
affranchir l’Église, je demande son affranchissement. Je demande que chacun
puisse sortir de ces sombres murailles, où règne une loi tyrannique, et
embrasser une vie simple et paisible sous la voûte du ciel. Je demande que les
pauvres habitants de nos villes et de nos campagnes ne soient pas contraints de
fournir à un prêtre mondain, souvent vicieux et hérétique, de quoi satisfaire son
ostentation, sa gourmandise et son impudicité ; de quoi acheter un beau
cheval, des selles magnifiques, des brides avec des clochettes retentissantes,
de riches vêtements, des fourrures précieuses, tandis que le pauvre peuple voit
ses veuves, ses femmes et ses enfants mourir de faim ». Nous voyons par
ces lignes quels abus criants étaient tolérés et quel joug pesait alors sur le
peuple. La Chambre des Communes vit que son autorité avait été méconnue,
puisque les ordres du roi n’avaient pas reçu son assentiment, et elle ordonna
le rappel.
(*) Il y avait eu à cette époque un soulèvement des paysans, et on l’attribuait à tort aux prédications de Wiclef.
(**) Probablement de lollen
, chanter. On donnait ce nom à
ceux qui s’opposaient à Rome, et plus spécialement aux disciples de Wiclef.
Courtenay fut déconcerté, mais, déterminé à ne pas laisser échapper Wiclef, il se rendit à Oxford, rassembla les chefs de l’église, et somma Wiclef de paraître devant lui, en ayant soin de laisser les portes ouvertes aux laïques et aux étudiants, afin que l’humiliation du vieux champion de la vérité fût complète et publique. Wiclef était affaibli par l’âge et ses nombreux travaux ; mais il avait une âme forte dans un corps chétif, et n’avait jamais craint de paraître devant un homme. Il se rendit à la sommation. Mais l’affaire se termina d’une manière à laquelle Courtenay était loin de s’attendre. Arrêtant sur l’archevêque ce regard perçant et assuré qui avait autrefois fait fuir les moines, il accusa le clergé catholique romain d’être semblable aux prêtres de Baal et lui reprocha de répandre l’erreur et de fermer les yeux au mal, afin de vendre ses messes et de remplir sa bourse. Puis en terminant, il s’écria : « La vérité vaincra », et il se retira sans qu’aucun de ses ennemis osât dire un mot ou l’arrêter. Il se retira à Lutterworth.
Wiclef n’était pas encore à l’abri des attaques de ses ennemis. Il vivait paisiblement au milieu de ses paroissiens et de ses livres, étudiant la vérité et l’annonçant autour de lui, lorsqu’il reçut du pape un bref (*) le sommant de paraître devant lui à Rome. Cette sommation lui serait sans doute arrivée plus tôt s’il n’y avait eu en ce temps-là deux papes rivaux, trop occupés à s’insulter et à se maudire l’un l’autre, pour avoir le temps de penser à un aussi chétif personnage que Wiclef. L’Écosse, la France et d’autres pays, reconnaissaient le pape Clément VII, tandis que l’Angleterre, l’Italie et d’autres États, tenaient pour le pape Urbain VI. Comme celui-ci avait en Angleterre un grand nombre de chauds partisans, ils insistaient, auprès de lui sur le danger que les doctrines de Wiclef faisaient courir à la cause de l’Église romaine, de là le bref du pape.
(*) Nom donné aux communications papales.
Wiclef crut que ses infirmités croissantes suffisaient pour le justifier de ne pas se rendre à l’appel du pape, mais il résolut de lui écrire et de lui faire connaître quel est le véritable Chef de l’Église. Dans sa lettre, en premier lieu, il exalte l’Évangile, puis il déclare que le pape lui-même est tenu d’y obéir : « Je crois », dit-il, « que l’Évangile de Christ est le corps complet de la révélation de Dieu. Je crois que Christ qui nous l’a donné est Lui-même vrai Dieu et vrai homme, et qu’ainsi cette révélation est au dessus de tout. Je crois que l’évêque de Rome est obligé plus que tout autre à s’y soumettre, car la grandeur parmi les disciples de Christ ne consiste pas en dignités et en honneurs mondains, mais à suivre de près et fidèlement le Christ dans sa vie et dans ses actes. De là je conclus que nul homme fidèle ne doit suivre le pape ni aucun des hommes saints, si ce n’est quand ils suivent Jésus Christ. Il faut qu’à l’exemple de Christ, le pape remette à l’État ses pouvoirs temporels, et engage son clergé à faire de même ».
Urbain VI était trop occupé de sa lutte avec Clément pour se
mettre davantage en peine de Wiclef, de sorte que celui-ci put continuer ses
travaux sans être molesté. C’est alors qu’il écrivit son « trialogue
».
Ce sont des entretiens entre trois personnages symboliques, la vérité, le
mensonge et l’intelligence. Le premier propose des questions, le second fait
des objections et le troisième établit la saine doctrine. Une des grandes
vérités que Wiclef affirme est l’autorité suprême des Écritures.
« L’Église est tombée », dit l’un des interlocuteurs, « parce
qu’elle a abandonné l’Évangile et lui a préféré les lois du pape. Quand il y
aurait cent papes à la fois dans le monde, et que tous les moines de la terre
fussent transformés en autant de cardinaux, il ne faudrait leur accorder aucune
confiance en matière de foi, s’ils ne s’appuient pas sur les saintes
Écritures ».
Voici encore quelques-unes des conclusions de Wiclef : « L’autorité des saintes Écritures, qui sont la loi du Christ, surpasse infiniment celle de toute autre écriture ».
« L’Écriture est la règle de la vérité, et doit être la règle de la réforme. Il faut rejeter toute doctrine et tout précepte qui ne reposent pas sur cette base ».
« Croire que l’homme peut quelque chose dans l’œuvre de la régénération est la grande hérésie de Rome, et de cette erreur est venue la ruine de l’Église ».
« La conversion procède de la grâce de Dieu seule ; le système qui l’attribue en partie à l’homme et en partie à Dieu est pire que celui de Pélage ».
« Christ est tout dans le christianisme ; quiconque abandonne cette source toujours prête à communiquer la vie, et se tourne vers les eaux troubles et croupissantes, est un insensé ».
« La foi est un don de Dieu ; elle exclut tout mérite, et doit bannir de l’âme toute crainte ».
« La seule chose nécessaire dans la vie chrétienne et dans la cène, n’est pas un vain formalisme et des rites superstitieux, mais la communion avec Christ selon la puissance de la vie spirituelle ».
« Le peuple chrétien doit se soumettre non à la parole d’un prêtre, mais à la parole de Dieu ».
« La vraie Église est l’Assemblée des justes, pour lesquels Christ a répandu son sang ».
« Tant que Christ est dans le ciel, l’Église a en Lui le meilleur pape. Il est possible qu’un pape soit condamné au dernier jour pour ses péchés ».
Telles sont les vérités que Wiclef, enseigné par le Saint Esprit, tira des Écritures. Il n’eut pas d’autre maître. Il passa tranquillement ses derniers jours. Menacé comme il l’était de toutes parts, il pouvait bien s’attendre à mourir comme martyr. « Annoncez », disait-il, « la parole de Christ à d’orgueilleux prélats, et le martyre ne vous manquera pas. Quoi ! vivre et me taire ? Jamais ! Que le coup tombe, je l’attends ». Mais Dieu lui donna de mourir en paix. Le 29 décembre 1384, il était dans la chapelle de Lutterworth debout devant l’autel, au milieu de ses paroissiens. Au moment où il élevait le pain de la cène, il tomba frappé de paralysie. Transporté dans sa demeure, il vécut encore quarante-huit heures et rendit l’esprit le dernier jour de l’année.
Ainsi passa celui à qui Dieu avait permis d’accomplir une grande œuvre en Angleterre, celle de donner la Bible au peuple, d’envoyer prêcher l’Évangile et de dénoncer les erreurs de Rome. Depuis ce moment la lumière divine ne s’éteignit plus dans ce pays, et elle se répandit dans d’autres contrées. Ceux qui suivirent sa doctrine furent nommés Wiclefites, ou plus communément Lollards. Rome les poursuivait de sa haine, et plusieurs subirent le martyre. Etre un disciple de Wiclef, adhérer à ses enseignements, suffisait pour être déclaré hérétique et poursuivi comme tel par l’Église de Rome. Celle-ci manifesta combien elle avait senti l’attaque dirigée contre elle par l’œuvre de Wiclef. N’ayant pu atteindre le réformateur durant sa vie, elle se vengea sur lui après sa mort. Le concile de Constance tenu en 1415, ordonna que ses restes fussent brûlés. La sentence fut exécutée en 1428, et les cendres furent jetées dans un ruisseau voisin. Mais la vérité que Wiclef avait mise en lumière ne pouvait être brûlée. Elle était semée dans les cœurs et portait du fruit pour la vie éternelle.
Peu avant sa fin, Wiclef prononça ces paroles remarquables : « Quelques frères (des moines) que Dieu daignera enseigner, ayant abandonné leur infidélité, reviendront librement à la primitive religion du Christ, et alors édifieront l’Église comme Paul ». Ne semble-t-il pas avoir annoncé d’avance le réformateur Luther ?
La mort de Wiclef n’arrêta pas le zèle de ses disciples. La puissance de la doctrine qu’il avait enseignée se montra dans le nombre de ceux qui la reçurent. L’Angleterre, à un certain moment, sembla tout entière gagnée aux vues du réformateur. On trouvait partout des « Lollards », comme on les appelait ; dans les chaumières des paysans, comme dans les châteaux des nobles. Ils se sentaient tellement appuyés par le sentiment presque général de la nation qu’en l’année 1395, ils adressèrent une requête au parlement demandant qu’on abolît le célibat des prêtres, la transsubstantiation, les prières pour les morts, les offrandes faites aux images, la confession et plusieurs abus de l’Église romaine. Ils affichèrent leurs conclusions aux portes de Saint-Paul et de Westminster.
Le clergé romain s’émut de cette hardiesse. Arondel, archevêque d’York, et Braybrocke, évêque de Londres, demandèrent au roi Richard II d’intervenir. Celui-ci défendit au Parlement de discuter la requête des Wiclefites, et menaça de mort les principaux d’entre eux, s’ils persistaient à soutenir ces détestables doctrines. Peu de temps après, Richard fut détrôné par son cousin le duc de Lancaster et mourut en prison. Le duc de Lancaster monta sur le trône sous le nom de Henri IV. C’est lui dont le père avait été l’ami et le protecteur de Wiclef, et les Lollards espérèrent que le nouveau roi leur serait favorable. Ils furent cruellement déçus. Arondel, qui avait aidé Henri IV à s’emparer du trône, lui avait dit en le couronnant : « Pour consolider votre trône, gagnez le clergé et abandonnez les Lollards ». Le roi répondit : « Je serai le protecteur de l’Église ». Il le fit bientôt voir.
Jusqu’au commencement du quinzième siècle, il n’y avait eu en Angleterre aucune loi qui condamnât les hérétiques à être brûlés. Partout ailleurs le pouvoir civil avait abandonné sur ce point son droit au pouvoir spirituel, c’est-à-dire au clergé. Afin de prouver à l’archevêque sa sincérité, le roi rendit un édit ordonnant que tout hérétique impénitent serait brûlé vif pour épouvanter les autres. En même temps, les prêtres firent courir et répandirent partout des bruits de complots et de desseins dangereux formés par les Lollards. Le Parlement confirma l’édit en l’an 1400. Brûler les hérétiques devint ainsi chose légale en Angleterre. L’édit portait que la sentence serait exécutée « publiquement, en un lieu élevé, aux yeux du peuple ». Dès que le primat (*) et les évêques eurent ainsi liberté d’agir, ils se mirent activement à poursuivre leur œuvre de ténèbres.
(*) L’archevêque d’York était le premier et au-dessus de tous les prélats du royaume. De là son titre de primat.
Leur première victime fut un ministre pieux de Londres. Il
enseignait ouvertement les doctrines prêchées par Wiclef, et avait osé
dire : « Au lieu d’adorer la croix sur laquelle Christ a souffert,
j’adore Christ qui a souffert sur elle ». Il avait comparu à Newbury. Là,
par crainte des souffrances qu’il aurait à endurer, il s’était d’abord
rétracté. Mis en liberté, il était retourné à Londres. Peu après il reprit
courage, une nouvelle force lui fut donnée, et il se remit à annoncer
ouvertement l’Évangile, et à protester contre les erreurs de Rome. Il fut de
nouveau saisi, jeté en prison, et condamné au bûcher comme hérétique relaps. On
le traîna à Saint-Paul ; là il fut dégradé de la prêtrise, puis
l’archevêque le remit à la bonté
du grand maréchal du royaume, car il
est défendu à l’Église de verser le sang. La bonté du grand maréchal ne lui
manqua pas ; il fut brûlé, et glorifia Christ dans sa mort. Quelle
hypocrisie des chefs religieux ! Croyaient-ils vraiment disculper l’Église
de verser le sang tout en le faisant répandre par la main de ceux qu’elle
s’assujettissait ?
Le second martyr était un simple artisan, nomme John Badby. Il était accusé d’avoir nié la transsubstantiation. Il fut conduit à Londres pour y être jugé. Outre les deux archevêques d’York et de Canterbury, il y avait comme juges plusieurs évêques et le duc d’York, chancelier du royaume. Arondel se donna beaucoup de peine pour convaincre Badby que le pain consacré devenait véritablement le corps de Christ. Les réponses de l’accusé furent claires et simples, et montrèrent un grand courage et une fermeté inébranlable. « Si réellement », dit-il « chaque hostie, après que le prêtre l’a consacrée, est le corps du Seigneur, il y a donc plus de 20000 dieux en Angleterre. Je crois en un seul Dieu tout puissant ».
Badby ne voulant pas se rétracter, fut condamné à être brûlé. Au moment où le bourreau mettait le feu au bûcher, le prince de Galles, héritier de la couronne, vint à passer. Peut-être n’était-ce pas sans l’intention de voir ce spectacle extraordinaire. Quoi qu’il en soit, il fut frappé de voir le martyr paisible et tout à fait impassible, attaché au poteau, tandis que le bourreau attisait le feu. Les flammes s’approchaient du prétendu hérétique, déjà elles avaient atteint ses pieds, et l’on entendit le mot « grâce » sortir de ses lèvres. Le prince, supposant qu’il implorait la grâce de la part de son juge, ordonna d’écarter le feu. « Veux-tu abandonner ton hérésie », demanda-t-il, « et te soumettre à la foi de la sainte mère Église ? Si tu le fais, tu auras une pension annuelle sur la cassette royale ». Mais Badby resta inébranlable. Il n’avait pas fait appel à la grâce des hommes, mais s’était recommandé à la grâce de Dieu. Irrité par la constance de ce chrétien, le prince commanda qu’il fût rejeté dans les flammes, et le courageux martyr y trouva bientôt la fin de ses souffrances.
Encouragé par l’appui que le roi lui prêtait, le clergé rédigea une suite d’articles que l’on nomme la constitution d’Arondel. Ils défendaient, sous les peines les plus sévères, la lecture de la Bible et des livres de Wiclef, et appelaient le pape non un simple homme, mais un vrai Dieu sur la terre. La persécution sévit alors dans toute l’Angleterre. Il y avait dans le palais archiépiscopal une prison que l’on nommait la tour des Lollards. Elle fut bientôt remplie de prétendus hérétiques. Un grand nombre de ces martyrs souffrirent la torture destinée à leur faire abjurer leur foi, avant d’être livrés à une mort cruelle. Plusieurs gravèrent sur les murailles de leur prison l’expression de leurs douleurs et de l’espérance qui les soutenait. On y lit encore ces mots tracés par l’un d’eux : « Jésus, amor meus » (Jésus, mon amour) ; témoignage touchant de la foi qui l’animait, rendu à l’objet suprême de ses affections.
Le roi Henri V avait succédé à son père. C’est lui qui avait été témoin du supplice de Badby, mais la constance jusqu’à la mort du martyr n’avait eu aucun effet sur son cœur. La persécution continua à sévir contre les Lollards. Ce ne fut pas seulement contre les petits, mais des personnes d’un rang élevé furent aussi frappées. Parmi elles, l’une des plus illustres fut sir John Oldcastle qui, par son mariage avec Lady Cobham, était devenu Lord Cobham. Il avait été un vaillant guerrier, s’était distingué dans maints combats, et avait été un favori du roi Henri IV. Il avait aussi suivi le prince de Galles dans sa vie de dissipation et de péché. Mais la grâce de Dieu l’avait saisi, nous ignorons à quelle époque de sa vie. Nous savons seulement qu’il devint l’ami et le disciple de Wiclef, et fut zélé pour répandre les doctrines que celui-ci enseignait. Après la mort de Wiclef, il resta dévoué aux Lollards. De même qu’il avait servi son roi par son courage dans les combats, de même il se montra plein de hardiesse pour le service de Christ et de ses disciples. En tant que lord, il avait un siège au Parlement. Là il ne cacha point sa foi et son opposition à Rome ; il alla même jusqu’à dire : « Il serait bon pour l’Angleterre que la juridiction du pape s’arrêtât à Calais, et ne passât pas la mer ». Paroles bien hardies à prononcer dans un tel lieu et dans un tel temps.
Cobham faisait faire de nombreuses copies des écrits de Wiclef, et les remettait aux « pauvres prêtres » qu’il recevait dans son château, afin qu’ils les répandissent partout où ils iraient prêcher l’Évangile. Lui-même assistait à leurs prédications, revêtu de son armure, la main sur son épée, et prêt à les défendre contre quiconque viendrait les troubler. Tant que le roi Henri IV vécut, il ne permit pas aux prélats de s’attaquer à son ancien favori. Il en fut autrement après sa mort.
Henri V, qui, avant d’être roi, avait mené une folle vie de dissipation et de péché, devint, en montant sur le trône, zélé pour l’Église. Arondel et les évêques auraient bien voulu emprisonner ou brûler tous les prédicateurs, mais ils pensèrent qu’ils arriveraient plus aisément à leurs fins en faisant taire ou jeter en prison, sinon mettre à mort, leur protecteur, lord Cobham. Ils virent le moment propice. Ils accusèrent Cobham de tenir et de répandre plusieurs hérésies, et demandèrent au roi de le faire comparaître devant lui. Le roi leur répondit qu’il essayerait de persuader Cobham de renoncer à ses nouvelles opinions. Il le fit donc venir et l’exhorta à se soumettre à la sainte Mère l’Église. Cobham répondit : « Je suis toujours prêt, très excellent prince, à vous obéir, d’autant plus que je vous reconnais pour un roi chrétien et un ministre de Dieu. Après Dieu, je vous dois une entière obéissance et je m’y soumets. Mais pour ce qui est du pape et de son clergé, je ne leur dois en vérité ni hommage, ni service, parce que je sais par les Écritures que le pape est le grand Antichrist, l’adversaire déclaré de Dieu, et l’abomination placée dans le lieu saint » (*).
(*) En réalité, si l’esprit de l’Antichrist est bien là à l’œuvre, depuis le temps des apôtres, l’Antichrist est un personnage encore futur.
Ce discours hardi déplut au roi ; il ne voulut plus intervenir en faveur de son ancien ami, et les évêques purent agir à leur guise. Arondel somma Cobham de comparaître devant lui le 2 septembre, afin de répondre aux accusations d’hérésie portées contre lui. Agissant d’après sa déclaration qu’il ne devait ni hommage, ni service, au pape et à ses subordonnés, il ne tint aucun compte de la citation de l’orgueilleux prélat. Arondel la fit afficher aux portes du château de Cowling qu’habitait Cobham, et à celles de la cathédrale de Rochester. Les amis et les vassaux de Cobham les déchirèrent aussitôt. Arondel avait une autre arme ; il excommunia le courageux gentilhomme. Ceux qui savaient ce que comportait la grande excommunication pouvaient bien être effrayés de l’acte audacieux du fier champion de Rome.
Sans se laisser abattre, ni décourager, lord Cobham écrivit une confession de sa foi sur le modèle de ce que l’on nomme le symbole des apôtres, mais exprimée essentiellement en paroles de l’Écriture sainte. Il la porta au roi, le suppliant de l’examiner. Henri ne voulut pas même la regarder. « Je ne recevrai pas cet écrit », dit-il, « remettez-le à vos juges ». Ces juges, c’étaient l’archevêque et ceux qui l’assistaient. Le roi, poussé par eux, envoya un de ses officiers pour se saisir du vieux guerrier. Si c’eût été un envoyé du clergé la question se serait décidée par les armes, selon la coutume de ces temps ; mais la sommation venait du roi, à qui Cobham se sentait tenu d’obéir. Il suivit l’officier et fut incarcéré à la Tour de Londres. Le 23 septembre, il fut amené dans l’église de Saint-Paul devant l’archevêque et les évêques de Londres et de Winchester, et d’autres ecclésiastiques. L’archevêque lui offrit l’absolution, s’il voulait se soumettre et confesser ses erreurs. Cobham répliqua en lisant un exposé de sa foi dont il présenta une copie à Arondel. Mais celui-ci avec irritation s’écria : « Il faut croire ce que la sainte Église de Rome enseigne, sans exiger l’autorité de Christ ». — « Croyez, croyez ! » lui criaient les prêtres ». — « Je suis prêt », dit Cobham, « à croire tout ce que Dieu veut que je croie ; mais je ne croirai jamais que le pape ait le droit d’enseigner ce qui est en opposition avec les Saintes Écritures ».
Il fut reconduit à la Tour, et la cour s’ajourna au lundi suivant. Cette fois, elle se réunit dans le couvent des Dominicains. Une foule de prêtres, de moines, de chanoines, d’ecclésiastiques, de vendeurs d’indulgences, s’y trouvait rassemblée et accueillit le prisonnier par un torrent d’injures. On lui offrit de nouveau l’absolution, à condition qu’il s’humiliât et confessât ses hérésies. « Non, vraiment », répondit-il ; « car je ne vous ai jamais offensés ». Puis accusant avec véhémence le pape et les princes de l’Église, il s’écria : « Votre domination est le poison de l’Église ! » — « Qu’entendez-vous par ce poison ? » demanda Arondel. — « Vos possessions et vos honneurs… Considérez ceci, vous tous qui êtes présents ici. Christ était doux et miséricordieux ; le pape est un tyran et un orgueilleux. Rome est le nid de l’Antichrist, et de ce nid sortent ses enfants ».
Alors eut lieu une scène étrange et des plus touchantes. Cobham ayant recouvré son calme, se jeta à genoux sur les dalles, et levant ses mains vers le ciel, il dit : « Je me confesse à Toi, ô mon Dieu, Dieu vivant et éternel ! Je reconnais que, dans ma fragile jeunesse, je t’ai très gravement offensé par l’orgueil, la colère, l’intempérance et l’impureté. Dans ma colère, j’ai blessé plusieurs hommes, et j’ai commis beaucoup d’horribles péchés. C’est pourquoi, ô Seigneur ! j’implore ta miséricorde ». Puis se relevant, le visage baigné de larmes, il se tourna vers les assistants et dit : « Ainsi, bonnes gens, pour avoir violé la loi de Dieu, ces hommes ne m’ont jamais maudit ; mais maintenant à cause de leurs propres lois et de leurs traditions, ils me traitent, et d’autres avec moi, de la manière la plus cruelle ».
Lorsque la cour se fut remise de l’émotion causée par cette scène, elle examina le noble témoin de Christ touchant sa foi et sur les quatre points qui formaient le fond de l’accusation portée contre lui. Le premier concernait la présence réelle de Christ dans l’eucharistie. Cobham s’en tint aux Écritures, tandis que ses adversaires en appelaient aux décisions de l’Église.
« Que pensez-vous de la sainte Église ? » lui demanda Arondel.
« La sainte Église », répliqua Cobham, « est l’ensemble de tous ceux qui seront sauvés et dont Christ est le Chef ».
« Que dites-vous du pape ? » demanda un des docteurs.
« Lui et vous tous ensemble », répondit Cobham, « vous composez le grand Antichrist. Le pape est la tête ; vous, les évêques, les prêtres et les prélats et les moines, vous formez le corps, et les moines mendiants sont la queue, car ils cachent par leurs sophismes la méchanceté de tous ».
L’évêque de Londres dit : « Vous savez bien que Christ est mort sur une croix matérielle ».
« Oui », dit Cobham, « et je sais aussi que notre salut n’est pas venu par cette croix matérielle, mais par Celui-là seul qui est mort sur cette croix. Et je sais que le bienheureux saint Paul ne se glorifiait en aucune autre croix que dans les souffrances et la mort de Christ ».
L’habile primat espérait encore arriver à convaincre par ses sophismes et ceux des prêtres le vieux chevalier ; mais tous ses efforts furent vains. « Je ne puis croire autrement que ce que j’ai dit ; faites de moi ce que vous voudrez », dit Cobham.
Comme la nuit approchait, l’archevêque se leva et dit que l’accusé devait se soumettre à l’Église, ou que la loi aurait son cours. Le visage tout en larmes, Cobham dit encore : « Je ne puis autrement. Je ne désire pas votre absolution. C’est du pardon de Dieu que j’ai besoin ».
Alors tous se levèrent et se découvrirent, et le primat lut à haute voix la sentence de mort. Lorsqu’il eut terminé, le courageux chevalier dit : « C’est bien ; vous pouvez tuer mon corps, mais vous n’avez aucun pouvoir sur mon âme. J’en appelle à la grâce de mon Dieu éternel ». Il s’agenouilla encore une fois et pria pour ses ennemis. Il fut condamné à être brûlé comme hérétique, et ramené à la Tour. Cinquante jours de délai furent accordés avant l’exécution du jugement. Dans l’intervalle ses ennemis ne restèrent pas inactifs. Les lois iniques de l’Église et de l’État avaient mis leurs victimes entre leurs mains, que pouvaient-ils désirer de plus ? Ils tenaient à leur faire abjurer leurs soi-disant erreurs. Mais comme Cobham ne le voulait ni ne le pouvait, ils le firent pour lui, et par une fausseté aussi méchante qu’abominable, ils prétendirent qu’il avait rétracté ses hérésies et rendu hommage à Jean XXIII, l’un des trois papes rivaux, et un homme exécrable s’il en fût. Mais peu de personnes crurent à leur mensonge.
Cependant, avec l’aide de quelques amis et la connivence du gouverneur de la Tour, Cobham réussit à s’échapper et se réfugia dans le pays de Galles. Les Lollards n’avaient nullement été découragés par la captivité de Cobham. Ils avaient continué à répandre leurs doctrines avec le plus grand zèle. Mais les prêtres exaspérés, voulant arrêter leurs progrès et mettre un terme à « la contagion de leur enseignement », comme ils disaient, firent courir le bruit de complots et d’un soulèvement général des Lollards. « Lord Cobham », disaient-ils, « est leur chef, et leur but est de détrôner le roi, de tuer la famille royale, de renverser le gouvernement de détruire toutes les cathédrales et de confisquer les biens de l’Église ».
Le roi s’émut à la pensée du danger prétendu qu’il courait, et rendit des lois encore plus sévères contre les malheureux confesseurs de Christ. Une grande réunion de prédication devait avoir lieu hors des portes de Londres. On la signala au roi comme un commencement d’exécution du complot. Il sortit en personne à la tête d’une armée contre cette foule désarmée d’hommes, de femmes et d’enfants, qui n’offrirent aucune résistance. Plusieurs furent taillés en pièces, d’autres furent faits prisonniers ; parmi eux sir Roger Ashton, un des fidèles compagnons de Wiclef, et vingt-huit autres qui furent exécutés comme traîtres. Quant à Cobham, on offrit mille marcs de récompense à qui le livrerait, vivant ou mort. Mais il était si grandement estimé que personne, durant les quatre années qu’il erra de lieu en lieu, ne mit les mains sur lui. À la fin, il fut trahi par Lord Pewis qui obtint le prix du sang du noble martyr.
On le ramena à la Tour, et il fut appelé à comparaître devant les Lords qui le condamnèrent à une mort cruelle comme coupable de trahison et d’hérésie. Il devait être brûlé à petit feu.
Le jour de l’exécution arriva. On le fit sortir de prison les mains liées derrière le dos. Une sainte joie brillait sur son visage. La sentence fut exécutée, accompagnée de toutes les marques possibles d’ignominie. On plaça sur une claie l’ancien favori du roi Henri IV, et on le traîna à travers les rues jusqu’à Saint-Gilles. Beaucoup de personnes de qualité se trouvaient là comme spectateurs, ainsi qu’une foule du peuple. Arrivé au lieu du supplice, Cobham s’agenouilla et pria encore pour ses persécuteurs. Puis il se tourna vers la foule et l’exhorta sérieusement à suivre les enseignements de la sainte parole de Dieu, et à se garder de ces faux docteurs dont la vie et la conduite étaient en si complète opposition avec Christ et son esprit.
Comme on lui offrait l’assistance d’un prêtre, il la refusa en disant : « C’est à Dieu seul, qui est présent maintenant comme toujours, que je veux confesser mes péchés ; c’est à Lui que je veux en demander le pardon ». Beaucoup des assistants fondaient en larmes, et prièrent avec lui et pour lui. En vain les prêtres affirmaient qu’il souffrait comme hérétique et ennemi de Dieu. Le peuple croyait Cobham plus que les prêtres.
Par un raffinement de cruauté, on l’avait suspendu par des chaînes attachées autour de son corps, au-dessus d’un feu qui brûlait lentement, afin que le supplice durât plus longtemps. « Rendez grâces à Dieu », furent les dernières paroles que l’on pût entendre sortir de la bouche du martyr dans ses souffrances indicibles. Enfin la mort y mit un terme, et l’esprit bienheureux du fidèle témoin alla près du Seigneur, en attendant le moment de la glorieuse résurrection.
« Ainsi », dit un chroniqueur, « est allé reposer le vaillant chevalier sir John Oldcastle, sous l’autel de Dieu, qui est Jésus Christ, avec la sainte compagnie de ceux qui, dans le royaume de patience, ont souffert une grande tribulation et la mort pour sa parole et son témoignage. Ils attendent auprès de Lui que leur nombre soit complet et la pleine rédemption des élus ».
Depuis ce temps les prisons de Londres regorgèrent de Wiclefites, qui furent livrés sans défense à la haine de leurs ennemis. « Qu’ils soient pendus pour offense au roi, et brûlés pour offense à Dieu », disaient les prêtres de Rome. Ceux qui échappaient à la prison et à la mort, étaient forcés de se réunir en secret. Mais Dieu se servit de cette victoire apparente de l’ennemi pour affaiblir dans les esprits d’un grand nombre la puissance et l’influence de la papauté, et pour frayer ainsi la voie à la Réformation dans le siècle suivant. La piété, la patience et la fermeté inébranlable des témoins de Jésus, faisaient une impression profonde sur les cœurs de plusieurs, tandis que la rage de persécution y semaient le mécontentement et le doute.
Henri Chicheley qui succéda à Arondel comme archevêque de Canterbury, le dépassa en zèle pour l’extermination des Lollards. Arondel semble avoir été frappé par un jugement de Dieu. Peu de temps après avoir prononcé la sentence de mort de Lord Cobham, il fut atteint d’une maladie incurable de la gorge qui le conduisit en peu de temps au tombeau.
Nous verrons plus loin comment d’autres témoins de Christ en Angleterre souffrirent pour son nom.
C’est en Bohême que fut suscité, après la mort de Wiclef, celui qui, avec ce dernier, fut un des principaux précurseurs de la Réformation. La Bohême est en grande partie habitée par une population de race slave. Le christianisme y fut introduit dans le 11° siècle, à l’époque des guerres de Charlemagne. C’est vers les années 820 à 826, que le moine Urolf évangélisa la partie est de la Bohême, nommée Moravie, et qui, à cette époque, était un royaume gouverné par ses propres princes, mais plus ou moins sous l’influence des princes allemands voisins. L’Église romaine y prédominait alors ; le culte se célébrait en langue latine, et la religion ne consistait guère qu’en formes et en cérémonies qui laissaient le peuple dans l’ignorance des vérités de l’Écriture. En 863, les princes moraves Rastislav, Svatopluk et Kotzel, voulant à la fois s’affranchir de la tutelle des princes allemands et du joug de Rome, envoyèrent à l’empereur grec de Constantinople des messagers pour lui dire : « Notre peuple est baptisé, mais nous n’avons pas de docteurs pour nous instruire et pour traduire les Saintes Écritures dans notre langue. Envoyez-nous quelqu’un qui nous explique les Écritures ».
Il y avait alors deux frères, nés dans le premier quart du 9° siècle, nommés Méthodius et Constantin. Ce dernier, à la fin de sa vie, prit le nom de Cyrille. Ils étaient fils d’un homme riche et considéré, peut-être d’origine slave. Il leur avait fait donner une éducation soignée, et ils avaient acquis la connaissance de plusieurs langues, entre autres de la langue slave. Constantin, le plus jeune, remarquable par sa science, se voua à l’état ecclésiastique. Méthodius fut d’abord un homme du monde. Il avait servi dans l’armée, et l’empereur lui avait confié l’administration d’une principauté slave. Mais après quelques années, Méthodius abandonna le monde, se fit moine et se retira dans un couvent où son frère vint le rejoindre. Mais ce n’était pas pour rester inactifs. Les missionnaires de ces temps-là, soit dans l’église latine, soit dans l’Église grecque, sortaient tous des couvents, et portaient le christianisme chez les nations encore païennes du nord et de l’est de l’Europe. Constantin avait commencé une mission chez les Bulgares, et vers l’an 860, les deux frères furent envoyés par l’empereur grec Michel, sur la demande du prince des Khazares, vers ce peuple qui habitait la Crimée et les bords du Don, pour l’instruire et le convertir.
C’est après cette mission que, pour répondre au désir des princes moraves, l’empereur leur envoya Méthodius et Constantin. Les deux frères furent bien accueillis par le prince et son peuple à Velegrad, maintenant Olmütz, ou Olomouc, en Moravie. Dès qu’ils furent arrivés, ils se mirent à prêcher l’Évangile dans la langue slave commune à la Bohême et à la Moravie, et à instruire la jeunesse. Le culte divin fut aussi célébré dans la langue vulgaire. Le zèle et la piété des missionnaires amenèrent, par la grâce de Dieu, beaucoup de conversions ; des églises et des écoles s’élevèrent de toutes parts. Méthodius et Constantin perfectionnèrent l’alphabet et l’écriture slaves, et complétèrent la version de la Bible dont ils avaient déjà traduit quelques portions longtemps auparavant.
Ils poursuivirent leurs travaux en Moravie et dans le reste de la Bohême, malgré l’opposition des prêtres romains. Ceux-ci, chose étrange à dire, n’admettaient pas qu’on pût louer Dieu en d’autres langues que l’hébreu, le grec et le latin. Or Méthodius et Constantin, sans se détacher de l’Église romaine qui, alors, était encore unie à l’Église orientale grecque, étaient avant tout préoccupés du désir d’amener des âmes à Christ. Ils croyaient avec raison que le peuple ne pouvait être édifié et consolé que dans sa langue maternelle, et à cause de cela, ils tenaient à se servir, dans le culte, de la liturgie en langue slave.
Leurs différends avec les prêtres romains les amenèrent à entreprendre un voyage à Rome pour exposer leurs vues au pape Adrien II. Celui-ci les reçut avec cordialité et les approuva. Il rétablit même en faveur de Méthodius, l’évêché de Pannonie dont le siège était à Blatno, maintenant Mosaburg, près du lac Balaton. De là, Méthodius évangélisa jusqu’en Croatie où la liturgie slave s’est conservée jusqu’à ce jour. Quant à Constantin, épuisé par ses travaux, il mourut à Rome en 869, dans un couvent où il s’était retiré, et où il avait pris le nom de Cyrille.
Méthodius ne jouit pas en paix de la position et des privilèges que le pape lui avait accordés. Il fut accusé par les archevêques et les prêtres allemands d’avoir porté atteinte aux droits de l’évêque de Salzburg sur la Pannonie, et subit un emprisonnement de trois années. Mais la Moravie étant tombée sous la domination de Svatopluk, il put se rendre de nouveau à Rome en 881, se justifia devant le pape, et reçut de celui-ci plein pouvoir pour continuer ses travaux. Il mourut à Olmütz en 885, après une vie consacrée d’une manière infatigable au service de Dieu.
Après sa mort, le parti allemand reprit le dessus et chassa les prêtres slaves. Le rituel latin s’introduisit de nouveau graduellement, et les deux pays, la Bohême et la Moravie, tombèrent de plus en plus sous la domination du pontife romain. En 967, le pape Jean XIII y rétablit la hiérarchie romaine et tous les abus de son église. En 1079, le pape Grégoire VII défendit l’usage de la liturgie orientale, c’est-à-dire de l’Église grecque, définitivement séparée de l’Église romaine, et la célébration du culte en langue vulgaire. Depuis ce temps, le Romanisme prévalut, et tout ce qui ressemblait à une religion vitale et scripturaire disparut à peu près. On ne peut cependant douter qu’au milieu de beaucoup de ténèbres, d’erreurs et de superstitions, Dieu n’eût dans ces pays un résidu fidèle qui recevait la vérité et retenait la foi de l’Évangile. Cela doit avoir été le cas, car en quelques endroits la langue vulgaire ne cessa pas d’être employée dans le culte public, et la Cène d’être donnée sous les deux espèces. Quelques-uns des puissants seigneurs étaient aussi favorables à l’Évangile et protégeaient leurs frères pauvres, comme aussi les Vaudois qui, exilés de leurs vallées natales, s’étaient réfugiés en Bohême, et contribuaient à y répandre la précieuse semence de la parole de Dieu.
Ce que nous venons d’exposer nous aidera à comprendre l’histoire de Huss.
Nous avons déjà fait allusion au triste état dans lequel se trouvait la chrétienté en Occident à la fin du 14° et au commencement du 15° siècle. Nous en dirons encore quelques mots avant de nous occuper de Jean Huss qui vécut à cette époque.
Au commencement du 15° siècle, l’Église catholique romaine, en dépit de l’unité dont elle se vante, avait à sa tête deux papes opposés l’un à l’autre. Benoît XIII avait sa résidence à Avignon, et Grégoire XII, à Rome. Cet état de choses durait depuis l’époque où Philippe le Bel, roi de France, après avoir humilié la papauté dans la personne de Boniface VIII, avait obligé le pape Clément V à transférer à Avignon le siège pontifical, afin que les papes demeurassent sous la puissance des rois de France. Mais un certain temps après, sous l’influence de l’empereur allemand, les Romains élirent un autre pape, celui d’Avignon refusant de retourner à Rome. Soit le pape d’Avignon, soit celui de Rome, prétendaient être les vicaires de Christ sur la terre, et s’accusaient l’un l’autre devant le monde entier d’hypocrisie, de parjures, et des desseins secrets les plus honteux. Ces princes de l’Église, Benoît XIII et Grégoire XII, bien qu’étant des vieillards d’environ soixante-dix ans, avaient une conduite telle que l’Europe entière en était scandalisée. Que faire pour guérir les plaies de l’Église et rétablir l’unité brisée ? Les deux papes promettaient bien et juraient même d’abdiquer leur dignité, si les intérêts de l’Église le réclamaient ; mais ils trouvaient bientôt un prétexte pour manquer à leur parole.
Alors les cardinaux des deux partis se réunirent à Livourne, afin de se consulter sur les moyens de mettre un terme à ce schisme affligeant. Ils arrivèrent à la conclusion que, dans les circonstances présentes, ils avaient le droit de convoquer un concile qui déciderait entre les deux prétendants au siège de Pierre et rétablirait ainsi l’unité de l’Église. La ville de Pise en Italie fut choisie pour le lieu où le concile se réunirait. Bien que ce fût une chose inusitée qu’un concile fût convoqué sans l’approbation du pape ou de l’empereur, toute l’Église approuva la mesure que les cardinaux avaient prise. Les papes furent ainsi privés de leur plus haut privilège, et appelés à répondre devant un nouveau tribunal ; mais ils avaient tellement perdu l’estime de la chrétienté, que tout le monde applaudit à la résolution des cardinaux.
Le concile s’ouvrit le 25 mars 1409 et fut un des plus remarquables que mentionne l’histoire de la chrétienté, soit par le nombre, soit par la qualité de ceux qui y assistèrent. On y comptait vingt-deux cardinaux, quatre patriarches latins, douze archevêques et quatorze représentants d’archevêques, quatre-vingts évêques et cent deux représentants, quatre-vingt-sept abbés et deux cents représentants, un grand nombre de prieurs, le grand maître des chevaliers de Rhodes et seize commandeurs du même ordre, des députations de toutes les universités, plus de trois cents docteurs en théologie, et des envoyés des rois et princes de l’Europe. Que ne devait pas accomplir une assemblée si respectable ? Les séances durèrent du mois de mars jusqu’à la fin du mois d’août. Après beaucoup de délibérations, les deux papes furent jugés à l’unanimité. Le 5 juin, la sentence fut rendue. Tous deux furent déclarés hérétiques, parjures, opiniâtres, incapables d’exercer l’autorité suprême et illimitée du pouvoir papal, et même indignes d’occuper aucune dignité. Le siège de Pierre fut déclaré vacant, et il s’agit alors de choisir un nouveau pape, chose plus difficile que de déposer les deux autres. Les vingt-quatre cardinaux chargés de faire ce choix, portèrent leurs suffrages sur Pierre de Candia, cardinal de Milan, qui fut élu sous le nom d’Alexandre V. Mais les deux papes d’Avignon et de Rome rejetèrent la décision du concile et continuèrent à exercer leurs fonctions comme papes légitimes, lançant l’un et l’autre leurs malédictions et leurs excommunications contre le concile et le nouveau pape leur rival. Il y eut donc trois papes. Le concile, loin de guérir le schisme, l’avait agrandi. Où était l’unité de l’Église romaine ? Où la succession apostolique, fondement de cette unité ? Alexandre V ne vécut qu’un an après son élection. À sa place on nomma Jean XXIII, homme, de l’aveu des écrivains les plus sérieux, sans principes, sans mœurs, et sans aucune crainte de Dieu.
Les difficultés furent plus grandes que jamais. Qu’y avait-il à faire ? pouvait-on encore se demander. La papauté semblait en danger de sombrer. Le pape lui-même était insuffisant pour rétablir la paix dans l’Église. L’empereur allemand Sigismond résolut d’intervenir, montrant ainsi pour le bien de l’Église plus d’intérêt que les papes. D’accord avec le roi de France et d’autres souverains, il engagea Jean XXIII à convoquer un concile général de toute l’Église, afin de mettre un terme aux luttes funestes qui l’agitaient.
La ville impériale de Constance fut choisie pour recevoir dans ses murs l’auguste assemblée. L’afflux de personnes de toutes conditions, attirées dans la ville pour cette occasion, était si grand, qu’on compte que le nombre de chevaux qui amenèrent les assistants était de trente mille. Outre les nombreux dignitaires de l’Église, plus de cent princes, cent huit comtes, deux cents barons et vingt sept chevaliers s’étaient rendus à l’invitation du pape. Des tournois, des fêtes, des plaisirs de toutes sortes se succédaient pour délasser les membres du concile de leurs occupations spirituelles. Cinq cents chanteurs avaient été rassemblés, prêts à charmer les heures de loisir des saints prélats et des gentilshommes, et à restaurer leurs esprits. Tous ces princes de l’Église, tous ces ecclésiastiques et ces grands de la terre étaient réunis afin de se consulter pour la guérison de la plaie mortelle de la papauté, mais à part quelques exceptions, l’histoire nous rapporte quelle fut la conduite abominable, l’impiété, la honteuse hypocrisie de ces soi-disant saints prêtres, et les faits scandaleux dont la ville de Constance fut témoin durant les trois ans et demi que dura le concile commencé le 5 novembre 1414, sans parler de l’impie mise à mort des deux témoins de Christ, Jean Huss et Jérôme de Prague.
Le but du concile de Constance était double : en premier
lieu, il s’agissait de mettre un terme au schisme, et secondement, de réprimer
ce que l’on nommait les hérésies de Wiclef et de Huss. On se proposait bien
aussi de réformer certains abus dans l’Église, mais il semble qu’à cet égard
les choses restèrent dans le même état. Quant au premier point, après avoir
établi qu’un pape est assujetti au jugement d’un concile général de l’Église,
le pape Jean XXIII fut déposé à cause de sa vie immorale et de son parjure
vis-à-vis de l’empereur. Grégoire et Benoît subirent le même sort et s’y
résignèrent. À leur place, on élut Othon di Colonna, sous le nom de Martin V.
Nous avons donné ces détails pour montrer ce qu’était alors celle qui s’appelle
la sainte
Église catholique.
Pour ce qui regarde les soi-disant hérésies abhorrées de Wiclef et de Huss, nous verrons comment le concile agit pour les réprimer.
Remarquons seulement ici combien, au point de vue de l’Église romaine, le danger était grand. Les précieuses vérités de l’Évangile, en dépit des tortures et des bûchers de Rome, avaient jeté de profondes racines dans des milliers et des centaines de milliers de cœurs, et s’étaient répandues dans presque tous les pays de l’Europe. En l’an 1416, à ce même concile de Constance, un an avant le martyre de Cobham et trente-six ans après que Wiclef eut traduit la Bible, l’archevêque de Lodi déclarait que les hérésies de Wiclef et de Huss avaient trouvé de zélés partisans presque partout en Angleterre, en France, en Italie, en Hongrie, en Russie, en Lithuanie, en Pologne, en Allemagne, et dans toute la Bohême. Ainsi, un ennemi déclaré rendait, sans le savoir ou sans y penser, témoignage à la puissance merveilleuse de la parole de Dieu. L’homme ne peut rien contre la vérité.
Indépendamment des semences de vérité qui étaient restées cachées en Bohême, comme nous l’avons fait remarquer, une circonstance spéciale contribua à réveiller les esprits et à préparer la voie à la réception de l’Évangile. En 1382, deux ans avant la mort de Wiclef, la princesse Anne de Luxembourg, avait épousé Richard II, roi d’Angleterre. Anne était une femme pieuse qui aimait et sondait les Écritures. Son mariage établit entre les deux pays des relations étroites dans un temps où les enseignements de Wiclef se répandaient avec une rapidité extraordinaire. Des hommes savants de Bohême, entre autres Jérôme de Prague, allèrent à l’Université d’Oxford, et à leur retour dans leur pays y rapportèrent plusieurs des écrits de Wiclef que l’on traduisit en latin et en langue bohème. Ce qui valait davantage, plusieurs avaient reçu dans leur cœur les vérités enseignées par le réformateur. D’un autre côté, des étudiants anglais se rendirent aussi à l’Université de Prague et apportèrent avec eux les livres de Wiclef. La reine Anne elle-même favorisait ce mouvement religieux. Après sa mort, qui eut lieu en 1394, plusieurs des personnes qui l’avaient suivie revinrent en Bohême, et contribuèrent aussi à répandre les doctrines évangéliques. Elles pénétrèrent ainsi jusque parmi les membres de l’Université qui se mirent à lire et à examiner les livres qui les renfermaient. Du nombre de ces docteurs se trouvait Jean Huss, dont nous allons maintenant nous occuper.
Jean Huss naquit le 6 juillet 1369 (d’autres disent en 1373), dans la petite ville de Hussinetz, d’où il tira son nom, située au sud de la Bohême près des frontières de la Bavière. Ses parents étaient d’humble extraction, comme le furent ceux de Luther. Ils purent cependant l’envoyer faire ses études à l’Université de Prague. On raconte que lorsque sa mère le conduisait à l’Université (son père étant déjà mort), elle apportait au recteur un présent qu’elle perdit dans le voyage. Très affligée de cette perte, elle se mit à genoux à côté de son fils, le recommanda au Tout-Puissant et invoqua sur lui sa bénédiction. Sa prière fut exaucée, mais elle ne vécut pas assez longtemps pour voir combien richement Dieu lui répondit.
La carrière universitaire de Huss fut brillante. Il se distingua de bonne heure par une grande intelligence et en même temps par sa modestie, sa fermeté et sa conduite irréprochable. Il était d’un abord doux et affable et gagnait les cœurs de tous ceux qui s’approchaient de lui. Pendant ses années d’étude, il se montra très attaché à la papauté ; il était un fils dévoué de l’Église de Rome et avait une foi entière dans la vertu des sacrements. Ainsi à l’époque du jubilé de Prague en 1393, il donna ses dernières pièces de monnaie au confesseur de l’église de Saint-Pierre. Comme les écrits de Wiclef étaient déjà répandus en Bohême, Huss, comme nous l’avons dit, en eut connaissance ; mais il ne lut d’abord que ses œuvres philosophiques qu’il étudia soigneusement.
Huss était entré dans les ordres, et se fit distinguer bientôt par ses remarquables capacités. Il fut revêtu successivement des grades universitaires : maître es arts, professeur à l’Université et enfin doyen de la faculté de philosophie. Sa renommée étant parvenue jusqu’à la cour du roi Wenceslas, la reine Sophie de Bavière le choisit pour son chapelain.
Jusqu’alors rien n’annonçait en Huss un réformateur, bien que sans doute il vît les abus de l’Église romaine et la corruption, non seulement des nobles et du peuple, mais aussi du clergé. Mais en 1402, il fut nommé prédicateur de la chapelle de Bethléem. C’était un édifice pouvant contenir 3000 personnes, élevé en 1392 par un riche citoyen de Prague, agréé par le roi et l’archevêque, et destiné uniquement par le fondateur à la prédication en langue bohème. Il disait : « Lorsque Christ apparut à ses disciples après sa résurrection, il leur donna commission de prêcher la parole de Dieu, de manière à conserver constamment sa mémoire vivante dans le monde ». Dès le moment où Huss commença à prêcher dans la chapelle de Bethléem, et qu’il eut à sonder davantage la parole de Dieu, un grand changement semble s’être opéré en lui, graduellement toutefois. On peut dire qu’il fut alors converti à Dieu. En même temps, Dieu appliquait la vérité à l’âme de ses auditeurs.
Selon un écrivain contemporain, la condition morale des habitants de Prague à cette époque, était la plus basse possible. « Le roi », dit-il, « les nobles, les prélats, le clergé, les citoyens, s’abandonnaient sans contrainte à l’avarice, à l’orgueil, à l’ivrognerie, à la débauche et à tous les vices. Au milieu de cette corruption Huss se leva, réveillant les consciences par sa parole. C’était tantôt contre les prélats, tantôt contre les nobles, puis contre le clergé inférieur, qu’il dirigeait ses coups ». Ainsi Dieu s’était suscité un champion pour combattre le mal et l’erreur. C’est alors aussi que Huss lut les écrits théologiques de Wiclef et qu’il les étudia sérieusement, admirant la piété de l’auteur et d’accord avec lui dans les réformes que celui-ci demandait. « Je suis attiré par ses écrits », disait-il, « car il s’y efforce avec énergie à ramener tous les hommes à la loi du Christ, et spécialement le clergé, invitant ce dernier à renoncer à la pompe mondaine et à vivre comme les apôtres et selon l’exemple de Christ ».
Huss était appelé à prêcher fréquemment dans la chapelle de Bethléem. Aux nombreux jours de fête de l’Église, il le faisait souvent deux fois dans la même journée, et toujours en langue vulgaire. Il devait ainsi étudier de plus près la parole de Dieu et creuser toujours plus profondément dans la mine inépuisable des vérités qu’elle renferme ; de cette manière il en acquérait une conception de plus en plus claire et croissait rapidement dans la connaissance des choses divines, en s’imprégnant de l’esprit de la Parole infaillible. Ce qu’il recevait ainsi intérieurement par la Parole et l’Esprit de Dieu, il le répandait au-dehors dans ses prédications qui exerçaient une puissante action sur ses auditeurs. Plusieurs étaient saisis par la vérité, d’autres s’y opposaient, ainsi qu’à celui qui l’annonçait. Mais Huss trouva dans l’archevêque et dans la reine des protecteurs, de sorte qu’en dépit de l’opposition de ses ennemis, il put continuer à prêcher, proclamant les vérités de la Sainte Écriture, et en appelant constamment à elle pour justifier ce qu’il disait. Autour de lui se formait et s’accroissait toute une communauté d’âmes pieuses qui avaient soif des eaux vives de la grâce et faim du pain de vie, qui est Christ. Huss était un vrai pasteur d’âmes, surtout pour les gens des classes les plus humbles qui venaient à lui avec une conscience troublée que l’absolution du prêtre ne soulageait pas. Il n’avait pas conscience du mouvement qui commençait par son moyen, et ignorait où il serait conduit. Il était entré, sans en avoir l’idée, dans la voie de la Réformation que Dieu opéra plus tard.
Un événement vint, vers ce temps-là, jeter dans les esprits à Prague des pensées propres à ébranler la foi en l’autorité du pape. Dans cette ville arrivèrent deux gradués d’Oxford, disciples de Wiclef, nommés James et Conrad de Canterbury. Ils tinrent des disputes publiques sur la doctrine de la primauté du pape. Les choses n’étaient guère mûres pour une tentative aussi hardie, et les autorités de la ville leur enjoignirent le silence. Mais ils savaient peindre aussi bien que parler, et leurs pinceaux se montrèrent pleins d’éloquence. Avec l’assentiment de leur hôte, ils peignirent dans le vestibule de la maison, d’un côté l’entrée du Seigneur à Jérusalem, « débonnaire et monté sur le poulain d’une ânesse », et de l’autre la magnificence plus que royale d’un cortège pontifical. On y voyait le pape portant la triple couronne, couvert de vêtements resplendissants d’or et brillants de pierres précieuses, monté sur un cheval richement caparaçonné, précédé de trompettes proclamant sa venue, et suivi d’un cortège nombreux de cardinaux et d’évêques splendidement vêtus.
Ces peintures parlaient aussi haut que des discours, et le contraste qu’elles présentaient frappait chaque spectateur. Toute la ville fut émue ; une grande excitation fut produite, et les visiteurs anglais trouvèrent prudent de s’éloigner. Mais ils avaient fait naître des pensées qu’aucune autorité n’avait le pouvoir d’étouffer. On peut cependant se demander si les consciences et les cœurs étaient atteints par de semblables attaques contre l’erreur et les abus, et si la prédication pure et simple de la vérité comme elle est en Jésus, n’était pas bien préférable pour atteindre ce but et détacher les âmes d’un système antichrétien en les amenant à jouir du salut et de la paix.
Huss fut un de ceux qui vinrent voir les peintures des deux Anglais. Il s’en retourna tranquillement et se mit à étudier de plus près les écrits de Wiclef. Il fut d’abord effrayé des choses hardies qui étaient présentées contre les superstitions, les abus et les mensonges de l’Église de Rome, mais il fut enfin convaincu.
Dieu avait donné à Huss pour le soutenir au milieu des luttes que bientôt il eut à rencontrer, un ami fidèle dans la personne de Jérôme de Faulfisch, plus connu sous le nom de Jérôme de Prague. Il était, comme nous l’avons dit, un des étudiants de Bohême qui étaient allés à Oxford, et là il avait été converti aux vérités de l’Évangile exposées par Wiclef. De retour dans son pays natal, il avait répandu les écrits du réformateur anglais, et, dans des discussions publiques, il avait soutenu les doctrines de la foi selon l’Écriture. Bientôt l’université de Prague fut partagée en deux camps ; les uns tenant pour les principes de Wiclef, les autres s’y opposant. L’attention des chefs de l’université fut éveillée, et en mai 1403, une réunion eut lieu pour examiner quarante-cinq propositions tirées, disait-on, des écrits de Wiclef. L’université était partagée en nations Bohême, Bavière, Saxe et Pologne chacune ayant une voix quand on votait sur quelque sujet. La Bavière, la Saxe et la moitié de la Pologne étant de langue allemande, pouvaient toujours avoir la majorité sur les Bohémiens. Dans le cas présent, le parti allemand l’emporta pour condamner les propositions de Wiclef, auxquelles plusieurs de ceux de Bohême étaient favorables. Il fut défendu sous peine du feu de les répandre et de les professer. Huss se contenta de nier que ces propositions se trouvassent dans Wiclef. Jusqu’alors Huss avait surtout attaqué dans ses prédications les désordres dans les mœurs de la cour, du peuple et du clergé, et insisté sur une réforme nécessaire à cet égard, en prêchant en même temps toujours plus clairement le salut gratuit par Jésus Christ.
Ce qui contribua surtout à ouvrir les yeux de Huss sur les
impostures de Rome, fut le soi-disant miracle de Wilsnack. Dans cet endroit,
situé en Prusse, dans la province de Brandebourg, se trouvaient les restes d’un
ancien autel faisant partie d’une église détruite autrefois, sans doute dans
quelque guerre. Vers l’an 1403, dans cet autel on découvrit trois des hosties
qui servent à célébrer l’eucharistie dans l’Église romaine. Quand on les trouva
elles étaient d’une couleur rougeâtre. Or nous savons que les catholiques
romains disent que quand les hosties ont été consacrées par le prêtre, elles
sont changées dans le corps et le sang du Seigneur, et qu’ainsi le corps et le
sang du Seigneur sont dans l’hostie. Quand donc on vit ces hosties rouges
,
on crut que le sang de Christ était devenu visible, que les hosties étaient
teintes du même sang qui coulait dans les veines du Seigneur quand il était sur
la terre. Le bruit de ce fait se répandit. On dit que c’était un miracle que
chacun pouvait venir contempler, et les foules accoururent. Le clergé de
l’endroit encouragea la croyance à ce soi-disant miracle. Il y trouvait son
profit, car Wilsnack devint un « lieu saint », où de toutes parts, de
la Suède, de Norvège, de Hongrie, de Pologne et de toute la Bohême, on venait
en pèlerinage avec de riches offrandes. Des miracles, disait-on,
s’accomplissaient près de l’autel par la vertu des saintes hosties. Un fait
montrera jusqu’où allait l’imposture de certains. Un citoyen de Prague qui
avait une main estropiée, s’était fait faire une main en argent et l’avait
suspendue dans l’église comme offrande votive en l’honneur des hosties
sanglantes, ainsi qu’on les appelait. Il était resté quelques jours dans
l’endroit, très probablement inconnu des prêtres, et en réalité pour mettre à
l’épreuve leur honnêteté. Mais un jour il fut surpris d’apprendre que l’un
d’entre eux avait déclaré publiquement que cette main en argent avait été
offerte comme mémorial de la guérison miraculeuse de la main malade du
donateur. Le pauvre homme ne put supporter cette fausseté ; il étendit
devant tous sa main aussi malade que jamais, au grand déshonneur du prêtre,
mais par là éclairé lui-même ainsi que plusieurs autres.
Les foules ne cessaient cependant pas d’accourir et de se prosterner autour des hosties sanglantes. L’archevêque de Prague Zbynek, qui au moins était un honnête homme, avait des doutes quant aux hosties et aux miracles qui s’opéraient dans ce lieu. Il nomma, pour examiner l’affaire, trois commissaires dont l’un était Huss. Après une minutieuse investigation, ils rapportèrent que les miracles n’avaient rien de réel, et que les hosties n’étaient pas teintes de sang. Elles ne devaient leur apparence rougeâtre qu’à la moisissure provenant de l’humidité où elles avaient été exposées. L’archevêque défendit dans tout son diocèse les pèlerinages à Wilsnack.
Jusqu’alors l’archevêque et Huss avaient été en bons termes, mais cette entente ne dura pas. Bien que Zbynek eût déclaré en 1405, qu’il n’y avait point d’hérésie en Bohême, quelques membres du clergé avaient été accusés d’être favorables aux principes de Wiclef, et l’archevêque les avait sommés de répondre à l’accusation. L’un d’entre eux, Nicolas de Welenowitz, fut jeté en prison, puis, ayant été relâché, il fut banni du diocèse. Huss prit en mains sa cause et écrivit à l’archevêque une lettre où il blâmait sa conduite. « Comment ! » disait-il, « des hommes souillés de sang, coupables de toutes sortes de crimes, marchent dans les rues avec impunité, tandis que d’humbles prêtres, qui font tous leurs efforts pour combattre et détruire le péché, qui accomplissent leurs devoirs sous votre direction ecclésiastique, qui, pleins de bonté, fuyant l’avarice, s’adonnent gratuitement au service de Dieu et à la proclamation de sa Parole, sont jetés dans les cachots comme hérétiques, et doivent subir l’exil pour avoir prêché l’Évangile ! » Un langage aussi courageux ne pouvait manquer de faire de l’archevêque Zbynek un ennemi de Huss et fournissait un prétexte pour accuser celui-ci d’être un partisan de Wiclef.
La lutte entre les partis qui existaient dans l’université de Prague n’avait point cessé. Le roi Wenceslas l’aggrava en rendant un édit qui donnait trois votes aux Bohémiens et un seul aux étrangers. Les Allemands résolurent, si le roi maintenait son édit, de quitter Prague. Le roi refusant de revenir sur ce qu’il avait décidé, un grand nombre de professeurs et d’étudiants se retirèrent. Cela amena la fondation de l’université de Leipzig. Huss qui avait approuvé la décision du roi, fut nommé recteur de l’université de Prague. Ce fut un grief de plus contre lui de la part de l’archevêque qui, par le départ des Allemands, voyait se fortifier le parti de la réforme. D’un autre côté, ceux qui avaient quitté Prague répandaient partout que Huss était entaché d’hérésie.
Comme nous l’avons vu, le concile de Pise avait déposé les deux papes Grégoire XII et Benoît XIII, et avait élu Alexandre V. L’archevêque de Prague qui d’abord avait tenu pour Grégoire XII, reconnut le nouveau pape et obtint de lui une bulle contre tous ceux qui, en Bohême, soutenaient les doctrines de Wiclef. De plus, la bulle défendait toute prédication dans les chapelles privées et condamnait au feu les écrits de Wiclef. C’était évidemment contre Huss que le coup était dirigé. Sur ces entrefaites, Alexandre V mourut, empoisonné, dit-on, par son ami Balthasar Cossa, qui lui succéda sous le nom de Jean XXIII. Huss fit vainement appel au nouveau pape, et l’archevêque résolut d’en finir et de mettre à exécution la bulle d’Alexandre V.
Il commença par ordonner que tous les écrits de Wiclef lui fussent livrés dans un délai de six jours pour être examinés. Mais sans l’avoir fait, il déclara son intention de les brûler et, le 16 juillet 1410, malgré l’opposition de l’université et sous prétexte que le roi n’avait pas défendu leur destruction, il fit brûler devant son palais environ deux cents volumes des écrits de Wiclef et d’autres réformateurs. C’étaient des manuscrits de prix, ornés de belles enluminures, et avec des couvertures très riches. Cette exécution causa une grande indignation, et plusieurs en prirent l’occasion pour tourner l’archevêque en ridicule. Il était fort ignorant et dut apprendre à lire, dit-on, lorsqu’il entra en charge. On fit des chansons qui couraient dans les rues de Prague :
Notre archevêque doit apprendre
Son A, B, C,
Afin qu’il puisse au moins comprendre
Ce qu’il a brûlé.
Le roi défendit sous peine de mort de les chanter. Huss n’était pour rien en cela ; il se contenta de dire : « C’est une pauvre chose de brûler des livres. Cela n’a jamais ôté un seul péché du cœur des hommes. Si celui qui a condamné ces livres ne peut rien prouver contre eux, il a seulement détruit quelques vérités, plusieurs belles pensées, et cela n’a servi qu’à multiplier parmi le peuple les troubles, les inimitiés, les soupçons et les meurtres ». En effet, chose triste à dire, le sang avait coulé dans ces dissensions.
Quant à la défense de prêcher dans la chapelle de Bethléem, Huss ne pensait pas devoir obéir. Il estimait qu’il était protégé par l’acte de fondation de la chapelle, mais surtout il pensait qu’il devait obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. Il disait : « Quelle autorité se trouve-t-il dans les saints écrits, ou sur quel fondement raisonnable peut-on se baser, pour défendre de prêcher dans un lieu si public et si convenable dans ce but, au milieu de la grande ville de Prague ? Au fond de tout cela il n’y a autre chose que la jalousie de l’Antichrist ». Huss comprenait et affirmait que l’appel divin à prêcher l’Évangile avait une autorité supérieure à n’importe quel appel de la part de l’homme. « Où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté ». Il continua donc ses prédications en laissant à Dieu les résultats.
Huss aurait désiré réformer les abus de l’Église de Rome à laquelle il était attaché et dont il ne se sépara jamais ouvertement ; mais comment faire au milieu de la confusion et des luttes qui régnaient dans l’Église ? Il avait à peser tout en présence de Dieu, et devait arriver, fortifié par Dieu, à prendre une résolution quant à ce qu’il avait à faire. Obéirait-il à Dieu pour autant qu’il avait compris sa volonté, et irait-il contre le courant, ou bien se laisserait-il aller avec le courant en évitant le mal autant qu’il le pourrait ?
Écoutons la conclusion à laquelle il arriva : « Afin de ne pas me rendre coupable par mon silence, abandonnant la vérité pour un morceau de pain ou par crainte des hommes, je déclare que mon dessein est de défendre même jusqu’à la mort la vérité que Dieu m’a rendu capable de connaître, et spécialement la vérité des saintes Écritures, puisque je sais que la vérité demeure, qu’elle est puissante à jamais, qu’elle subsiste éternellement, et qu’avec elle il n’y a point d’acception de personnes ». Noble résolution ! Au milieu des ténèbres qui alors couvraient l’Église, être déterminé à rester du côté de la lumière qui l’amènerait en collision avec les ténèbres et les puissances des ténèbres, c’était un vrai courage. Dieu seul pouvait l’inspirer à son fidèle témoin.
Nous avons vu que Huss en avait appelé au pape ;
l’archevêque avait fait de même et fut écouté par le pape qui nomma le cardinal
Othon di Colonna pour examiner le cas de Huss. Le cardinal somma Huss de
comparaître à Bologne où se trouvait alors le pape. Là, le réformateur ne
pouvait s’attendre qu’à une condamnation. La reine Sophie prit en main la cause
de son confesseur, et le roi écrivit au pape et au cardinal en faveur de Huss,
exprimant aussi sa volonté « que la chapelle de Bethléem à qui, disait-il,
pour la gloire de Dieu et le salut du peuple, nous avons accordé des franchises
pour la prédication de l’Évangile, subsiste
, et soit confirmée dans ses
privilèges… et que notre loyal, dévoué et bien-aimé Huss soit établi sur cette
chapelle, et prêche en paix la parole de Dieu ». Le roi demanda aussi que
Huss fût excusé de ne pas se rendre à Bologne.
Sur ces entrefaites, Colonna avait prononcé l’excommunication contre Huss pour n’avoir pas obéi à sa sommation, mais le pape, se rendant à la lettre du roi, ôta l’affaire à Colonna et nomma un autre commissaire. Cependant l’archevêque fit tous ses efforts pour persuader au pape de faire comparaître Huss devant lui, et lui envoya, ainsi qu’aux cardinaux, de riches présents. Le pape nomma alors le cardinal Brancas qui, sans l’avoir entendu, déclara Huss hérésiarque, c’est-à-dire chef d’hérétiques, et plaça sous l’interdit la ville de Prague où Huss résidait. L’archevêque triomphait, et, par ses ordres, le clergé se mit à fermer les églises (*). Mais ici encore le roi intervint et confisqua les biens du clergé qui voulait maintenir l’interdit. Le peuple aussi se souleva contre les prêtres.
(*) Dans toute ville placée sous l’interdit aucun service religieux ne pouvait être célébré.
Huss cependant, profitant de ce conflit, continua tranquillement
son œuvre, laissant le roi s’arranger avec l’archevêque et le cardinal. Combien
tout cela est remarquable et comme l’on peut y voir la main de Dieu qui
s’étendait sur son serviteur pour le garder en se servant des passions des
hommes. Car le roi au fond ne se souciait pas de la vérité, et était en réalité
un très méchant homme, que ses sujets emprisonnèrent deux fois pour ses crimes.
Le roi et l’archevêque en vinrent à un compromis. L’archevêque leva l’interdit
et écrivit au pape qu’il n’y avait point d’hérésie en Bohême
, et de son
côté, le roi fit relâcher les ecclésiastiques qu’il gardait en prison et leur
rendit leurs biens. La paix fut ainsi rétablie en quelque mesure. L’archevêque
Zbynek quitta la Bohême en septembre 1411, et mourut peu de temps après.
Le pape Jean XXIII (*) avait envoyé en Bohême un légat pour recruter des partisans contre ses adversaires. Le légat demanda au nouvel archevêque Albic de faire comparaître Huss devant lui. Il demanda tout d’abord au réformateur s’il voulait obéir aux commandements apostoliques. « Certainement », dit Huss, « et de tout mon cœur ». Le légat, se tournant vers l’archevêque, lui dit : « Vous le voyez : le maître est tout prêt à obéir aux commandements apostoliques ». Mais Huss s’apercevant qu’on l’avait mal compris, dit : « Entendez-moi bien, monseigneur. J’ai dit que j’étais prêt à obéir de tout mon cœur aux commandements apostoliques ; mais j’appelle ainsi les doctrines des apôtres de Christ, et pour autant que les commandements du pape s’accordent avec elles, je m’y soumettrai très volontiers. Mais si je vois en eux quelque chose qui s’écarte de l’enseignement des apôtres, je ne leur obéirai pas, dussé-je voir le bûcher dressé devant moi ». Le légat n’insista pas ; il avait d’autres affaires et Huss échappa pour le moment.
(*) Voir plus haut. Ce Jean XXIII est considéré aujourd’hui comme illégitime — un antipape.
Nous avons dit que le légat auquel Huss avait fait une réponse si hardie et si sincère, avait d’autres affaires que de poursuivre le réformateur. En effet, il était chargé de procurer de l’argent à son maître, le pape Jean XXIII. Dans ce but, il était porteur d’une bulle papale qui accordait des indulgences à ceux qui aideraient le pape contre ses ennemis, en particulier contre Ladislas, roi de Naples. Ces indulgences étaient promises à ceux qui s’enrôleraient comme soldats et à ceux qui, en les achetant, soutiendraient de leur argent la cause du pape. Les prêtres se mirent donc à vendre publiquement les indulgences, en vantant au pauvre peuple leur efficacité pour effacer les péchés et abréger les peines du purgatoire. Huss s’opposa énergiquement à ce honteux trafic. À cause de cela, plusieurs de ses amis à l’université se séparèrent de lui, entre autres Étienne Paletz, doyen de la faculté de théologie, qui devint dès lors un de ses plus grands ennemis.
Huss déclarait que, « par les indulgences, le riche dans sa folie est leurré par une fausse espérance ; la loi de Dieu est mise à néant ; le simple peuple s’abandonne plus librement au péché ; des péchés sont estimés comme de peu d’importance, et d’une manière générale, les gens sont dépouillés de leur avoir. Par conséquent, ajoutait Huss, que les fidèles n’aient rien à faire avec les indulgences ».
Jérôme de Prague parla aussi contre les indulgences et fit à ce sujet un discours si véhément que les étudiants, enflammés par ses paroles, lui firent le soir une ovation. Ils ne se bornèrent pas à cela. Ils formèrent une procession, attachèrent les bulles papales au cou de quelques femmes placées sur un char, et parcoururent ainsi les principales rues de la ville. Puis ayant amassé une pile de fagots, ils brûlèrent publiquement les bulles, comme précédemment l’archevêque avait brûlé les livres de Wiclef.
Il est certain que Huss, ni Jérôme de Prague, n’étaient pour rien dans cet acte que nous ne saurions approuver. C’est par d’autres moyens que la vérité combat l’erreur. Il fut prouvé plus tard que la chose avait été faite à l’instigation d’un des favoris du roi.
L’affaire cependant déplut au roi, qui donna des ordres sévères pour que les prêtres ne fussent pas molestés quand ils publieraient les bulles et vendraient les indulgences. Ainsi encouragés, les prêtres continuèrent leur impie négoce. Mais un jour qu’ils exhortaient le peuple et le pressaient d’acheter leur marchandise, trois jeunes gens, de simples artisans, s’adressèrent à l’un des vendeurs, en disant : « Tu mens ! Maître Huss nous a enseigné mieux que cela. Nous savons que tout cela n’est que fausseté ». Un tumulte s’ensuivit ; les prêtres réussirent à se saisir d’eux et les amenèrent devant le sénat qui les fit enfermer. Le jour suivant, s’étant réuni, il les condamna à mort, suivant l’édit du roi. Huss apprit cette décision et se hâta de se rendre auprès du sénat ; deux mille étudiants l’accompagnaient. Il déclara qu’il regardait la faute de ces jeunes gens comme la sienne, et que plus qu’eux, il méritait la mort. Le sénat promit de ne point verser le sang. Huss, comptant sur cette promesse, quitta la salle du sénat, et le tumulte s’apaisa.
Mais le sénat n’avait pas l’intention de tenir sa parole. Quelques heures après, une troupe de soldats conduisit les prisonniers vers le lieu d’exécution. Le bruit s’en répandit bientôt, quelques personnes suivirent les soldats, et comme la foule s’augmentait à chaque instant, les autorités craignant des désordres, donnèrent l’ordre aux soldats de s’arrêter, et à l’exécuteur de décapiter les trois prisonniers. Celui-ci ayant achevé son œuvre, s’écria : « Que celui qui agira comme ceux-ci, éprouve le même sort ! » Nombre de voix répondirent : « Nous sommes tous prêts à faire comme eux et à mourir comme eux ». Plusieurs femmes, et surtout des béguines (*) trempèrent leurs mouchoirs dans le sang des victimes et les gardèrent comme des reliques. Une femme offrit un drap pour couvrir leurs corps, et une troupe d’étudiants attachés à Huss les portèrent à la chapelle de Bethléem. On les enterra avec une grande solennité, au milieu des chants et des hymnes de la congrégation. Ces trois hommes furent naturellement considérés comme des martyrs, et quelques personnes donnèrent à la chapelle de Bethléem le nom de « chapelle des trois saints ». En effet, Huss avait prêché la vérité ; ces trois jeunes hommes l’avaient apprise de lui ; ils l’avaient reçue, et ils avaient été mis à mort pour le témoignage qu’ils avaient rendu à cette vérité ; n’étaient-ils donc pas des martyrs ? N’était-ce pas un horrible péché de vendre pour de l’argent un soi-disant pardon des péchés, qu’on donne à cette prétention le nom d’indulgence, ou tel autre que l’on voudra ?
(*) Femmes pieuses, qui se vouaient à des œuvres de charité.
La mort de ces trois jeunes hommes fut loin d’abattre le courage des amis de la vérité. Au contraire, ils se sentirent fortifiés, et s’attachèrent d’autant plus aux doctrines que Huss enseignait dans la chapelle de Bethléem. Mais le pape avait appris ce qui se passait à Prague et comment Huss condamnait la vente des indulgences. Il remit l’affaire aux mains du cardinal Pierre de San Angelo, avec l’ordre d’user de la plus grande sévérité envers les hérétiques. Huss fut sommé de se rendre à Rome pour répondre aux accusations portées contre lui. Mais, sur l’avis de quelques-uns de ses amis, il refusa et en appela solennellement du pape à Jésus Christ. Le cardinal prononça contre lui la sentence d’excommunication et mit l’interdit sur la ville de Prague. Toutes les églises furent fermées, les cierges des autels furent éteints, et les morts privés de la sépulture ecclésiastique. Un ordre du pape enjoignait de se saisir immédiatement de Huss, de le jeter en prison, de le condamner et de le brûler ; mais le temps de son martyre n’était pas encore venu. De plus la chapelle de Bethléem devait être détruite jusqu’en ses fondements. Les sénateurs résolurent d’exécuter les ordres du pape. Le 2 octobre, ils voulurent disperser par la force la congrégation de Bethléem et saisir Huss ; ils rencontrèrent une si forte résistance qu’ils furent obligés d’abandonner leur projet. Ils entreprirent alors de renverser la chapelle, mais quand leur dessein fut connu, il y eut dans la ville un si grand trouble qu’ils durent aussi y renoncer.
On conseilla alors à Huss de quitter pour un temps la ville de Prague. Il y consentit et se retira dans sa ville natale. Le seigneur qui la possédait était un de ses amis.
Mais les pensées de Huss se tournaient toujours vers son cher troupeau de Bethléem. « Je me suis retiré », lui écrivait-il, « non pour renier la vérité, car je suis prêt à mourir pour elle, mais parce que des prêtres impies m’empêchent de la proclamer ». Il ne restait cependant pas oisif. À l’exemple de son divin Maître, il parcourait la contrée, prêchant dans les villes et dans les villages. Les foules étaient suspendues à ses lèvres, ravies de sa douceur, de son courage et de son éloquence. « L’Église », disait on, « a déclaré que cet homme est un hérétique et un démon, et cependant sa vie est sainte, et sa doctrine pure et sublime ». En même temps, Huss étudiait diligemment les Écritures, et à cette époque, il écrivit un traité sur l’Église. Il s’appuyait sur ce passage : « Là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis là au milieu d’eux ». « C’est donc là », disait-il, « que serait une véritable église particulière. Christ seul est la Tête pleinement suffisante de l’Église ». Puis se tournant vers ce qui se nommait elle-même l’Église, il ajoutait : « On peut bien s’étonner en voyant ceux qui sont le plus dévoués au monde, qui mènent la vie la plus abominable, la plus opposée à la marche avec Christ, et qui sont les plus stériles quant à l’accomplissement des conseils et des commandements du Seigneur, affirmer avec effronterie et sans pudeur qu’ils sont la tête ou les membres éminents de l’Église qui est l’Épouse de Christ ».
C’était en effet à cette époque que Jean XXIII prétendait comme pape être la tête de l’Église, lui, un des hommes les plus abominables qui aient existé.
Le calme s’étant un peu rétabli dans la ville de Prague, Huss revint à son cher troupeau de Bethléem, exposant la vérité selon les Écritures et continuant à s’élever contre la corruption du clergé et les abus de l’Église de Rome. Mais bientôt les troubles recommencèrent ; l’interdit fut de nouveau mis sur cette ville par l’archevêque qui jusqu’alors avait soutenu Huss, mais qui maintenant l’invita à quitter Prague, pensant qu’une fois qu’il serait loin le calme renaîtrait. Mais comment cela pouvait-il se faire ? La vérité et l’erreur, la parole de Dieu et les commandements des hommes, l’esprit de la Réformation et l’esprit de l’Antichrist, étaient en conflit, et il n’était pas au pouvoir de Huss, ni d’aucun homme, d’arrêter la lutte, et Huss, s’il l’eût pu, ne l’aurait pas voulu. Cependant, craignant que sa présence à Prague ne devînt un danger pour ses amis, il se retira de nouveau à Hussinetz.
De là il écrivait à ses amis des lettres où respire une âme pleine de calme, de courage et d’une foi ferme. C’est dans l’une que se trouvent ces paroles pour ainsi dire prophétiques qu’il répéta plus d’une fois : « Les méchants ont commencé par préparer à l’oie (Huss veut dire oie en langue bohème) de perfides filets. Si l’oie, qui n’est qu’un oiseau domestique, paisible, et que son vol ne porte pas haut dans les airs, a pourtant rompu leurs lacs, il viendra d’autres oiseaux, dont le vol s’élèvera hardiment vers les cieux et qui les rompront avec bien plus de force. Au lieu d’une oie débile, la vérité enverra des aigles et des faucons au regard perçant ». Les réformateurs accomplirent cette prédiction, semblable à celle de Wiclef.
Huss aurait beaucoup désiré prêcher encore dans la chapelle de Bethléem. Ce désir devint si grand qu’en 1413, il brava tous les dangers et fit de courtes visites à Prague, passant quelques heures d’entretiens intimes avec ses amis, et se retirant dès qu’il voyait que sa présence était soupçonnée. Pour être plus près de Prague, il vint résider dans un château du voisinage. Là il prêcha aussi et des foules s’assemblaient de toutes parts pour l’entendre.
Bien que Huss n’eût guère que 40 ans, il avait accompli la plus longue partie de sa remarquable carrière. Une plus courte, mais plus grande, était devant lui. Dans la tranquillité de son lieu de naissance, il avait creusé plus profondément les Écritures et s’était affermi dans les vérités qu’il y avait puisées ; en même temps, dans la communion avec son Dieu et son Sauveur, il s’était fortifié en esprit pour le prochain combat. Quant à lui-même, il semble bien n’avoir eu aucun doute sur ce qu’était Rome. Il avait été émancipé intérieurement de son esclavage et des ténèbres de ses enseignements, mais il ne s’en était point séparé extérieurement. Ce que Dieu lui avait enseigné et avait fait pour lui, il désirait y faire participer son pays qu’il aimait. Il avait préparé le terrain et répandu la bonne semence ; quelques fruits se montraient, mais le temps de la moisson n’était pas encore venu. Il fallait attendre le jour de la Réformation. Il avait rendu témoignage à la vérité dans la chaire de Bethléem et par ses écrits ; il allait maintenant monter sur une autre scène devant un auditoire bien différent, et sceller par sa mort son témoignage. Presque toute la Bohême, d’ailleurs, était avec lui, surtout dans son opposition à la domination des prêtres.
Nous avons vu que pour mettre un terme au schisme qui déchirait l’Église, l’empereur Sigismond avait décidé le pape Jean XXIII à convoquer un concile à Constance. Comme le concile devait s’occuper aussi de juger et de réprimer les hérésies de Wiclef et de Huss, l’empereur demanda à son frère Wenceslas, roi de Bohême, d’envoyer Huss à Constance pour paraître devant le concile. Il promit de lui donner un sauf-conduit pour le protéger. Huss continuait à s’occuper avec bonheur et bénédiction de la prédication de l’Évangile, lorsqu’il reçut l’ordre de partir pour Constance. Il n’avait pas besoin d’être pressé d’obéir. Depuis longtemps il désirait d’avoir l’occasion de se laver publiquement de l’accusation d’hérésie et d’exposer sa foi et son enseignement, et en même temps il avait à cœur de rendre témoignage contre les corruptions de l’Église. Il écrivit à l’empereur : « Sous le sauf-conduit de votre protection, avec la permission du Très-Haut, je partirai au prochain concile de Constance ».
Plusieurs de ses amis à Prague, où il était retourné, craignaient pour sa sûreté, mais rien ne put ébranler sa résolution. Il remettait sa cause à Dieu. « Si ma mort », disait-il « peut glorifier son nom, qu’Il veuille la hâter, et m’accorder la grâce d’endurer avec courage tout le mal qui peut m’arriver. Mais s’il vaut mieux pour moi que je revienne vers vous, alors supplions Dieu que ce soit sans aucun mal, je veux dire sans que sa vérité ait souffert, de sorte que nous soyons désormais capables d’arriver à une plus pure connaissance de la vérité, pour détruire les doctrines de l’Antichrist et laisser un bon exemple à nos frères ».
Le sauf-conduit de l’empereur était ainsi conçu : « À tous les princes séculiers et ecclésiastiques… et à tous nos sujets… Nous vous recommandons avec une entière affection, à tous en général et à chacun en particulier, l’honorable maître Jean Huss, bachelier en théologie, maître ès arts, porteur de ces présentes, se rendant au concile de Constance et que nous avons pris sous notre protection et sauvegarde ». Huss avait de plus une déclaration d’orthodoxie signée par le nouvel archevêque de Prague, et une recommandation du roi.
Le 11 octobre 1414, Huss quitta Prague ; le roi lui avait donné pour l’accompagner les chevaliers Wenzel de Duba et Jean de Chlum. Partout, dans le cours de son voyage, qui dura plusieurs jours, on lui témoigna un grand intérêt ; les foules accouraient sur son passage pour le voir, et il en profitait pour rendre raison de l’espérance qui était en lui et pour annoncer ce que l’Écriture lui avait enseigné. Le 3 novembre, il entra dans Constance. L’empereur n’y était pas encore, mais le pape Jean XXIII s’y trouvait déjà, et Huss lui fit connaître son arrivée. Durant quatre semaines on le laissa tranquille, mais ses ennemis personnels, Paletz avec eux, étant arrivés, ils mirent tout en œuvre contre lui.
Le 28 novembre, Huss était dans son logement avec le chevalier de Chlum, lorsqu’on annonça des visiteurs. C’étaient les évêques d’Augsbourg et de Trente avec deux autres. Ils venaient l’assigner à paraître devant le pape. Huss protesta ; c’était dans le concile qu’il voulait être entendu. Le chevalier de Chlum protesta aussi, mais les évêques lui donnèrent l’assurance que l’on n’avait aucune mauvaise intention contre Huss. Ils partirent donc. Au bas de l’escalier, ils rencontrèrent la maîtresse de la maison qui prit congé de Huss avec larmes. Il lui donna sa bénédiction.
Arrivé devant le pape, ses ennemis produisirent contre lui une longue liste d’accusations. Ils se réjouissaient de l’avoir entre leurs mains et disaient ouvertement : « Maintenant que nous te tenons, nous ne te lâcherons pas jusqu’à ce que tu aies payé le dernier quadrant ». Des soldats avaient été placés dans les rues adjacentes pour prévenir tout trouble. Vers le soir on ordonna à de Chlum de se retirer ; Huss devait rester. Le chevalier vit alors le piège qu’on leur avait tendu et, rempli d’indignation, il se rendit auprès du pape et lui reprocha sa trahison. Le pape déclara que ce n’était pas de son fait, mais de celui des cardinaux. Ce pouvait être vrai, car il était à leur merci. Huss refusant de se rétracter, fut mis en prison sous la garde du greffier de la cathédrale, et, huit jours après, il fut transféré dans la prison du couvent des dominicains, au bord du Rhin.
Le chevalier de Chlum se hâta d’informer l’empereur de la
violation de son sauf-conduit. Dans toute la Bohême l’indignation fut grande,
et les seigneurs de ce pays demandèrent à Sigismond qu’il fît mettre Huss en
liberté. L’empereur, au premier moment, fut rempli de colère et donna l’ordre
de relâcher le prisonnier, menaçant de briser les portes de la prison si on ne
le faisait pas. Mais lorsqu’il fut arrivé à Constance, les prêtres lui
persuadèrent que l’on n’était pas tenu de garder la foi à des hérétiques
,
et Huss resta en prison. Rien ne peut excuser le manque de foi de l’empereur, mais
combien plus grand est le crime du pape, et des princes de l’Église qui, pour
ne pas laisser échapper leur proie, l’ont poussé à ce parjure !
Avant de juger Huss, le concile avait à s’occuper de mettre fin au schisme. Dès la première séance, il fut décidé que les trois papes rivaux devaient renoncer à leur dignité avant que l’on pût nommer un nouveau chef suprême de l’Église. Jean XXIII, seul des trois présents au concile, promit, pour l’amour de la paix dans l’Église, d’abdiquer publiquement le lendemain. Mais qu’étaient les promesses, l’honneur et la conscience pour un tel homme ! Aidé par quelques amis, il s’enfuit de Constance sous un déguisement, afin que son absence empêchât le concile de prendre aucune décision. L’empereur, irrité, le fit poursuivre. Jean fut saisi à Fribourg, ramené à Constance, et forcé de déposer les insignes de son pouvoir spirituel, le sceau et l’anneau du pêcheur. L’archevêque de Salisbury déclara qu’un pape qui, comme Jean, s’était souillé de crimes de toutes sortes, méritait d’être brûlé. On l’enferma dans le château de Gottleben, le même où Jean Huss était tenu dans une étroite captivité. L’ex-pape resta là durant quatre ans jusqu’à la fin du concile. Après qu’il se fut humilié devant le pape régnant, il fut mis en liberté et élevé au cardinalat. On n’usa pas d’une telle douceur envers l’intègre et innocent réformateur, comme nous le verrons.
À propos de la condamnation du pape, Huss écrivait à un ami : « Quand l’hiver viendra, ils sauront ce qu’ils ont fait en été. Considérez qu’ils ont jugé leur chef, le pape, comme digne de mort à cause de ses horribles forfaits. Répondez à cela, vous docteurs qui prêchez que le pape est un Dieu sur la terre ; qu’il peut vendre et gaspiller les choses saintes comme il lui plaît ; qu’il est la tête de tout le corps de l’Église ; qu’il est le cœur de l’Église et la gouverne spirituellement ; qu’il est la source jaillissante de toute vertu et de toute bonté ; qu’il est le soleil de l’Église et le sûr refuge pour tout chrétien. Oui, contemplez maintenant cette tête pour ainsi dire séparée par l’épée, ses péchés manifestés, cette source inépuisable tarie, ce divin soleil obscurci, ce cœur arraché et flétri par la réprobation, de sorte que nul ne peut y chercher un refuge ». La condamnation de Jean XXIII était en effet la justification de tout ce que Huss avait dit contre la puissance de Rome.
Quant au réformateur, bien qu’il sentît ce qu’avait de honteux le manque de foi de l’empereur, sa confiance ne reposait pas sur ce sauf-conduit. « Je me confie entièrement », écrivait-il, « dans le Dieu tout-puissant, mon Sauveur. Il m’accordera son Esprit pour me fortifier dans sa vérité, de sorte que je puisse faire face avec courage aux tentations, à la prison, et, s’il le faut, à une mort cruelle ».
Le cachot dans lequel Huss avait été enfermé était près de l’égout du couvent, de sorte qu’un air pestilentiel le remplissait. Le prisonnier tomba dangereusement malade. Le pape lui envoya son propre médecin, car, ainsi que le disait quelqu’un, « on ne désirait pas qu’il mourût de mort naturelle ». Par l’intercession de ses amis, il fut transféré dans une prison plus saine du couvent des franciscains, et quelques jours après au château de Gottleben, où il fut enchaîné, les mains attachées la nuit par un cadenas au mur contre lequel était appuyé son lit. Là il attendit le moment d’être appelé devant le concile.
Le concile était bien résolu à mettre Huss hors d’état de propager ses enseignements, et il aurait voulu éviter le bruit d’un interrogatoire public. Différents passages que l’on avait tirés de ses écrits, étaient jugés suffisants pour passer outre à sa condamnation. D’un autre côté, plusieurs personnes venaient visiter le prisonnier dans sa cellule solitaire et le pressaient de reconnaître et d’abjurer ses erreurs. Sur son refus, il était souvent insulté et maltraité. Il protesta contre cette manière d’agir secrète et inquisitoriale, et insista pour être traduit devant le concile afin de pouvoir se défendre publiquement. Son fidèle ami, le chevalier de Chlum, se rendit, avec quelques autres gentilshommes de Bohême, auprès de l’empereur, et le pria de prendre lui-même l’affaire en main. Leur demande fut favorablement accueillie, et l’on fixa un jour pour la comparution de Huss. Le dessein des prêtres fut ainsi déjoué.
Le 5 juillet 1415, Huss fut amené devant le concile. Sauf deux ou trois gentilshommes de Bohême qui lui restaient fidèles, il était seul devant cette grande assemblée d’ecclésiastiques, de princes et de seigneurs. Son corps était affaibli par sa longue détention et la maladie dont il se remettait à peine, mais son esprit était fort dans le Seigneur ; il était prisonnier, mais libre dans son âme. Il se reconnut comme l’auteur des livres qui lui furent présentés. Puis on lut les passages incriminés qui devaient motiver sa condamnation. Les uns étaient des citations exactes de ses écrits, d’autres étaient dénaturées, il y en avait enfin d’entièrement fausses. Mais dès qu’il eut commencé à défendre ses doctrines en se fondant sur l’autorité des Écritures et sur le témoignage des Pères de l’Église, sa voix fut couverte par des cris violents et tumultueux. Le bruit et l’agitation devinrent tels que le concile se vit obligé d’ajourner la séance.
Deux jours après, les débats continuèrent. L’empereur était présent pour maintenir l’ordre. Une éclipse de soleil presque totale remplit de terreur l’assemblée et les habitants de la ville. Une obscurité à peu près complète couvrait la cité, le lac et les campagnes environnantes. On pensait que le jour du jugement était arrivé. Enfin la lumière reparut graduellement et Huss fut introduit. Ses accusateurs étaient là aussi nombreux, mais plus calmes. Le concile avait préparé une formule d’abjuration qu’il fut invité à signer. Huss répondit avec une dignité tranquille : « Je ne rétracterai rien de ce que j’ai dit ou écrit, à moins que l’on ne me prouve que mes paroles sont en opposition avec la parole de Dieu ». Et comme on l’accusait d’avoir soutenu et répandu les enseignements de Wiclef, il convint d’avoir dit : « Wiclef était un vrai croyant ; son âme est maintenant dans le ciel, et je ne puis souhaiter pour la mienne une plus grande sécurité que celle que Wiclef possédait ». Les moqueries et les rires accueillirent cette confession simple et sincère. Après plusieurs heures de discussion, Huss fut reconduit dans sa prison, et les membres du concile se dispersèrent pour se reposer dans les jouissances et les plaisirs que la ville leur offrait.
Le jour suivant, Huss comparut pour la troisième fois. On lui lut trente-neuf articles renfermant les erreurs qu’on l’accusait d’avoir enseignées dans ses écrits, ses prédications et ses conversations privées.
Comme la plupart des réformateurs, Huss insistait surtout sur la doctrine du salut par la foi, sans les œuvres. En outre il affirmait que personne, de quelque charge ou dignité qu’il fût revêtu, fût-il pape ou cardinal, ne pouvait être un membre de la vraie Église de Christ, s’il menait une vie profane. « La vraie foi à la parole de Dieu », disait-il, « est le fondement de toutes les vertus ». À l’appui de ses assertions, il en appelait au nom vénéré d’Augustin. Celui-ci soutenait que la possession des vertus apostoliques donnait seule à un pape ou à des prélats un droit à la succession apostolique. « Le pape », disait-il, « qui n’imite pas Pierre dans sa vie, n’est pas un représentant de Christ, mais un précurseur de l’Antichrist ». Là-dessus Huss citait ce passage de saint Bernard : « Un esclave de l’avarice n’est pas un successeur de saint Pierre, mais de Judas Iscariote ». Devant ces citations le concile se trouvait très embarrassé, personne n’osant contredire des déclarations de docteurs aussi respectés.
Ainsi il y avait deux chefs principaux d’accusation contre Huss : il mettait en question la doctrine de l’Église romaine, et il condamnait le faux système de la papauté. Mais son affirmation hardie que nulle dignité royale ou sacerdotale n’avait de valeur devant Dieu, si ceux qui la possédaient vivaient dans des péchés mortels, fut surtout ce qui semble avoir emporté sa condamnation. Le cardinal de Cambrai ayant taxé d’impiété cette déclaration, Huss affirma encore plus fortement qu’un roi qui vit en état de péché mortel, n’est pas un roi devant Dieu. Peut-être allait-il trop loin, car l’Écriture nous dit que toute puissance temporelle est établie de Dieu, mais peut-être aussi voulait-il dire que la dignité royale ne constituait pas un titre à faire valoir devant Dieu, et qu’elle n’excuse pas le péché. Quoi qu’il en soit, ces paroles décidèrent de son sort. L’empereur indigné s’écria : « Jamais il n’y eut sur la terre un hérétique plus dangereux », à quoi le cardinal de Cambrai ajouta : « Comment ! il ne te suffit pas d’abaisser la puissance spirituelle, tu veux aussi précipiter les rois de leur trône ! » « Un homme », avança un autre cardinal, « peut être un vrai pape, un vrai prélat, ou un vrai roi, alors même qu’il ne serait pas un vrai chrétien ». — « Pourquoi donc », répondit Huss sans être effrayé, « avez-vous dépouillé Jean XXIII de sa dignité ? » — « À cause de ses iniquités manifestes », répartit l’empereur.
Les débats continuèrent. On pressa Huss de toutes manières de rétracter ses erreurs et de reconnaître que les accusations portées contre lui étaient bien fondées. On lui demanda de se soumettre implicitement aux décisions du concile. Mais ni promesses, ni menaces n’eurent d’effet sur lui. « Abjurer », dit-il, « signifie reconnaître et abandonner une erreur que l’on aurait tenue. Or quant aux opinions et aux doctrines que l’on m’attribue faussement, je ne puis naturellement pas les rétracter ; quant à celles que je reconnais et soutiens, je suis prêt, et de tout mon cœur, à les abandonner dès que le concile m’en aura enseigné de meilleures ». La réponse fut : « Ce n’est point l’affaire du concile d’enseigner, mais de conclure, et d’attendre de toi l’obéissance pure et simple à sa décision. Si tu refuses, les peines résultant de ton obstination te seront appliquées ». Et là-dessus ceux qui auraient dû être de débonnaires pasteurs du troupeau de Christ exigèrent hautement et unanimement, ou une rétractation complète, ou la mort sur le bûcher. L’empereur, à qui sa conscience pouvait bien lui reprocher son manque de foi, eut, dit-on, un entretien particulier avec Huss ; les plus habiles et les plus savants docteurs en philosophie et en théologie s’efforcèrent de l’ébranler et de l’amener à céder. Tout fut inutile ; Huss, avec modestie et fermeté, répliqua qu’il ne pouvait rétracter aucune de ses doctrines, à moins qu’on ne lui en eût montré la fausseté par l’Écriture. On le ramena dans sa prison. Son fidèle ami, le chevalier de Chlum, l’y suivit afin de le consoler par des paroles de sympathie. « Quel rafraîchissement », dit Huss une fois, « de voir ce vrai gentilhomme n’estimer pas au-dessous de sa dignité d’étendre sa main vers un pauvre hérétique dans les fers, et qui est abandonné de tout le monde ! »
C’est à ce véritable ami que Huss dans son cachot racontait un songe qu’il avait eu. Une nuit, il crut voir le pape et les évêques effacer les images de Jésus Christ qu’il avait fait peindre sur les murs de la chapelle de Bethléem. Ce songe l’afflige, mais le lendemain il voit plusieurs peintres occupés à rétablir les images en plus grand nombre et avec plus d’éclat. Ce travail achevé, les peintres, entourés d’un grand peuple, s’écrient : « Que maintenant viennent papes et évêques, ils ne les effaceront plus jamais ». — « Et plusieurs peuples se réjouissaient dans Bethléem, et moi avec eux », ajoutait Huss. — « Occupez-vous de votre défense plutôt que de rêves », lui dit le chevalier de Chlum. — « Je ne suis point un rêveur », répondit Huss, « mais je tiens pour certain que l’image de Christ ne sera jamais effacée. Ils ont voulu la détruire ; mais elle sera peinte de nouveau dans les cœurs par des prédicateurs qui vaudront mieux que moi ». Ainsi ce qui occupait par-dessus tout ce prisonnier pour la vérité, c’était Christ et son triomphe. Dieu lui donnait la sainte confiance que les ennemis de Christ ne prévaudraient pas contre Lui.
Lorsqu’on eut emmené Huss, l’empereur se leva et dit : « J’ai entendu les accusations portées contre Huss. Il en a reconnu quelques-unes comme vraies ; d’autres ont été soutenues contre lui par des témoins dignes de foi. Pour les unes comme pour les autres, il mérite la mort. S’il n’abjure pas toutes ses erreurs, il doit être brûlé. Il faut que le mal soit extirpé radicalement. S’il se trouve à Constance quelques-uns de ses partisans, on doit sévir contre eux avec la plus extrême rigueur, et avant tout contre son disciple, Jérôme de Prague ». Ce jugement impérial ayant été rapporté au martyr, il dit simplement. « J’avais été averti de ne pas me fier à son sauf-conduit. Je me suis fait une grande et douloureuse illusion ; il m’a même jugé avant mes ennemis ».
Après cette scène, Huss fut laissé en prison durant un mois. De nouveaux efforts furent faits, même par des personnes du plus haut rang, pour l’engager à se rétracter. On espérait que cette pression incessante jointe à la faiblesse croissante de son corps, finirait par vaincre ce que l’on nommait son opiniâtreté. Ce fut en vain. Celui qui l’avait rendu capable de rendre sans trembler témoignage pour Christ devant ses ennemis, le fortifia aussi contre ces derniers assauts de Satan. Il resta inébranlable, cependant toujours prêt, disait-il, à abandonner toute doctrine qui lui serait démontrée fausse d’après les Écritures.
L’empereur Sigismond avait donné son avis, le concile n’avait plus qu’à confirmer la condamnation de Huss. Il se réunit le 6 juillet 1415 dans la cathédrale. Comme hérétique, le prisonnier dut rester dehors pendant la célébration de la grand-messe. Ensuite l’archevêque de Lodi prêcha sur ce texte : « Afin que le corps du péché fût annulé » (Romains 6:6). Évidemment il entendait par là que l’hérétique devait être brûlé. Cette perversion du sens de la parole de Dieu répondait bien au dessein du concile. La prédication de l’archevêque ne renfermait autre chose que de violentes sorties contre toutes les hérésies et les erreurs jugées telles par l’Église romaine. Il dirigea surtout ses coups contre Huss qu’il montra comme un hérétique aussi dangereux qu’Arius, et comme un faux docteur pire que Sabellius. Il termina par des louanges à l’adresse de l’empereur. « C’est ta charge glorieuse », lui dit-il entre autres, « de punir l’hérésie et de mettre fin aux schismes, et avant tout de châtier cet hérétique obstiné », et il indiquait Huss qui, à genoux, priait avec ferveur.
On lut contre lui environ trente chefs d’accusation. Huss tenta à plusieurs reprises de parler pour sa défense, mais on ne le lui permit pas. La sentence fut prononcée à peu près en ces termes : « Comme Jean Huss, durant de longues années, a perverti le peuple en répandant des doctrines notoirement hérétiques et comme telles condamnées par l’Église, en particulier les doctrines de Wiclef, et qu’ainsi il a donné lieu à un scandale public ; comme il a avec opiniâtreté foulé aux pieds les clés (le pouvoir) de l’Église ainsi que les peines ecclésiastiques (*), et que, méprisant les juges ordinaires de la terre, il en a appelé à Jésus Christ comme Juge souverain, appel qui est insultant pour l’autorité spirituelle et tend à la faire mépriser ; comme de plus il a persisté dans ses erreurs jusqu’au dernier moment, et les a maintenues devant le concile ; en raison de cela nous décidons que, comme un hérétique obstiné et incorrigible, il soit dépouillé de ses saintes dignités (**) et en soit déclaré indigne ».
(*) L’interdit qui avait été prononcé, et malgré lequel Huss avait continué à prêcher.
(**) De son caractère de prêtre.
Après la lecture de ce jugement, Huss commença à prier à haute voix pour ses ennemis, ce qui fut accueilli par un rire moqueur de la part de quelques membres du concile. Mais Huss élevant ses mains en haut, s’écria : « Vois, ô Sauveur miséricordieux, comment ce concile juge comme erreur ce que tu as enseigné et pratiqué. Toi, Jésus, accablé par tes ennemis, tu as remis à ton Dieu et Père ce qui te concernait. Tu nous as ainsi laissé ton exemple, afin qu’opprimés aussi, nous ayons notre recours au jugement de Dieu ». Il déclara encore une fois solennellement qu’il n’avait conscience d’aucune hérésie, et ne pouvait abjurer ce qu’il n’avait pas enseigné. Puis jetant un regard perçant sur Sigismond, il ajouta : « Je suis venu dans ce concile en me confiant au sauf-conduit de l’empereur ». Sigismond baissa les yeux, confus au souvenir de son manque de foi.
La veille du jour fixé pour l’exécution du saint martyr, il reçut la dernière visite de son fidèle ami, le chevalier de Chlum. « Mon cher maître », lui dit celui-ci, « je suis un homme ignorant et, par conséquent, absolument impropre à donner un conseil à un homme aussi éclairé que vous. Malgré cela, je vous prie instamment que si dans votre for intérieur vous avez conscience de quelqu’une des erreurs dont on vous accuse, vous n’ayez pas honte de la rétracter et de l’abandonner. Mais si vous êtes persuadé de votre innocence, je suis si éloigné de vous conseiller de dire quelque chose contre votre conscience, que je vous exhorterai plutôt à souffrir toute espèce de torture plutôt que de rétracter ce que vous tenez pour vrai ». Huss, profondément touché, répondit avec larmes. « Dieu m’est témoin que j’ai toujours été et que je suis encore prêt à rétracter de tout mon cœur et avec serment quelque erreur que ce soit qui m’aura été montrée telle par les Écritures ».
Selon le jugement du concile, Huss fut dégradé de son caractère de prêtre. L’archevêque de Milan assisté de six évêques procéda à cette triste cérémonie. Huss fut revêtu des vêtements sacerdotaux, on plaça dans sa main le calice ou coupe de la Cène, et il fut conduit devant le maître-autel comme pour célébrer la messe. Il se laissa faire tranquillement et fit seulement la remarque que « son Sauveur aussi avait été livré aux moqueries revêtu d’un habit royal ». On lui ôta le calice des mains, on le dépouilla des vêtements consacrés, et on effaça de sa tête les traces de la tonsure. En lui retirant le calice, les prêtres dirent : « Ô Judas maudit, qui as abandonné le conseil de paix et as pris part à celui des Juifs, nous te retirons le saint calice rempli du sang de Jésus Christ ». — « Je me confie », répondit Huss, « en la miséricorde de Dieu, et je boirai de sa coupe aujourd’hui dans son royaume ». — « Nous livrons ton âme aux diables de l’enfer », s’écrièrent les évêques. — « Mais moi », dit le martyr, « je remets mon esprit entre tes mains, Seigneur Jésus Christ ; je te recommande mon âme que tu as sauvée ».
Rome repousse l’accusation de verser le sang. Le concile déclara donc que l’hérétique Huss était retranché du corps de l’Église et placé hors de son domaine, et elle le livra comme laïque au jugement du pouvoir séculier. C’était la sentence de mort. L’empereur ordonna l’immédiate exécution du condamné. L’électeur Louis de Bavière, maréchal de l’empire, accompagné de huit cents chevaliers et d’une grande foule de peuple, conduisit Huss au lieu du supplice dans une prairie hors de la ville. Le cortège s’arrêta un instant devant le palais épiscopal. Là on brûla une quantité des livres du réformateur. Huss sourit à la vue de cet acte de mesquine vengeance. Il essaya de dire quelques mots à la garde impériale et au peuple, mais l’électeur ne le permit pas, et donna l’ordre de continuer la marche. Rien ne pouvait troubler la paix du courageux témoin de la vérité : Dieu était avec lui. En s’avançant vers le lieu où le bûcher se dressait, il chantait à haute voix des Psaumes et priait avec tant de ferveur que le peuple disait : « Nous ne savons pas ce que cet homme a fait, mais nous l’entendons adresser à Dieu des prières magnifiques ».
Arrivé près du bûcher, Huss s’agenouilla, pria pour que Dieu pardonnât à ses ennemis, et recommanda son âme à Christ. Le poteau où il fut attaché était planté profondément en terre. Des piles de fagots furent entassés sous ses pieds. On l’attacha fortement au poteau, puis on empila autour de lui du bois jusqu’à son menton. Avant de donner l’ordre d’allumer le feu, le maréchal de l’empire lui demanda si, dans ce dernier moment, il ne voulait pas abjurer ses erreurs et sauver son âme et sa vie. « Quelles erreurs ? » répondit Huss. « Je ne me sens coupable d’aucune. J’appelle Dieu à témoin que tout ce que j’ai écrit et prêché l’a été en vue de sauver les âmes du péché et de la perdition ; et ce que j’ai écrit et prêché, je le scelle aujourd’hui volontiers de mon sang ».
Le feu fut mis au bûcher, et comme les flammes l’entouraient, Huss commença à chanter à haute voix : « Jésus, fils de David, aie pitié de moi ! » Ses souffrances furent de courte durée. Comme d’une voix affaiblie il répétait pour la troisième fois ces paroles, l’épaisse fumée et la flamme poussées par le vent contre son visage, l’étouffèrent avant que son corps fut consumé. Jésus avait eu pitié de lui, et son esprit bienheureux était allé près de son Sauveur dont il avait été un fidèle témoin. On alluma le bûcher une seconde et une troisième fois, afin qu’il ne restât que des cendres de sa personne et de ses vêtements, et ses cendres mêmes, recueillies avec la terre sur laquelle elles étaient répandues, furent jetées dans le Rhin.
Un écrivain dit : « Huss semble avoir pénétré plus avant que ses devanciers dans l’essence de la vérité chrétienne. Il demandait à Christ de lui faire la grâce de ne se glorifier que dans la croix et dans l’opprobre inappréciable de ses souffrances. Il fut, si l’on peut ainsi dire, le Jean-Baptiste de la Réformation. Les flammes de son bûcher allumèrent dans l’Église un feu qui répandit au milieu des ténèbres un éclat immense, et dont les lueurs ne devaient pas si promptement s’éteindre ».
Malgré les avertissements de Huss déjà prisonnier, Jérôme de Prague s’était rendu à Constance, mais n’ayant pu obtenir de sauf-conduit, il quitta la ville pour retourner en Bohême. Ses ennemis cependant réussirent à s’emparer de lui, et, chargé de chaînes, il fut ramené à Constance. C’était en mai 1415. Aussitôt après son arrivée, il dut paraître devant le concile. Là un grand nombre d’accusations furent portées contre lui, il fut accablé d’injures, et même le célèbre Gerson qui l’avait connu à Paris, le traita avec dureté. Jérôme déclara qu’il donnerait sa vie pour la défense de l’Évangile qu’il avait annoncé. Le concile le remit, jusqu’à ce que l’affaire de Huss fût terminée, entre les mains de l’archevêque de Rigo qui le traita avec la plus grande cruauté, plus que s’il eût été le pire des malfaiteurs. Il fut attaché, mains et pieds liés, à une poutre élevée, de manière à ce qu’il ne pût ni s’asseoir, ni lever la tête. Il resta ferme pendant plusieurs mois, en dépit des tortures que lui infligeait son impitoyable bourreau. Mais enfin il céda sous l’effet de ses intolérables souffrances. Loin de toute consolation humaine, enchaîné dans une sombre cellule et dans une position des plus pénibles, ayant à peine les aliments nécessaires pour apaiser sa faim et sa soif, le courage lui manqua. Épuisé et désespéré, il se laissa aller à rétracter entièrement tous les enseignements contraires à la doctrine de l’Église romaine, et surtout ceux de Wiclef et de Huss. On rédigea pour lui sa rétractation, et il la lut devant le concile le 23 septembre. Non seulement il abjurait toutes les hérésies dont il était accusé et celles de Wiclef et de Huss, mais il déclarait qu’il approuvait la sentence portée contre eux.
Pauvre Jérôme ! Pour prix de sa rétractation, il ne fut pas même mis en liberté. Tout ce qu’il obtint fut de ne plus être enchaîné. On mettait en doute sa sincérité, et l’on craignait qu’étant libre, il ne retournât en Bohême pour soutenir l’hérésie. Mais ce traitement injuste lui ouvrit les yeux, et Dieu l’employa pour son relèvement. Il regretta amèrement sa rétractation et reconnut avec repentance sa faute devant Dieu. De nouvelles accusations avaient été portées contre lui ; on le questionna dans sa prison, mais il refusa de répondre à ces interrogatoires privés, et demanda d’être entendu par le concile. Il parut donc une seconde fois devant ses juges qui s’attendaient à une nouvelle rétractation. Ils furent bien déçus et surpris, lorsqu’il déclara solennellement qu’en condamnant les doctrines de Wiclef et de Huss et en approuvant la sentence prononcée contre le saint confesseur de la vérité, il avait commis un péché dont il se repentait profondément. Il commença son discours en demandant à Dieu d’incliner son cœur par sa grâce, afin que ses lèvres ne proférassent que ce qui pouvait servir au bien de son âme. « Je n’ignore pas », s’écria-t-il, « que beaucoup d’hommes illustres ont succombé sous les accusations de faux témoins et ont été injustement condamnés ». Et il cita la longue liste de ceux que mentionne la Bible et qui souffrirent ainsi, en commençant par Joseph, Daniel et les prophètes, et continuant par Jean le Baptiseur, le Seigneur de gloire lui-même, les apôtres et Étienne. Enfin il rappela tous les grands hommes de l’antiquité qui étaient tombés victimes de faux témoignages et avaient laissé leur vie pour l’amour de la vérité.
L’éloquence brûlante du prisonnier frappa d’étonnement ses ennemis. Après avoir passé 340 jours dans un misérable cachot, ils le voyaient calme et intrépide, parlant avec puissance. Il reconnaissait sans détour qu’aucun acte de sa vie ne l’avait autant affligé que sa rétractation. « Cette coupable rétractation », disait-il hautement, « je la rétracte maintenant pleinement, et je suis résolu à tenir jusqu’à la mort pour les vraies doctrines de Wiclef et de Huss, parce que je crois que ce sont les purs enseignements de l’Évangile, de même que je crois que leur vie a été sans blâme et sainte ».
Il n’était pas besoin de plus de preuves de son hérésie. Il fut condamné à mort comme hérétique et relaps. L’évêque de Lodi fut de nouveau chargé de prononcer le discours que l’on peut appeler l’oraison funèbre de l’accusé. Il prit pour texte : « Il leur reprocha leur incrédulité et leur dureté de cœur » (Marc 16:14), paroles qu’il appliqua à l’hérétique qui se trouvait devant lui. En réponse à ce discours, Jérôme s’adressant au concile dit : « Vous m’avez condamné sans m’avoir convaincu d’aucun crime. Une épine demeurera dans vos consciences, un ver qui ne mourra point. J’en appelle au Souverain Juge, devant lequel vous paraîtrez avec moi, et à qui vous aurez à répondre au sujet de ce jour ». Poggius, historien catholique qui était présent à cette scène, dit : « Les oreilles de tous étaient captivées, et les cœurs étaient émus. La séance fut très agitée et bruyante ». Comme autrefois Paul devant Agrippa, Jérôme était sans nul doute l’homme le plus heureux de toute cette nombreuse assemblée. Il jouissait de la présence et de l’approbation de son bien-aimé Maître. Il pouvait dire comme le bienheureux apôtre : « Dans ma première défense, personne n’a été avec moi, mais tous m’ont abandonné… Mais le Seigneur s’est tenu près de moi et m’a fortifié » (2 Timothée 4:16-17).
Le 30 mai 1416, Jérôme fut remis au bras séculier. Eneas Sylvius, qui plus tard devint pape sous le nom de Pie II, et qui était membre du concile, écrivait à un ami : « Jérôme est allé au bûcher comme à une joyeuse fête. Comme le bourreau s’apprêtait à allumer les fagots derrière son dos, il dit : « Apporte le feu ici, devant moi. Si je l’avais craint, j’aurais pu y échapper ». Telle fut la fin d’un homme d’une excellence peu ordinaire. J’ai été témoin de cette catastrophe, et j’en ai vu chaque détail ». Tel est le témoignage d’un écrivain catholique qui faisait partie de l’assemblée qui condamna Jérôme. Lui et Poggius témoignent de l’injustice de tous ces prélats, et de la fermeté héroïque de Huss et de Jérôme. Ce dernier, après qu’on l’eut lié au poteau, ne cessa de chanter d’une voix forte et ferme des cantiques à la louange de son Sauveur. Du milieu des flammes, on put l’entendre distinctement chanter l’hymne latine en usage à la fête de Pâques dans les églises romaines, et qui commence par ces mots :
« Salve, festa dies, toto venerabilis aevo,
Qua Deus infernum vicit, et astra tenens ».
c’est-à-dire :
« Salut, ô jour de fête, à jamais digne d’être célébré,
jour auquel Dieu, qui régit les cieux, a vaincu l’enfer ».
Jérôme n’expira qu’après un quart d’heure entier de souffrance dans les flammes. Peu d’instants avant sa mort, il s’écria : « Ô Dieu, aie pitié de moi ! aie pitié de moi ». Et aussitôt après : « Tu sais, Seigneur, combien j’ai aimé ta vérité ». Puis : « Entre tes mains, je remets mon esprit ». Ce furent les dernières paroles distinctes qui sortirent de la bouche du martyr. « Absent du corps », son esprit bienheureux alla auprès du Seigneur, où il attend avec tant d’autres la glorieuse résurrection de vie.
Il est digne de remarquer que la mort de ces deux hérauts de la Réformation ne fut pas le résultat d’une condamnation prononcée par le pape ou par la cour romaine, mais que ce fut un concile général de l’Église qui rendit la sentence. Il représentait l’Église romaine tout entière, toute la puissance temporelle et spirituelle du monde romain. Elle est tout entière responsable de ce crime ajouté à tant d’autres, qui appelleront sur elle le jugement de Dieu.
Les travaux de Huss et de Jérôme de Prague en Bohême n’avaient pas été stériles. Un grand nombre de personnes avaient reçu dans leur cœur les vérités scripturaires que ces deux serviteurs de Dieu avaient prêchées, et elles y restaient attachées. La mort de ces fidèles témoins n’avait fait que confirmer dans leur foi leurs adhérents, de sorte qu’un an après leur supplice, l’archevêque de Lodi, dans un discours prononcé devant le concile, disait que le supplice du feu avait été trop doux pour ces deux hérétiques dont les doctrines abominables avaient infesté l’Angleterre, la France, l’Italie, la Hongrie, la Pologne, l’Allemagne et toute la Bohême. Ces doctrines étaient aussi celles que professaient les Vaudois répandus dans tous ces pays, ainsi que les Wiclefites en Angleterre. Les prédications de Huss et de Jérôme leur avaient comme donné une vie nouvelle. La vérité de Dieu ne peut mourir malgré les efforts de Satan ; la lumière de l’Évangile ne pouvait plus être éteinte, en dépit de toutes les persécutions.
Le supplice de Huss et de Jérôme souleva une vive indignation
dans toute la Bohême. Plus de quatre cents chevaliers et gentilshommes de Bohême
et de Moravie écrivirent au concile pour protester contre ses procédés et
contre l’outrage fait à la foi orthodoxe des Bohémiens en brûlant leurs deux
plus éminents docteurs. Le concile se refusa à prêter l’oreille à ces
représentations. Au contraire, en l’an 1418, peu avant la clôture du concile,
le pape Martin V fit annoncer une croisade contre les partisans de Huss qui
furent dès lors nommés Hussites
. Le cardinal de Raguse fut envoyé en
Bohême comme légat du pape. C’était un homme violent qui annonça son intention
de ramener le pays à l’obéissance à l’Église romaine par le feu et l’épée. Il
mit à exécution ses menaces. Après que de sévères édits eurent été rendus
contre les Hussites, il en fit torturer et brûler vifs plusieurs qui
résistaient. On les emprisonnait, on confisquait leurs biens, on traquait comme
des bêtes féroces ceux qui s’enfuyaient, et ceux qui étaient pris étaient
vendus comme esclaves. Plus de 1600 furent jetés vivants dans les fosses des
mines de Kuttenberg. Un prêtre hussite ayant été arrêté, on lui perça les mains
avec une épée ; puis il fut lié à un arbre par des cordes passées à
travers ses blessures, et enfin brûlé. Tels étaient les traitements que l’on
faisait subir à de fidèles serviteurs de Dieu.
Poussés à bout par leurs ennemis, les Hussites prirent les armes pour se défendre. Ils oublièrent, comme d’autres l’ont fait après eux, que le Seigneur devant Pilate a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu, afin que je ne fusse pas livré aux Juifs » (Jean 18:36).
On avait interdit les églises aux ecclésiastiques qui adhéraient
aux doctrines de Huss. Ils se réunissaient donc en dehors avec les fidèles. Un
des points sur lequel les Hussites insistaient, était que la coupe de la Cène
fût distribuée à tous les communiants, et non pas réservée aux prêtres seuls,
comme l’Église romaine l’enseigne. En effet, le Seigneur a dit à ses
disciples : « Buvez-en tous » (Matthieu 26:27), et l’apôtre
Paul, en rappelant l’institution de la Cène, dit aux Corinthiens :
« Toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez la
coupe » (1 Corinthiens 11:26), ce qui s’adressait à tous sans exception.
Mais l’Église romaine, de son chef, comme nous l’avons vu, avait retranché la
coupe aux laïques, pour la donner au clergé seul. Or en l’an 1416, une troupe
de prêtres de l’Église de Rome se jetèrent sur les assemblées de ceux qui
communiaient sous les deux espèces, c’est-à-dire avec le pain et le vin, et les
dispersèrent de vive force. Alors les prêtres des Hussites rassemblèrent leur
peuple et se retirèrent avec lui sur une haute colline située au sud et à
quelque distance de la ville de Prague. Une tente y fut élevée pour y célébrer
le service divin et y prendre la Cène. Un grand nombre de fidèles se joignirent
à eux. Ils se partageaient en différentes sections pour écouter les
prédications et pour communier. Un jour, trois cents tables y avaient été
dressées, et l’on y compta plus de 42000 communiants. Une agape suivit où les
riches partagèrent avec les pauvres. Les jeux, les danses, les boissons fortes
étaient interdits, et le peuple demeurait là sous des tentes comme dans un
camp. De là vint le nom de Tabor, c’est-à-dire camp
en langue tchèque,
que l’on donna à cette colline, et de là aussi le nom de Taborites donné à ceux
qui s’y étaient réfugiés et plus tard à tous ceux qui se joignirent à eux.
Bientôt les Taborites eurent un chef en la personne d’un noble Bohémien, Jean de Trocznow, surnommé Ziska, ou le Borgne, parce qu’il avait perdu un œil dans une bataille. Il était attaché à la cour, et l’on avait remarqué que depuis la mort de Huss, il était toujours sombre et pensif. Un jour le roi lui en demanda la cause. « Ils ont brûlé Jean Huss », répondit Ziska, « et nous ne l’avons pas encore vengé ». « Je n’y puis rien », dit le roi, « voyez vous-même ce que vous pouvez faire ». Le roi n’avait pas parlé sérieusement, mais Ziska l’entendit autrement et se mit à la tête des Hussites. Il les exhorta à mettre fin à la vie dissolue et à l’orgueil des prêtres de Rome, et à travailler efficacement à la réformation de l’Église.
Le roi Wenceslas, terrifié à la pensée d’une rébellion, ordonna aux bourgeois d’apporter leurs armes à son palais. Ils obéirent, mais non comme il l’attendait, car ils vinrent complètement armés et prêts au combat. « Nous voici », dit Ziska, « contre quels ennemis faut-il marcher ? ». Le roi était impuissant pour résister, et les Hussites entrèrent dans la ville de Prague et en prirent possession. Le lendemain, comme ils traversaient la ville, ayant à leur tête un prêtre portant le calice (la coupe de communion) en signe qu’ils demandaient la coupe pour tous aussi bien que le pain de la Cène, une pierre partie de l’hôtel de ville devant lequel ils passaient, vint frapper le prêtre. Aussitôt un grand nombre de Hussites brisèrent les portes, pénétrèrent dans la salle où le sénat était en séance, et se saisirent de quelques uns des sénateurs qu’ils jetèrent par les fenêtres. La guerre avait commencé.
En l’année 1419, le roi Wenceslas mourut. L’empereur Sigismond,
son frère, lui succéda comme roi de Bohême. Les Hussites s’adressèrent à lui et
à la reine Sophie pour obtenir un compromis qui leur permît d’agir selon leurs
consciences ; mais Sigismond insulta leurs messagers et jura de régler
l’affaire dans le sang. Les Hussites savaient qu’ils n’avaient aucune pitié à
attendre de l’homme qui avait violé le sauf-conduit donné à Huss, et ils se
préparèrent à se défendre jusqu’à la dernière extrémité. Ziska appela aux armes
tous les partisans de Huss, jusqu’au plus faible, capable seulement de jeter
une pierre. Était-ce selon Dieu ? Nous ne pouvons le penser. Comme nous
l’avons fait remarquer, le Seigneur a dit : « Si mon royaume était de
ce monde, mes serviteurs auraient combattu,… mais maintenant
mon royaume
n’est pas d’ici » (Jean 18:36). Le temps viendra où le Seigneur lui-même
apparaîtra du ciel pour combattre et balayer de dessus la terre les impies et
délivrer son peuple opprimé (Apocalypse 19:11-21). En attendant, les croyants
ont à souffrir avec patience (Apocalypse 1:9 ; 14:12), si Dieu permet
qu’ils soient persécutés.
Les Hussites se retranchèrent sur le Tabor, dont le sommet est hérissé de rochers, et Ziska en fit une forteresse capable de soutenir les plus rudes assauts. La plupart des Hussites, venus de la campagne, n’étaient d’abord armés que de fléaux, de faux, de fourches et d’autres instruments aratoires, mais ils inspiraient à leurs ennemis une terreur indescriptible. Le nom seul de Ziska jetait l’épouvante dans leurs rangs. L’empereur Sigismond, secondé par Frédéric d’Autriche, ayant rassemblé une armée de 100000 hommes, à la suite d’une croisade prêchée contre les Hussites, marcha d’abord sur Prague dont il s’empara et où il mit à mort ceux des sectaires qu’il put y trouver. Ensuite il attaqua le Tabor, mais après une lutte longue et acharnée, l’armée allemande fut mise en fuite, laissant son camp aux mains de Ziska. Une nouvelle armée de 150000 hommes fut envoyée contre lui. Elle ravagea cruellement le pays, brûlant les prisonniers qu’elle faisait, qu’ils fussent Hussites ou non : il suffisait d’être Bohémien pour être déclaré hérétique.
Nous citerons seulement un fait qui montre d’un côté la cruauté des soldats de Sigismond, partisans de Rome, et de l’autre la fermeté de ceux qui, ne prenant point de part au combat, souffraient pour la vérité. Un détachement de l’armée allemande prit par trahison le pasteur d’Arndostewiez, nommé Wenceslas, homme pieux et généralement aimé. On l’amena à l’armée, avec son vicaire, sous prétexte qu’ils étaient Hussites. Ils furent envoyés à l’évêque qui les renvoya au général. Après les avoir accablés de mauvais traitements, on les somma d’abjurer leur hérésie, sous peine d’être brûlés. Wenceslas répondit : « L’Évangile veut que le peuple boive à la coupe du Seigneur. La primitive Église l’a fait, et notre missel (*) le prescrit. Effacez donc l’Écriture ; anéantissez l’Évangile… ». À ces mots, un soldat le frappa au visage avec son gantelet de fer, si violemment que le sang jaillit. Le lendemain on le conduisit au bûcher avec son vicaire, trois paysans âgés, et quatre enfants de 7 à 11 ans qui avaient confessé leur foi avec une grande fermeté. On les sollicita encore une fois d’avoir pitié d’eux-mêmes et d’abjurer leur erreur afin de sauver leur vie. Wenceslas répondit : « À Dieu ne plaise que nous cédions à vos paroles. Nous sommes prêts à souffrir une telle mort, non pas une fois, mais cent fois, s’il était possible, plutôt que de renier la vérité de l’Évangile, qui est plus claire que le soleil ». On mit le feu au bûcher ; Wenceslas prit les enfants dans ses bras, comme un berger porte ses tendres agneaux, les serra contre lui et chanta avec eux un cantique au milieu des flammes. Les enfants furent bientôt étouffés, et Wenceslas après eux rendit l’esprit, s’étant montré fidèle jusqu’à la mort, et prêt à recevoir la couronne de vie promise par le Seigneur à ses fidèles témoins (Apocalypse 2:10).
(*) Livre de messe, renfermant le rituel à suivre, les prières à dire, les portions de l’Écriture à lire et les cérémonies à accomplir aux différents temps de l’année.
Ziska et les Taborites avaient pris l’offensive. Ceux-ci se déclaraient les élus de Dieu et prétendaient que tout leur appartenait, qu’ils avaient le droit de s’emparer des biens de leurs ennemis, qu’ils comparaient aux Moabites et aux Ammonites, et qu’ils pouvaient les mettre à mort. Guerre affreuse où l’on ne faisait pas de quartier ! Chose horrible que l’on prît le nom du Seigneur pour justifier de telles choses. Les Taborites vainqueurs parcouraient le pays, brûlant les églises et les monastères, tuant les prêtres et les moines, détruisant tout ce qui portait la marque de l’Église romaine. Un prêtre avait séduit la sœur favorite de Ziska, et il ne pouvait oublier cet outrage. Les Taborites se rendirent ainsi maîtres de toute la Bohême et pénétrèrent même jusqu’en Autriche et en Allemagne.
Le pape Martin V fit prêcher une nouvelle croisade contre eux. Des milliers d’hommes accoururent dans l’espoir de gagner les indulgences promises. Quatre armées commandées par le cardinal Julien, envahirent en même temps la Bohême. Mais la victoire suivait partout Ziska, qui, bien qu’il eût perdu son second œil au siège de la ville de Raby, n’en continuait pas moins à conduire ses soldats avec succès contre leurs ennemis. On ne comprenait pas qu’avec des forces comparativement faibles, les Bohémiens pussent tenir tête à des armées composées de l’élite de l’Allemagne, les battre et les mettre en fuite. « Les Bohémiens ont fait preuve d’une admirable valeur », dit un écrivain papiste ; « car l’empereur Sigismond n’a pas pu les réduire, bien qu’il ait mis sous les armes la moitié de l’Europe ». Deux fois le cardinal Julien fut témoin de la terreur qui saisissait même les princes et les généraux les plus braves, lorsqu’ils voyaient les Bohémiens s’approcher, bien qu’en beaucoup plus petit nombre que leurs troupes. Une fois, dès qu’ils parurent, les croisés, pris d’une frayeur panique, jetèrent leurs armes et s’enfuirent. En vain Julien, le crucifix à la main, voulut-il les arrêter, les suppliant de faire volte face. Lui-même fut entraîné dans la déroute et obligé de fuir sous le costume d’un simple soldat. Son chapeau et ses vêtements de cardinal, ainsi que la bulle du pape, tombèrent entre les mains des vainqueurs. Julien, les yeux baignés de larmes, s’écria : « Ah ! ce ne sont pas les ennemis, mais nos péchés, qui nous font fuir ainsi ». Le concile de Bâle lui-même reconnut que la défaite des troupes impériales était l’effet d’un jugement de Dieu. Mais, comme nous l’avons déjà fait remarquer, rien ne justifie les Hussites du fait d’avoir pris les armes pour se défendre ou pour soutenir leurs droits, même sous le prétexte de maintenir la vérité. « Les armes de notre guerre ne sont pas charnelles », dit l’apôtre Paul (2 Corinthiens 10:4). Dieu appelle les siens à souffrir patiemment la persécution, en se remettant à Celui qui juge justement, comme l’a fait Christ, notre divin Modèle (1 Pierre 2:21-23). Le temps viendra où Dieu lui-même vengera le sang de ses fidèles témoins (Apocalypse 6:10). Le résultat final de cette terrible guerre montre bien qu’elle ne pouvait être approuvée de Dieu. Mais Dieu tiendra compte de ceux qui comme Huss, Jérôme et d’autres, ont donné leur vie en témoignage à la vérité, au lieu de verser le sang de leurs adversaires.
L’empereur Sigismond voyant ses armées toujours battues par
Ziska, finit par l’agréer comme vice-roi de Bohême, avec un pouvoir absolu sur
ce royaume. Ziska allait lui prêter serment lorsqu’il mourut de la peste en
1424. Deux frères, Procope le grand et Procope le petit, prirent le
commandement des Hussites, et n’eurent au commencement pas moins de succès que
Ziska. Mais des dissensions se manifestèrent parmi les Hussites. Les uns, que
l’on nomma Calixtins, du mot calix
, coupe, ne demandaient que l’usage de
la coupe de la Cène pour tout le peuple et la liberté de lire les Écritures.
Les autres, auxquels on conserva le nom de Taborites, allaient plus loin. Ils
tenaient à tous les enseignements de Huss et réclamaient une entière réforme de
l’Église. Ils en appelaient aux Écritures, rejetaient les ordres monastiques,
la messe, le purgatoire, la confession, l’invocation des saints, le culte des
reliques, le mérite des œuvres, etc. Rome profita habilement de ces
dissentiments. Le concile de Bâle, tenu de 1431 à 1433, accorda, sous
l’influence de Rokyzan, qui était un chef calixtin, l’usage de la coupe aux
Hussites. Quatre articles nommés les compactata
furent acceptés de part
et d’autre. C’étaient : 1° la Cène sous les deux espèces ; 2° la
libre prédication de la parole de Dieu par des ecclésiastiques régulièrement
nommés ; 3° l’administration, mais non la possession, des biens de
l’Église par le clergé ; 4° l’établissement d’une discipline rigoureuse
tant pour les ecclésiastiques que pour le troupeau. Les Calixtins se montrèrent
satisfaits, et un grand nombre d’entre eux abandonnèrent l’armée des Procope.
Ainsi affaiblie, elle perdit une bataille contre les troupes de l’empereur, et
ses deux chefs furent tués. Sigismond put rentrer à Prague et chercha à
rétablir la paix en faisant des promesses aux Hussites. Mais il recommença
bientôt à les persécuter, à les priver de leurs églises, et l’on pouvait
craindre de nouveaux troubles, lorsqu’il mourut en 1437.
Un certain nombre des Taborites, qui n’avaient pas accepté les compactata
restèrent en armes. Après de longues luttes, ils furent vaincus par le roi
Podiebrad qui s’empara de leur forteresse en 1453 et la détruisit. La plupart
périrent misérablement ; le reste se joignit à ceux qui n’avaient plus
voulu prendre les armes, comprenant que c’est par la foi, la prière, la
patience et les bonnes œuvres, qu’il faut combattre. Ceux-ci étaient maintenant
persécutés par les Calixtins aussi bien que par les catholiques. Mais les
Calixtins se virent bientôt enlever ce qui leur avait été accordé, de sorte
qu’un certain nombre d’entre eux revinrent vers leurs frères.
En 1436, Rokyzan fut élu archevêque de Prague. Il avait été un
des principaux Calixtins et, comme nous l’avons dit, c’est grâce à lui que les compactata
avaient été obtenus. Une fois nommé archevêque, il chercha à persuader aux
Calixtins d’abandonner l’usage de la coupe, bien que restant toujours lui-même
plus ou moins hostile à la papauté. Cependant à la fin, comme nous le verrons,
il se déclara tout à fait contre les Taborites. On voit en lui le triste
exemple d’un apostat, au moins ses actes tendent à le montrer tel. Il avait été
persuadé de la vérité des doctrines que maintenaient les Hussites, au point
qu’il exhortait les vrais fidèles à se réunir en particulier, et qu’il les
aidait en leur fournissant des livres. « Je sais que vos sentiments sont
selon la vérité », leur disait-il ; mais si je soutenais votre cause,
j’encourrais le même opprobre que vous ». Ainsi il reconnaissait
ouvertement qu’il n’estimait pas « l’opprobre de Christ comme un plus
grand trésor » que sa place d’archevêque. Il était bien loin de ressembler
à Moïse qui choisissait d’être affligé avec le peuple de Dieu (Hébreux 11:25-26).
Quelle leçon pour nous ! Le Seigneur a dit : « Quiconque ne
porte pas sa croix, et ne vient pas après moi, ne peut être mon disciple »
(Luc 14:27). Il demande qu’on le confesse sans crainte devant les hommes, si
l’on veut être reconnu de Lui (Matthieu 10:32).
Cependant Rokyzan obtint des États de Bohême que les Taborites pussent se retirer à Lititz sur les frontières de la Moravie et de la Bohême, pour y fonder une colonie où ils célébreraient leur propre culte et exerceraient leur propre discipline d’église. C’est en 1451 qu’eut lieu le premier exode des Taborites en Moravie. Beaucoup de bourgeois de Prague, et parmi eux des nobles et des savants, et aussi un certain nombre de Calixtins, se joignirent aux pèlerins. En Bohême même, le roi Georges Podiebrad accorda aux Hussites le libre exercice de leur culte. Ils jouirent en paix de cette liberté durant trois années.
Jusqu’alors les frères de Bohême n’avaient pas cru devoir se séparer officiellement de l’Église de Rome, dont ils condamnaient cependant les abus, les superstitions et les erreurs. Ils espéraient toujours une réforme de l’Église, mais cette réforme n’arrivait pas. Que devaient-ils faire ? Ils avaient sollicité Rokyzan de rompre avec ce qu’il savait être contraire à la foi et de se séparer de celui que lui-même avait nommé l’Antichrist, mais il refusa, « aimant la gloire qui vient des hommes plutôt que la gloire de Dieu », comme ces chefs des Juifs qui avaient cru en Jésus, mais qui ne le confessaient pas, de peur d’être exclus de la synagogue (Jean 12:42-43). Ce qui portait les frères à s’adresser ainsi à l’archevêque, c’est qu’ils pensaient que quelque doué de Dieu que soit un homme pour édifier ou évangéliser, il ne pouvait être un ministre du Seigneur, prêcher, baptiser et donner la cène, que s’il était régulièrement ordonné, c’est-à-dire consacré au ministère par un autre ou d’autres déjà consacrés, et cela en remontant par succession régulière jusqu’aux apôtres ; c’est ce que l’on nomme la succession apostolique. Or nous ne trouvons rien de semblable dans l’Écriture. C’est le Seigneur Jésus qui donne à son Église les évangélistes, les pasteurs et les docteurs pour l’œuvre du ministère et l’édification des chrétiens (Éphésiens 4:11-12) ; mais nulle part la parole de Dieu ne dit que d’autres hommes doivent les consacrer. C’est le Seigneur qui les appelle, et ils vont où il les envoie. Paul ne fut pas consacré par les autres apôtres, et il ne consacra personne pour lui succéder quand il ne serait plus là. Quand il parle aux anciens de l’assemblée d’Éphèse des dangers qui menaceraient l’Église après son départ, il ne leur dit pas d’avoir soin d’établir d’autres anciens et de les consacrer pour veiller après eux sur l’Église ; il se contente de les recommander à Dieu et à la parole de sa grâce (Actes 20:28-32).
Qu’auraient dû faire les frères de Bohême ? S’attendre simplement à Dieu qui leur aurait donné des hommes capables de les diriger et de les édifier, sans qu’ils eussent besoin de les faire consacrer, par des ministres déjà ordonnés. Mais ils étaient encore des chrétiens faibles, non quant à la foi, mais quant aux lumières, et ils crurent devoir s’organiser en Église et avoir des conducteurs établis par les hommes. Ils furent encouragés dans leur pensée par Martin Lupatius, collègue de Rokyzan. Celui-ci, comme nous l’avons déjà dit, avait rejeté ces projets. Lupatius les engagea à établir entre eux de l’ordre et un gouvernement régulier, en prenant pour modèle, disait-il, la primitive Église quant à la doctrine et à la discipline, et à tirer d’eux-mêmes des ministres auxquels on chercherait plus tard à donner une ordination régulière.
Les frères, avant de prendre cette résolution, se rassemblèrent pour prier le Seigneur, Lui demandant si c’était sa volonté de se séparer de l’Église de Rome pour former une Église selon son cœur. Leur pensée à cet égard n’était pas juste. Se rassembler autour de Jésus selon sa promesse d’être au milieu des deux ou trois réunis en son nom (Matthieu 18:20), aurait été conforme à l’Écriture, car l’homme ne peut pas former une Église. L’Église ou l’Assemblée, dont Christ dit qu’il la bâtirait (Matthieu 16:18), existe depuis la Pentecôte, lorsque le Saint Esprit descendit sur les disciples rassemblés (Actes 2:1-4). Quant à sa forme extérieure, elle est en ruines et rien ne peut la rétablir dans son état primitif, mais ce que Christ bâtit demeure, et Satan ne peut y toucher. Les frères de Bohême, ces fidèles chrétiens, qui faisaient partie de la vraie Église, avaient bien raison de se séparer de Rome, qui usurpe faussement le nom d’Église, mais ils se trompaient en voulant former une Église. Quoi qu’il en soit, ils crurent voir la volonté de Dieu, et en toute sincérité, selon la lumière qu’ils avaient, ils élurent trois anciens provisoires. L’un d’eux était Grégoire de Razerherz, neveu de Rokyzan, homme d’une grande piété, de beaucoup de sagesse et de dévouement, et versé dans la connaissance des choses divines. Cela se passait en 1457, et c’est alors que les frères prirent le nom d’Unité des frères, ou de frères de l’Unité.
Nous avons dit qu’ils jouirent de quelques années de paix. Le zèle missionnaire, qui a toujours caractérisé les frères de Bohême, se manifesta dès lors. Leur nombre s’accrut ; par la prédication de l’Évangile, beaucoup d’âmes furent converties et en plusieurs parties du pays se formèrent des communautés plus ou moins nombreuses. Grégoire déploya dans ce but une grande activité. Ils choisirent des inspecteurs pour les surveiller, et assemblèrent des synodes généraux afin d’examiner de quelle manière ils pourraient conformer plus exactement leur doctrine, leur culte, leur discipline et leur vie à la parole de Dieu. Quelle différence avec les temps précédents où la guerre ravageait leur pays ! Maintenant ils avaient pris leur vraie position comme chrétiens : « Vivant en paix avec tous les hommes », et « ne se vengeant pas eux-mêmes » (Romains 12:18-19).
Mais leur prospérité et surtout le fait de s’être séparé de Rome et d’avoir constitué leur Église, souleva de nouveau la haine et l’inimitié des prêtres de Rome auxquels se joignirent les Calixtins. Ils répandirent contre eux de fausses accusations. On prétendait que les frères voulaient susciter une nouvelle guerre et que c’était dans ce but qu’ils rassemblaient de grandes multitudes. Le roi crut à ces insinuations des prêtres, et Rokyzan lui-même, craignant de perdre sa charge, se tourna contre ceux dont il connaissait cependant la fidélité, et il incita le roi à sévir contre eux. La persécution fut terrible et s’étendit partout en Bohême et en Moravie. Mais les successeurs des anciens Hussites résolurent de ne faire aucun usage des armes charnelles pour se défendre. Le courage invincible qu’avaient déployé leurs prédécesseurs sur les champs de bataille, ils le montrèrent en supportant patiemment les souffrances pour l’amour de Christ. Sous les plus grandes épreuves ils restèrent fermes dans leur foi. On les accusait d’être des sujets insoumis, et on prenait leurs biens, on les chassait de leurs demeures au cœur de l’hiver, et on les obligeait de passer les nuits dehors. Plusieurs moururent ainsi de faim et de froid. Toutes les prisons de Bohême, et surtout celles de Prague, regorgeaient de frères. Les prisonniers étaient cruellement tourmentés. Plusieurs furent brûlés vifs ; d’autres torturés jusqu’à la mort. On les écartelait, on les suspendait avec d’énormes poids attachés aux pieds, et on les laissait expirer ainsi. À d’autres on coupait les mains et les pieds. Les persécuteurs païens des premiers siècles se montrèrent moins cruels contre les chrétiens que les prêtres et les sectateurs de cette Église de Rome qui se dit la seule vraie Église.
Les anciens, durant ces persécutions, remplissaient fidèlement leur devoir. Ils visitaient les frères, au péril de leur vie, les exhortaient à la patience, et les fortifiaient dans la foi. Ainsi, en 1461, Grégoire était allé à Prague pour y vaquer à son périlleux ministère. Il avait convoqué les frères dans une maison pour y célébrer la Cène avec eux. Un juge, qui les favorisait secrètement, les fit avertir qu’on était sur leurs traces, et qu’ils feraient bien de s’enfuir. Grégoire, pensant que les chrétiens ne doivent pas sans nécessité s’exposer au péril, leur conseilla de se séparer. Mais les autres dirent : « Non ; celui qui a la foi ne doit pas fuir. Restons tranquilles et attendons ». Quelques jeunes étudiants qui se trouvaient là, disaient que pour eux la torture était un déjeuner et le bûcher un dîner. Ils furent arrêtés. Le juge se présenta et leur cria depuis la porte ces paroles étranges dans sa bouche : « Il est écrit que tous ceux qui veulent vivre selon la piété, souffriront la persécution. Suivez-moi donc en prison, par l’ordre de l’autorité ». Sur le point d’être mis à la torture, presque tous ceux qui s’étaient vantés de braver la mort, renièrent leur foi. Grégoire, que l’on nommait le patriarche des frères, ne se laissa pas effrayer. Il fut si cruellement torturé qu’il tomba en défaillance et qu’on le crut mort. On en porta la nouvelle à l’archevêque qui accourut aussitôt à la prison, et, fondant en larmes, il s’écria : « Ah ! mon cher Grégoire, plût à Dieu que je fusse à ta place ! » Beau souhait, mais qui, dans la bouche de Rokyzan, ressemblait à la parole de Balaam : « Que mon âme meure de la mort des hommes droits, et que ma fin soit comme la leur » (Nombres 23:10). Grégoire reprit ses sens et obtint la liberté, à la demande de l’archevêque. Il vécut jusqu’en 1474, s’occupant toujours de l’œuvre du Seigneur.
Les frères avaient cru, d’après les paroles de Rokyzan devant son neveu, qu’ils pourraient encore espérer de lui qu’il procéderait à une réforme de l’Église, mais il persista dans son refus ; alors ils rompirent tout à fait avec lui, et lui dirent : « Tu es du monde, tu périras avec le monde ». Il fut tellement irrité qu’il sollicita du roi de nouveaux ordres de persécution contre les frères, et resta leur plus cruel ennemi. Il mourut dans le désespoir en 1471, quinze jours avant le roi Podiebrad.
La mort de celui-ci apporta quelque adoucissement à la persécution, sans cependant qu’elle cessât entièrement. L’évêque de Breslau fit observer que l’effusion du sang des hérétiques ne faisait que les multiplier. On procéda donc contre eux d’une autre manière. On se contenta de rechercher partout les frères et de les chasser de leurs demeures. Ils se virent forcés de chercher une retraite dans les montagnes et les vastes forêts de la Bohême, et de demeurer dans les cavernes des rochers, comme ceux dont parle l’apôtre : « Affligés, maltraités, errant dans les déserts et les montagnes, et les cavernes et les trous de la terre » (Hébreux 11:38). Là, ils menaient une vie de misère et de privations. Ils ne faisaient du feu que la nuit, pour que la fumée ne trahît pas leurs retraites. Là, ils lisaient la Bible et priaient. En temps de neige, lorsqu’ils devaient sortir pour chercher de la nourriture, ils avaient soin de marcher à la file, et le dernier traînait après lui une grosse branche d’arbre afin d’effacer l’empreinte de leurs pas. Malgré cela, leur courage ne défaillit pas. Ils se réjouissaient d’avoir le privilège de souffrir pour Christ, se consolaient mutuellement, et s’édifiaient sur leur très sainte foi (Jude 20).
Et c’est pourtant durant ce temps de souffrance, voyant qu’il n’y avait plus à espérer une réforme générale de l’Église, que les frères songèrent à réaliser leur pensée de former une Église, en prenant toutes les mesures nécessaires pour maintenir la doctrine du salut et une saine discipline. Les anciens qu’ils avaient élus provisoirement, convoquèrent dans ce but un synode des principaux des frères. Ils se rassemblèrent, dans l’année 1467, au nombre de soixante-dix prêtres, nobles, savants, bourgeois et agriculteurs. Pour savoir lesquels seraient définitivement nommés, on résolut de s’en remettre au sort, comme avaient fait les apôtres pour élire Matthias (Actes 1:24-26). Après une prière de Grégoire, le sort désigna trois nouveaux anciens que l’assemblée accepta avec joie et actions de grâces comme étant donnés par le Seigneur lui-même. Il fallait pourvoir à leur ordination. Or cela ne pouvait se faire que par un évêque régulièrement consacré comme tel. Il n’y en avait pas parmi eux ; alors ils s’adressèrent à Étienne, dernier évêque des Vaudois réfugiés en Autriche, et qui souffrit plus tard le martyre. Les frères envoyèrent vers lui trois de leurs prêtres qu’Étienne consacra évêques. Ceux-ci à leur tour consacrèrent les trois anciens qui avaient été élus, et ordonnèrent un de ceux-là comme quatrième évêque. Ainsi s’établirent des liens entre les frères et les Vaudois. Ceux-ci, plus tard persécutés, se joignirent aux frères. Nous voyons l’importance que les frères de Bohême attachaient à l’ordination et à la succession épiscopale. Nous avons fait remarquer que, bien qu’ils cherchassent à suivre l’Écriture, ils s’en écartaient sur ce point.
Leur zèle d’ailleurs pour répandre la vérité restait toujours très grand. Dans un intervalle de paix, vers l’an 1490, ils entreprirent et publièrent une traduction des Saintes Écritures en langue bohème. Cette traduction eut en peu de temps plusieurs éditions et se répandit largement. L’imprimerie, nouvellement inventée, y contribua beaucoup, Dieu, qui conduit toutes choses, la fit arriver au temps propre pour mettre sa Parole à la portée d’un grand nombre. Ainsi ce petit peuple intéressant et vraiment pieux fit beaucoup pour préparer le chemin à des hommes tels que Luther, Zwingli et Calvin.
* * *
Ladislas II, originaire de Pologne, succéda à Podiebrad. Sous son règne, les frères de l’Unité jouirent en général de la paix. Cependant, au commencement de son règne, leurs ennemis s’efforcèrent de pousser lui et le peuple à les persécuter. Pour cela, ils soudoyèrent un homme qui prétendait avoir été un ministre des frères. Poussé par sa conscience, disait-il, il les avait quittés pour rentrer dans la vraie Église, celle de Rome, et maintenant il voulait faire connaître les iniquités qui se pratiquaient chez les frères. Il disait qu’ils prostituaient le baptême et la Cène, et qu’ils se livraient dans leurs réunions à toutes sortes d’impuretés ; qu’ils pratiquaient la sorcellerie et tuaient les gens pour s’emparer de leur argent et s’enrichir ainsi. C’était à peu près ce dont les païens accusaient faussement les chrétiens des premiers temps. Les prêtres de Rome firent voyager cet homme en divers endroits ; on le faisait monter en chaire et là, devant les auditeurs, il débitait des mensonges que l’on répandait aussi au loin par des écrits. Les prêtres pensaient exciter ainsi le peuple contre les frères et forcer le roi à sévir contre eux. Cette fraude produisit d’abord un effet terrible. Mais le méchant fait une œuvre qui le trompe. Tout d’un coup, fatigué d’être promené de lieu en lieu, cet homme finit par avouer qu’il s’était laissé gagner par de l’argent et qu’il ne connaissait pas du tout les frères. Quelques personnes aussi qui désiraient connaître la vérité, avaient visité secrètement leurs réunions, et ayant trouvé tout le contraire des bruits qu’on avait répandus, s’étaient jointes à eux.
À cette époque, les frères se sentant si grandement isolés, résolurent de chercher à découvrir si, en d’autres contrées, il y avait des chrétiens qui non seulement confessaient Jésus de bouche, mais qui s’efforçaient de le servir, se tenant attachés aux pures doctrines de la parole de Dieu et rejetant l’autorité du pape qu’ils regardaient comme l’Antichrist. Ils auraient aimé, s’il se trouvait de tels fidèles, entrer en relations fraternelles avec eux, afin qu’ils leur fussent utiles à eux-mêmes par leurs enseignements et leur exemple. Dans ce but ils envoyèrent en 1474, de différents côtés, des hommes éprouvés. Quelques nobles se chargèrent des frais et obtinrent du roi des sauf-conduits. Les délégués visitèrent, l’un la Grèce et l’Italie, l’autre la Russie et les provinces avoisinantes, un troisième, accompagné d’un interprète juif, parcourut la Palestine et l’Égypte, un quatrième visita la Thrace. Mais de retour dans leur pays, ils déclarèrent qu’ils n’avaient pas trouvé ce qu’ils cherchaient, et que partout ils avaient vu les chrétiens s’abandonner à toute espèce de péchés. En 1486, un synode fut convoqué afin de délibérer sur ce qu’il y avait à faire pour ne pas encourir le reproche de s’être séparés de l’Église. Il fut résolu qu’en quelque lieu et à quelque époque que Dieu susciterait des docteurs et des réformateurs pieux, ils se joindraient à eux. Mais comme, à leur connaissance, de tels hommes n’avaient point encore paru, ils envoyèrent de nouveau, trois ans plus tard, des hommes dévoués en France et en Italie pour chercher si dans ces contrées il y aurait des églises fidèles. Mais là encore, ils constatèrent avec douleur que la plupart de ceux qui portaient le nom de chrétiens, s’étaient détournés des enseignements de la parole de Dieu, soit quant à la doctrine, soit quant à la conduite. Ils trouvèrent cependant quelques âmes qui confessaient le Seigneur, malgré les périls que leur fidélité leur faisait courir. Ils s’entretinrent avec elles de la foi qui leur était commune et les encouragèrent à persévérer dans la voie du salut. C’est en France parmi les Vaudois qu’ils rencontrèrent ces fidèles qui les accueillirent avec une grande affection. Mais ils furent aussi témoins des persécutions que ces frères avaient à souffrir. En Italie, ils virent le supplice de Jérôme Savonarole qui fut brûlé vif à Florence, et que l’on peut considérer comme l’un des précurseurs de la Réformation. Mais ce fut surtout à Rome qu’ils virent à quel point de corruption l’Église de Rome était descendue. C’était Alexandre VI qui occupait alors le trône pontifical, et ce pape avait été dès sa jeunesse un des hommes les plus corrompus que l’on pût rencontrer. On a dit de lui qu’il foula aux pieds toutes les lois divines et humaines. Nous comprenons quelle impression dut faire sur les deux envoyés des frères la vue de ces iniquités commises par celui qui s’appelait le vicaire de Jésus Christ et le chef de l’Église. De retour dans leur patrie, ils rapportèrent aux frères ce qu’ils avaient vu, et ceux-ci furent convaincus qu’ils n’avaient autre chose à faire pour le moment qu’à prier ardemment pour la chrétienté et à supporter avec patience et courage les épreuves qu’il plairait à Dieu de leur dispenser.
Cependant, durant la période de paix dont ils jouirent, l’église de l’Unité des frères s’accrut d’une manière remarquable. Plusieurs gentilshommes se joignirent à eux et ouvrirent sur leurs terres des maisons de prières. Il y avait déjà, en 1500 environ, deux cents communautés de frères de Bohême. Mais l’ennemi ne sommeillait pas. Le clergé romain chercha à engager le roi Ladislas à les priver de leur liberté. Un édit de persécution bientôt révoqué, il est vrai, fut rendu, mais la diète (*) décida d’extirper entièrement l’hérésie. Les évêques persuadèrent à la reine que l’enfant qu’elle était sur le point de mettre au monde, ne vivrait pas, si elle ne s’efforçait pas de tout son pouvoir à entraîner le roi dans cette voie de persécution. Le roi, n’ayant pas le courage de lui refuser, pria le Seigneur de renverser ces projets. Les ennemis des frères triomphaient, mais, en dépit de la prédiction des évêques, ce fut la reine qui, en mettant l’enfant au monde, mourut, et l’exécution de l’édit fut arrêtée.
(*) Diète, assemblée où l’on traitait des affaires publiques.
La protection de Dieu envers les frères se montra à cette époque d’une manière bien visible en diverses occasions. En 1510, les intrigues de leurs ennemis avaient réussi à faire enregistrer par la diète l’édit de persécution dont nous avons parlé. Le grand chancelier Colowrat, qui s’était montré le plus acharné contre les frères, retournant chez lui au sortir de la diète, s’arrêta chez le baron de Colditsch. Là il raconta un jour à table d’un air satisfait les plans de persécution formés contre les Picards, surnom que l’on donnait aux frères. Puis se tournant vers son domestique qui était un de ces frères, il lui dit : « Eh bien, Simon, qu’en dis-tu ? Les voilà tous d’accord pour vous détruire ». — « Oh ! » répondit Simon, « il y a quelqu’un qui n’y a pas encore consenti, et sans lequel on ne fera absolument rien ». — « Qui oserait s’opposer à tous les États du royaume ? » dit le chancelier avec colère. « Ce ne peut être qu’un traître à la patrie, un scélérat digne du même sort que les Picards ». Et frappant du poing sur la table avec violence : « Puissé-je ne jamais me lever d’ici sain et sauf », ajouta-t-il avec imprécation, « si on laisse en vie un seul de ces Picards ! » — « C’est là-haut qu’est Celui qui saura bien empêcher l’exécution de vos desseins, s’il le juge bon », répondit Simon avec courage en élevant sa main vers le ciel — « Coquin », reprit le chancelier encore plus furieux, « tu en feras bientôt l’expérience ». Après ces mots, il voulut se lever de table pour se rendre à son château, mais une douleur subite le força de se rasseoir. Son pied se couvrit de pustules et l’inflammation fit bientôt de tels progrès que tous les moyens employés ne purent l’arrêter. Le chancelier en mourut au bout de quelques semaines.
Plusieurs autres cas de morts soudaines et terribles des principaux ennemis des frères produisirent une grande sensation et donnèrent lieu à ce proverbe : « Quiconque est rassasié de la vie, n’a qu’à chercher querelle aux Picards : il n’aura pas plus d’un an à vivre ».
Ce chapitre et le suivant viendraient logiquement après ceux qui sont consacrés à la Réforme. Laissés ici conformément au dessein de l’auteur, ils marquent la continuité du travail par lequel l’Esprit de Dieu, parallèlement à la Réforme et largement en dehors d’elle, gardait des hommes attachés à l’Écriture, et indépendants de toute Église établie. Le Seigneur devait se servir de ces foyers d’une lumière en apparence faible et vacillante, pour allumer en maints endroits, 400 ans après Jean Huss, la flamme du Réveil.
Nous avons vu comment les frères de Bohême avaient cherché des chrétiens animés des mêmes sentiments qu’eux. Quelle ne fut pas leur joie en apprenant qu’en Allemagne Dieu avait suscité un puissant champion de la vérité, le réformateur Luther, dont les doctrines s’accordaient avec celles de Huss, et qui dévoilait et combattait les abus et les superstitions de Rome, ainsi que le pouvoir papal. En 1519, quelques prêtres calixtins avaient écrit à Luther pour lui déclarer qu’ils reconnaissaient que sa doctrine était conforme à l’Évangile et pour l’exhorter à persévérer dans la foi. Luther qui, à cette époque, avait déjà combattu les indulgences, les encouragea à s’affermir dans ce qu’ils connaissaient de la vérité, et les avertit de ne pas se laisser entraîner dans l’Église romaine par des concessions ou par des espérances illusoires, car, en le faisant, ils se rendraient coupables de la mort de Huss et de Jérôme de Prague.
Dès que les frères de Bohême eurent appris le témoignage que Luther rendait à la vérité, ils lui envoyèrent, en 1522, deux députés pour le féliciter de l’œuvre que le Seigneur lui avait confiée, et l’assurèrent du concours de leurs prières. Ils lui donnèrent en même temps connaissance de leur doctrine et de leur constitution. Luther les reçut avec affection, et témoigna que cette visite l’avait encouragé. Les frères auraient voulu que Luther introduisît dans les églises d’Allemagne un ordre et une discipline analogues à ce qu’ils avaient chez eux, et ils insistèrent à plusieurs reprises auprès de lui sur ce sujet. Mais Luther ne pensait pas que le moment fût encore venu. Cependant il tendit la main d’association aux envoyés des frères et leur dit : « Soyez les apôtres des Bohémiens ; mes compagnons et moi, nous désirons être ceux de nos compatriotes. Travaillez toujours à l’avancement de la vérité de l’Évangile dans votre pays, suivant que les circonstances vous le permettront ; nous y travaillerons de notre côté, selon les forces que le Seigneur nous donnera, et priez pour nous ». Luther leur rendit aussi le témoignage que depuis le temps des apôtres aucune communauté chrétienne ne s’était autant rapprochée des Églises apostoliques que la leur. Il disait encore : « Bien que ces frères ne nous surpassent pas en pureté de doctrine, ils nous sont supérieurs à l’égard de la discipline ».
D’autres réformateurs rendirent aux frères le même témoignage. Un pasteur protestant qui écrivait vers le milieu du 16° siècle, parle ainsi d’eux : « On trouve en Bohême une classe de gens connus sous le nom de Frères, de Picards ou de Vaudois. Ils s’interdisent tout excès de table et toute danse, ainsi que les jeux de cartes et de dés. Ceux qui enfreignent leurs règlements sont exclus de la communauté, après avoir été avertis une ou deux fois, et ils ne peuvent y rentrer qu’après avoir donné des marques certaines et publiques de leur repentance. Dans les jours ouvriers, on ne voit point de fainéants parmi eux ; le dimanche ils s’assemblent pour s’édifier par la parole de Dieu. Plusieurs d’entre eux connaissent les Écritures mieux que beaucoup d’ecclésiastiques. Ils ont des personnes établies pour visiter les malades, les consoler, et les soigner ». Et l’écrivain ajoute : « Voyons-nous pareilles choses parmi nous ? ». C’est un beau témoignage, mais il faut nous souvenir que les œuvres, quelles qu’elles soient, doivent provenir, non de règlements auxquels on est dans l’obligation de se soumettre, mais de la vie de Christ en nous. L’apôtre dit des chrétiens, sauvés par grâce, par la foi : « Nous sommes son ouvrage, ayant été créés dans le Christ Jésus pour les bonnes œuvres que Dieu a préparées à l’avance, afin que nous marchions en elles » (Éphésiens 2:10). Nous ne voulons cependant pas dire qu’une discipline ne soit pas nécessaire dans l’Église, ni qu’il n’y eût chez les frères une vraie piété, une œuvre de Dieu dans leurs âmes. Leur constance dans les persécutions le prouve.
Elles n’étaient pas encore terminées pour eux. En 1547, l’empereur d’Allemagne, Charles-Quint, et son frère Ferdinand, roi de Bohême, s’étaient armés contre les protestants. La nation bohémienne refusa de faire cause commune avec eux contre l’électeur de Saxe, protecteur de la Réforme. On imputa ce refus aux frères, que l’on accusa d’avoir voulu mettre sur le trône de Bohême l’électeur de Saxe. Ce fut leurs rapports avec Luther qui donnèrent naissance à ces accusations. Le roi Ferdinand fit donc arrêter les principaux d’entre les frères qui furent emprisonnés, ou exilés, ou privés de leurs biens. Quelques-uns furent torturés pour obtenir d’eux l’aveu de prétendus complots. Jean Augusta, le premier des anciens des frères, fut mis trois fois à la torture, battu de verges à plusieurs reprises et réduit comme nourriture à des portions de pain et d’eau à peine suffisantes pour entretenir sa vie. Comme on ne put lui faire avouer des crimes qu’il n’avait pas commis, il fut retenu dans les prisons durant seize ans, jusqu’à la mort de Ferdinand. Sa fermeté chrétienne, sa patience, sa piété, jointes aux prières ferventes qu’il adressait au Seigneur, agirent de telle sorte sur ses bourreaux qu’ils se convertirent à la vérité.
Un autre ancien, nommé Georges Israël, montra le même dévouement. On exigeait une rançon de mille florins pour sa liberté. Comme il ne les avait pas, ses amis et des frères offrirent de la payer pour lui. Il refusa, disant : « C’est assez pour moi d’avoir été une fois racheté et pleinement affranchi par le sang de mon Sauveur ; je n’ai pas besoin d’être racheté une seconde fois par argent ou par or. Gardez votre argent, il pourra vous être utile dans l’exil dont vous êtes menacés ». Il réussit plus tard, par le secours de Dieu, à s’échapper de prison. Il en sortit en plein jour, à la vue de ses gardiens, sous le costume d’un écrivain, la plume à l’oreille, du papier et un encrier à la main. Il put franchir tous les obstacles et se rendit en Pologne, où, comme nous allons le voir, des frères chassés par la persécution s’étaient rendus.
Un autre exemple de délivrance extraordinaire est celui du diacre Bosang. Mis en prison, il priait Dieu ardemment de lui rendre la liberté. S’étant endormi, il vit en songe un vieillard vénérable qui lui montrait un clou planté dans le mur de la prison. S’étant éveillé, il trouva en effet le clou et s’en servit pour agrandir l’ouverture de la fenêtre de manière à ce que son corps pût y passer. Fatigué par son travail, il se rendormit, mais un songe l’avertit de nouveau qu’il était temps de fuir. Il se laissa glisser dans le fossé, trouva les portes du jardin du château ouvertes, ainsi que le songe le lui avait dit, et alla se cacher dans une boutique vide. Mais de nouveau il succomba au sommeil, et fut réveillé par la même voix qui lui dit : « Pourquoi t’arrêtes-tu ici ? Ne sais-tu pas qu’on te poursuit ? ». Il se hâta de sortir de la ville et se réfugia en Prusse, où il mourut en 1551.
Le même édit qui avait frappé les principaux des frères, fit fermer leurs lieux de réunion, et l’on arrêta ou dispersa tous leurs pasteurs, qui ne purent rester dans le pays que secrètement, et furent réduits à se glisser de nuit auprès de leurs frères pour leur donner les soins de leur ministère. Quant au peuple, on lui donna le choix ou de rentrer dans l’Église romaine, ou de se joindre aux Calixtins, ou d’évacuer le pays dans l’espace de six semaines. Un grand nombre se laissèrent intimider et se joignirent aux Calixtins ; mais la plupart se retirèrent en Pologne en 1548. Le petit nombre de ceux qui ne sortirent pas du pays, resta caché ou se dispersa.
Nous ne nous étendrons pas longuement sur ce qui concerne les frères qui émigrèrent en Pologne d’où, d’ailleurs, sous l’influence de l’évêque romain de Posen, un édit fut bientôt rendu par le roi Sigismond-Auguste, qu’ils eussent à évacuer immédiatement le pays. Ils se retirèrent en Prusse, où ils furent accueillis avec bonté par le duc Albert. Leur court séjour en Pologne ne fut cependant pas sans fruit. L’Évangile y fut reçu par quelques personnes de la noblesse et de la bourgeoisie, et de temps à autre, un des pasteurs d’entre les frères établis en Prusse venait visiter les nouveaux convertis.
Une des conversions remarquables de ce temps-là fut celle du comte d’Ostrorog. Il fut gagné au Seigneur à l’heure même où il se rendait dans l’assemblée avec un fouet pour en faire sortir sa femme. Une fois touché par la grâce, il fut un homme plein de zèle et d’ardeur pour la vérité. Il demanda aux frères de Prusse un prédicateur pour ses domaines, et on lui envoya, en 1551, Georges Israël. Celui-ci revint donc en Pologne et, dans l’espace de six ans, il rassembla vingt communautés de frères. D’autres travaillèrent à la même œuvre, de sorte que, dans cet espace de temps, le nombre des assemblées s’éleva à près de quarante.
Mais la haine des ennemis de la vérité ne permettait pas à Georges Israël de prêcher autrement que dans des réunions secrètes. Les frères plaçaient devant les maisons des hommes de confiance qui en interdisaient l’entrée aux personnes inconnues ou suspectes. Afin d’empêcher que la voix du prédicateur ou les chants de l’assemblée fussent entendus dans la rue, on garnissait les fenêtres de coussins de lit. L’évêque de Posen ayant été informé de ces assemblées, aposta une quarantaine de mauvais sujets, et leur donna ordre de saisir et de lui livrer Georges Israël. Celui-ci, cependant, ne s’enfuit, ni ne se cacha. Il continua d’aller et de venir dans la ville, se remettant à la protection du Seigneur, sans négliger pourtant les moyens que la raison et la prudence lui suggéraient. Il changeait souvent de costume, tantôt vêtu en gentilhomme, tantôt comme un voiturier, un cuisinier ou un manœuvre. En allant visiter les frères, il rencontrait souvent des hommes chargés de l’arrêter, mais le Seigneur ne permit pas que jamais ils le reconnussent.
Les tentatives faites pour réunir les frères aux Églises protestantes, luthériennes et réformées, appartenant à l’histoire de la Réformation, nous n’en parlerons pas.
Les frères, en Bohême et en Moravie, retrouvèrent quelque repos sous le gouvernement doux et paisible de l’empereur Maximilien II. Dès 1564, ils obtinrent de lui la liberté de rouvrir leurs lieux de réunions et d’exercer leur culte. Cela ramena dans le pays un grand nombre de ceux qui avaient été forcés d’en sortir. Mais leurs ennemis cherchèrent de nouveaux moyens de les perdre. En 1563, le grand chancelier de Bohême, Joachim de Neuhaus, se rendit à Vienne, et sollicita instamment l’empereur de signer un édit ordonnant l’entière destruction des églises des frères. L’empereur céda, et le grand chancelier repartit pour la Bohême plein de joie. Mais cette fois encore, le Seigneur intervint pour empêcher que l’édit fût mis à exécution. Comme le dit le prophète : « Prenez un conseil, et il n’aboutira à rien ; dites la parole, et elle n’aura pas d’effet ; car Dieu est avec nous » (Ésaïe 8:10). Tandis que le grand chancelier traversait le Danube sur un pont de bois près de Vienne, une des travées du pont se rompit sous lui, et il fut précipité dans le fleuve avec toute sa suite et son bagage. Six cavaliers seulement purent avec leurs chevaux se sauver à la nage. L’un d’eux, un jeune gentilhomme, vit le chancelier reparaître au-dessus de l’eau. Il le saisit par sa chaîne d’or et le soutint jusqu’à ce qu’un bateau fût venu à leur secours. On le tira hors de l’eau, mais il était déjà mort. Quant à la cassette qui renfermait l’édit rendu contre tant d’innocents, le courant l’emporta, et on ne put jamais la retrouver. Le gentilhomme qui avait ainsi échappé à la mort fut si frappé de la protection que Dieu avait accordée aux frères en cette occasion, qu’il se joignit à ceux-ci. Dans un âge très avancé, il rendait encore témoignage à cet événement remarquable. L’empereur, loin de renouveler l’édit, exprima au contraire des sentiments très favorables aux frères qui jouirent pendant longtemps d’un repos entier.
Ils profitèrent de ce temps pour faire une autre traduction de la Bible en langue bohémienne, et comme la première avait été faite sur la version latine appelée la Vulgate, ils envoyèrent quelques-uns de leurs jeunes gens qui se destinaient au ministère, aux universités de Wittemberg et de Bâle, pour y étudier les langues originales dans lesquelles la Bible a été écrite. Lorsqu’ils furent de retour, ils se réunirent avec un certain nombre de pasteurs chez un baron qui se chargea de tous les frais de l’entreprise. Ce grand travail ne prit pas moins de quatorze années, et c’est encore cette version qui sert de nos jours.
Les frères avaient reconnu qu’il y avait pour les jeunes gens qui allaient étudier dans les universités étrangères, le danger d’en rapporter beaucoup de vanité et de choses contraires à la simplicité dans laquelle ils désiraient marcher. Ils établirent donc trois séminaires pour que les jeunes gens pussent y faire leurs études. Mais n’y avait-il point en cela même un écart à la simplicité dans laquelle leurs prédécesseurs avaient marché ? Comme nous l’avons fait remarquer, sont-ce les études qui forment les serviteurs de Dieu ? Elles peuvent servir lorsqu’on les possède, et Dieu a pourvu en différents cas à ce qu’il y eût des hommes pieux versés dans la connaissance des langues étrangères et capables d’étudier la Bible dans les langues où elle a été écrite, et d’en donner des versions. Mais ils n’avaient pas étudié en vue de cela. Encore moins est-il nécessaire, pour un fidèle ministre de Jésus Christ, d’étudier la théologie, comme on la nomme, et toutes les branches qui s’y rapportent.
Mais les frères commirent une autre faute qui amena finalement leur ruine. La liberté et l’existence de leur culte n’avaient pas été reconnues par le gouvernement, et ils crurent que ce serait un avantage pour eux de l’obtenir. C’était rechercher l’appui du monde et, par conséquent, ne plus compter absolument sur celui de Dieu. Il y avait plus. Ils ne pouvaient obtenir cet avantage ou ce qu’ils estimaient tel, car c’était plutôt un malheur, qu’en s’unissant aux Calixtins et aux Luthériens. Ces trois partis non catholiques devaient présenter à l’empereur une confession de foi commune.
On convoqua donc une assemblée où chaque parti envoya des députés et l’on rédigea une confession de foi renfermant seulement les articles sur lesquels on était d’accord. Cette confession, signée de tous les députés, fut présentée à l’empereur qui la reçut favorablement et promit sa protection à tous ceux qui y adhéreraient. Mais il est évident que cette alliance avec les Calixtins et les Luthériens n’avait pu se faire qu’en passant sous silence des points que les frères jugeaient importants, et cela n’était-il pas regrettable ? Nous devons reconnaître chez tous les vrais chrétiens ce qui, dans leur foi, est selon Dieu et sa Parole ; mais si nous estimons qu’ils n’obéissent pas à la Parole dans leur marche, devons-nous nous associer à eux ?
Les frères avaient obtenu ce qu’ils désiraient, de sorte qu’aux yeux de l’homme, ils étaient plus solidement établis. Ils eurent à essuyer un orage passager après la mort de Maximilien II. Rodolphe II, son successeur, se laissa entraîner par les Jésuites à renouveler l’édit de persécution publié en 1506 par Ladislas. Il eut un commencement d’exécution ; tous leurs temples furent fermés ; mais l’empereur revint bientôt sur ces mesures. Il reconnut qu’il s’était arrogé sur les consciences un droit qui n’appartient qu’à Dieu, et non seulement il révoqua l’édit de persécution, mais il accorda, en 1609, aux frères et à tous ses sujets protestants de Bohême et de Moravie, le libre exercice de leur culte, le droit de bâtir de nouveaux temples, et d’avoir auprès du gouvernement des défenseurs ou avocats de l’Église pour défendre leurs droits. Chose remarquable, les Jésuites auraient voulu que les frères fussent exclus de cette concession. Trouvaient-ils en eux des champions plus fermes de la vérité et des adversaires de Rome plus redoutables ? Ou bien les haïssaient-ils davantage comme successeurs de Huss, le précurseur de la Réforme ? Quoi qu’il en soit, les États de Bohême s’opposèrent à leurs sollicitations ; les frères jouirent des mêmes droits que les autres.
Les frères se trouvèrent ainsi au plus haut point de prospérité extérieure, mais moins forts spirituellement que durant les cent années qu’avaient duré leurs persécutions, et où la force du Seigneur se montrait dans leur infirmité. C’est ce que reconnaît avec douleur un de leurs évêques qui fut témoin de leur déclin et de leur ruine. « Hélas ! » dit-il, « la liberté religieuse (que l’empereur venait de leur donner) dégénéra bientôt en liberté charnelle. De là vint que dès l’abord cette liberté qui occasionna enfin la sécurité de la chair, ne plut point aux âmes pieuses qui en redoutaient les suites fâcheuses ». En effet, dès lors les frères se relâchèrent dans l’observation de leur discipline particulière ; et du relâchement ils tombèrent dans des fautes qui leur apportèrent des souffrances que l’on ne peut toutes considérer comme endurées pour le nom de Christ.
En 1612, l’empereur Rodolphe mourut. Ferdinand II lui succéda
comme empereur et comme roi de Bohême. Aussitôt Rome s’efforça de faire mettre
à exécution les décrets du concile de Trente contre les protestants, à
commencer par ceux de Bohême et de Moravie. On débuta par toutes sortes de
vexations et d’oppressions, sans aucun égard à leurs réclamations basées sur
l’édit de tolérance. Alors les protestants, oubliant que les chrétiens n’ont
pas à faire valoir leurs droits, mais plutôt à souffrir qu’on leur fasse tort,
refusèrent obéissance à Ferdinand II et choisirent pour roi l’électeur palatin,
prince qui avait pris parti pour la Réformation. Ils allèrent plus loin, et en
vinrent aux voies de fait ; ils précipitèrent des fenêtres du château de
Prague les représentants de l’empereur. C’était une révolte que la parole de
Dieu condamne, car elle nous dit : « Que toute âme se soumette aux
autorités qui sont au-dessus d’elle car il n’existe pas d’autorité, si ce n’est
de par Dieu et celles qui existent sont ordonnées de Dieu ; de sorte que
celui qui résiste à l’autorité résiste à l’ordonnance de Dieu ; et ceux
qui résistent feront venir un jugement sur eux-mêmes
» (Romains
13:1-2). L’Écriture n’autorise donc pas ceux qui se trouvent sous un mauvais
gouvernement de le renverser par la force et d’en établir un autre. Elle nous
dit que « c’est une chose digne de louange si quelqu’un, par conscience
envers Dieu, supporte des afflictions, souffrant injustement » (1 Pierre
2:19).
Cet acte de violence de la part des protestants de Bohême fut l’origine de cette terrible guerre appelée dans l’histoire « la guerre de Trente ans ». Nous n’avons pas à nous en occuper, mais dire seulement quels en furent pour les frères les résultats. Peut-être eurent-ils peu de part à cette résistance armée, mais ils furent enveloppés dans tous les maux qui fondirent sur les protestants après la défaite de ceux-ci dans la bataille de Weissenberg, près de Prague, en 1620. Plusieurs d’entre eux furent faits prisonniers, d’autres s’enfuirent dans les pays voisins. Les principaux d’entre eux furent attirés à rentrer dans leur pays, sous la promesse d’un pardon absolu. Mais comme, au temps de Huss, on ne respecta pas le sauf-conduit de l’empereur, de même, deux cents ans après lui, on ne tint pas la promesse de pardon envers ceux qui y crurent. Dès qu’ils furent rentrés, on les jeta en prison et plusieurs furent condamnés à mort.
C’est ainsi que, le 21 juin 1621, furent décapités vingt-sept
des défenseurs
les plus considérés des protestants, dont presque la
moitié faisaient partie des frères. On peut dire qu’ils moururent comme
confesseurs de la vérité, car bien qu’ils eussent commis une faute, en voulant
soutenir par la force leurs droits, ils auraient pu sauver leur vie, en reniant
leur foi. En effet, dès que la sentence eut été prononcée, les prêtres
catholiques s’empressèrent de les exhorter à entrer dans l’Église romaine, les
assurant que dans ce cas l’empereur leur ferait grâce. Mais ils repoussèrent
les paroles des prêtres avec fermeté et une connaissance des Écritures qui
firent que ceux-ci étonnés se retirèrent. Un fait montre la haine singulière
des papistes contre les frères. Tandis qu’aux autres protestants on accorda
qu’ils fissent venir des ministres luthériens pour prier et prendre la cène
avec eux, cette douceur fut refusée aux frères.
L’échafaud avait été dressé devant la maison de ville. On y conduisit les condamnés la veille de l’exécution. Il y avait, dans cet édifice, quelques condamnés qui n’étaient pas de la noblesse. Dès qu’ils apprirent l’arrivée de leurs frères, ils se mirent aux fenêtres et les accueillirent en chantant des cantiques. Le peuple, attiré par ce spectacle, versait sur les victimes des larmes de compassion.
Ceux qui allaient être exécutés passèrent presque toute la nuit en saintes conversations, en prières et dans le chant des louanges de Dieu. Dès l’aube du jour, ils se couvrirent de leurs plus beaux vêtements, comme pour une fête, et lorsqu’à cinq heures, un coup de canon donna le signal des exécutions, ils s’embrassèrent, se souhaitant mutuellement la force d’en haut pour être fidèles jusqu’à la mort. Le moment du supplice étant arrivé, comme on les emmenait un à un, ils se firent à chaque départ de touchants adieux. « Le Seigneur vous bénisse et vous garde, bien-aimés », disait aux autres celui qui partait ; « qu’Il vous donne la consolation du Saint Esprit, la patience et le courage, afin que vous confirmiez par votre mort, ce que vous avez affirmé du cœur et de la voix ». Et les autres répondaient : « Que Dieu bénisse le chemin que tu prends pour l’amour de son Fils Jésus Christ. Va devant nous, cher frère, dans la maison de notre Père. Nous sommes assurés par Jésus, en qui nous croyons, que nous nous reverrons aujourd’hui dans la joie céleste ».
Nous donnerons quelques détails sur l’exécution de quelques-uns de ces confesseurs de Christ ; nous les verrons fidèles jusqu’à la fin. Le premier qui fut conduit à l’échafaud fut le comte de Schlik, premier défenseur de l’église des frères. C’était un homme de grands talents et d’une piété sincère, aimé et respecté de tous les gens de bien. Sa sentence portait qu’après avoir été décapité, son corps serait écartelé et exposé dans un carrefour. L’ayant entendue, il s’écria : « C’est peu que de perdre un sépulcre ». Le prédicateur qui l’avait accompagné, l’exhortait au courage. « Ah ! » dit-il, « je puis vous assurer que je n’ai aucune crainte. Je me suis déclaré pour la religion dans sa pureté, je suis prêt à prouver par ma mort la fidélité que je lui garde ». Le matin déjà, en entendant le signal du canon, il s’était écrié : « Voilà l’avant-coureur de la mort ; je serai le premier à la voir : Seigneur Jésus, aie pitié de nous ! » Arrivé sur l’échafaud, il se tourna vers le soleil qui se levait, et dit : « Jésus, soleil de justice ! aide-moi à pénétrer au travers des ténèbres de la mort, dans la lumière éternelle ». Puis il s’agenouilla en priant et reçut le coup de mort. Les spectateurs étaient touchés jusqu’aux larmes en voyant la sérénité qu’il garda jusqu’au dernier moment.
Après lui, vint Wenceslas, baron de Budowa, qui appartenait aussi à l’église des frères. Il était également un de leurs défenseurs. C’était un vieillard de soixante-seize ans, un homme savant, connu par plusieurs écrits, et qui, sous l’empereur Rodolphe, avait occupé des places importantes. Lorsqu’il vit approcher le danger, il alla mettre sa famille en lieu de sûreté et revint seul à Prague, sa conscience ne lui permettant pas, disait-il, d’abandonner la bonne cause. « Peut-être », ajouta-t-il, « le Seigneur veut-il que je la scelle de mon sang ? ». Et comme son secrétaire lui disait qu’on avait fait courir le bruit qu’il était mort de chagrin : « Moi », reprit-il, « mourir de chagrin ! Vois-tu (dit-il en montrant la Bible), ce paradis de mon âme ne m’a jamais encore fourni des fruits aussi doux qu’aujourd’hui. Là je demeure journellement, mangeant la manne du ciel et buvant l’eau de la vie. Personne ne verra le jour où l’on puisse dire que Budowa est mort de chagrin ».
Peu de jours avant que la sentence de mort eût été prononcée contre lui et ses compagnons, il eut un rêve remarquable qui fit sur son esprit une impression très grande. Il lui semblait se promener dans une verte prairie où tout ce qui l’entourait était beau et agréable. Ses pensées, même dans son rêve, étaient naturellement occupées de l’issue probable de son procès. Tout à coup un messager brillant de lumière s’approcha de lui, plaça dans sa main un petit livre, puis disparut. En ouvrant le livre qui lui était donné d’une manière si étrange, il vit que les feuillets étaient d’une soie blanche comme la neige, sans rien d’autre écrit que ce verset plein d’encouragement : « Remets ta voie sur l’Éternel, et confie-toi en lui ; et lui, il agira » (Psaume 37:5). Tandis qu’il méditait sur ces paroles divines, un autre personnage vint vers lui, portant dans ses mains un vêtement blanc qu’il jeta sur ses épaules, et là-dessus il s’éveilla (lire Apocalypse 3:4-5 ; 7:9).
Plus tard, en montant sur l’échafaud, il fit allusion à ce songe, regardant cette robe blanche comme un emblème de la justice divine dont par grâce il était revêtu.
Des prêtres ne discontinuèrent pas leurs tentatives jusqu’à son
dernier jour sur la terre, pour l’engager à renier sa foi. Deux capucins
vinrent vers lui pour lui montrer, disaient-ils, le chemin du ciel. —
« Oh ! par la grâce de Dieu, je le connais », répondit-il. —
« Peut-être que monseigneur se trompe », insistèrent-ils. —
« Non, non », reprit Budowa ; « mon espérance se fonde sur
la parole de Dieu qui ne peut tromper. Je n’ai pas d’autre chemin pour aller au
ciel que Celui qui a dit : Je suis le chemin, et la vérité, et la vie
».
Après avoir réfuté leurs idées sur l’autorité de l’Église romaine, il offrit de
leur montrer à son tour le vrai chemin du ciel ; mais les pauvres capucins
déconcertés s’en allèrent en faisant le signe de la croix.
Après eux vinrent deux jésuites, le jour même du jugement. Ils arrivèrent dans sa prison, le matin de bonne heure, et commencèrent par louer sa grande science, puis manifestèrent le désir de sauver son âme. Il leur répondit d’une manière simple, mais ferme et décidée. « Plût à Dieu que vous fussiez aussi sûrs de votre salut que je le suis du mien, par le sang de l’Agneau ».
— C’est bien, répliquèrent-ils en le pressant, mais ne présumez pas trop de vous-même ; l’Écriture ne dit-elle pas : Personne ne sait s’il mérite la grâce ou la colère ?
— Où se trouvent ces paroles ? Voici la Bible, montrez-les moi, répondit le noble témoin de la vérité.
— Si je ne me trompe, dit l’un, c’est dans l’épître de Paul à Timothée.
— Vous voulez m’enseigner la voie du salut, dit Budowa, vous qui connaissez si mal la Bible ! Que le croyant puisse être assuré de son salut nous est démontré par ces paroles de Paul : « Je sais qui j’ai cru », et encore : « La couronne de justice m’est réservée ».
— Oh ! répondit le jésuite, montrant encore plus son ignorance ; ce n’est pas vous, ni aucun autre que cela concerne ; Paul ne disait cela que de lui-même.
— Tu te trompes, répartit hardiment le baron ; car l’apôtre ajoute aussitôt : « Et non seulement à moi, mais aussi à tous ceux qui aiment son apparition » (2 Timothée 4:8).
C’est ainsi, et par d’autres déclarations des Écritures qu’il leur montra tellement leur ignorance qu’ils le quittèrent pleins de confusion et de colère, le nommant un hérétique endurci.
Peu après il monta, d’un air serein, sur l’échafaud. Il découvrit sa tête, passa doucement sa main sur ses cheveux, et dit : « Voyez, mes cheveux gris, quel honneur on vous fait de vous orner de la couronne du martyr ! » Puis il se mit en prière en élevant sa tête qui tomba sous le glaive du bourreau et fut placée sur une tour.
Après quelques autres, ce fut le tour du seigneur de Kapplisch, vieillard de 86 ans. Il dit au ministre luthérien qui venait visiter les condamnés : « Aux yeux du monde ma mort est ignominieuse, mais devant Dieu elle est glorieuse. En entendant prononcer ma sentence, ma chair affaiblie a commencé à trembler, mais par la grâce de Dieu je n’ai maintenant aucune crainte de la mort ». Avant d’être exécuté, il dit en s’habillant au prédicateur qui était auprès de lui : « Voyez, je mets mon vêtement de noces ». Et comme le prédicateur lui répondait que la justice de Dieu en Christ nous ornait intérieurement d’une manière bien plus véritable : « Oui », dit le bon vieillard ; « mais je veux me parer même au dehors en l’honneur de l’Époux de mon âme ». On l’appela, et il dit : « À la garde de Dieu, il y a assez longtemps que j’attends ». Comme il était très faible sur ses jambes et qu’il avait quelques marches à descendre, il demanda à Dieu de le fortifier, afin de ne pas fournir en tombant, un sujet de moquerie aux ennemis. Il avait aussi fait demander au bourreau de frapper de son glaive au moment précis où il le verrait se mettre à genoux et lever la tête, de peur qu’il ne tombât par faiblesse s’il tardait trop. Mais au moment de l’exécution, le pauvre vieillard se tenait si courbé et si incliné sur ses genoux, que le bourreau n’osait porter le coup. Le prédicateur, voyant cela, cria au martyr : « Monseigneur, vous avez recommandé votre âme à Christ ; présentez-lui maintenant avec courage votre tête blanchie, et l’élevez vers les cieux ». Le vieillard l’éleva aussi haut qu’il put, en disant : « Seigneur Jésus, je remets mon esprit entre tes mains », et pendant cette prière, le bourreau frappa, sa tête tomba et fut placée sur un portail.
Nous mentionnerons aussi le supplice de Henri-Othon de Lose, encore un des défenseurs des frères. Il s’était fait scrupule de recevoir la Cène d’un ministre luthérien, et était d’abord affligé d’être privé de participer à ce repas du Seigneur ; mais il fut richement consolé par le Seigneur. Quand le ministre luthérien vint à lui pour l’accompagner sur l’échafaud, il se leva et s’élança vers lui comme dans le ravissement, et lui dit : « Combien je me réjouis de vous voir, homme de Dieu ! Écoutez ce qui m’est arrivé. J’étais assis sur ce siège, dans une profonde affliction de ne pouvoir pas prendre la Cène, car vous savez que j’aurais voulu un ministre de notre communion. Je m’endormis dans ma tristesse, et voilà que, dans un songe, le Seigneur m’apparut et me dit : « Ma grâce te suffit ; je te nettoie avec mon sang » (*). À l’instant je sentis en quelque sorte son sang couler sur mon cœur, et depuis mon réveil je suis singulièrement restauré et fortifié ». Là-dessus il éclata en ces paroles de triomphe : « Oui, crois, et tu as mangé la chair du Fils de l’homme (**). Je n’ai plus peur de la mort ! Mon Jésus vient au-devant de moi avec ses anges pour me mener à ses noces, et là je boirai éternellement avec Lui la coupe de la joie et des délices ! ». Il monta plein de joie sur l’échafaud, s’y prosterna d’abord en prières, et après s’être relevé, il ôta ses vêtements, se mit à genoux et dit : « Seigneur Jésus, reçois-moi dans ta gloire », et tandis qu’il prononçait ces paroles, le bourreau fit tomber sa tête.
(*) Il ne faut pas oublier que les frères, de même que les luthériens et d’autres chrétiens de diverses dénominations, croient qu’une grâce spéciale est attachée au fait de prendre la Cène. Elle est un privilège, mais ne confère aucune grâce, bien qu’on jouisse en son cœur de ce mémorial de l’amour du Sauveur.
(**) Allusion à Jean 6:53.
C’est dans cette même paix et cette même joie que moururent tous les autres. Aucun d’eux ne fléchit et ne pensa à renier sa foi. « Eux l’ont vaincu à cause du sang de l’Agneau et à cause de la parole de leur témoignage ; et ils n’ont pas aimé leur vie, même jusqu’à la mort » (Apocalypse 12:11).
Après ces exécutions, le gouvernement procéda à l’extirpation totale du protestantisme dans toute la Bohême et la Moravie. Tous les prédicateurs des frères et les autres ministres protestants qui étaient à Prague en furent chassés, et peu après cette mesure s’étendit à toute la Bohême et la Moravie. Plusieurs des pasteurs expulsés se cachèrent dans des cavernes d’où ils visitaient secrètement leurs frères, mais on les découvrit successivement et on les mit à mort ou on les fit sortir du pays. On remarquera que ces moyens violents ne furent pas employés seulement à l’égard de ceux qui avaient pris part à la guerre et qu’on pouvait taxer de rebelles, mais envers tout ce qui était protestant, de sorte qu’il est évident qu’il s’agissait au fond, non d’une question de politique, mais de la question religieuse, et de la volonté de la part du romanisme d’exterminer ou d’expulser tous les protestants, les frères et les autres.
Les temples furent purifiés avec de l’eau bénite ; on battit les chaires et les tables de communion à coups de verge ; les coupes de la Cène furent souillées ; plusieurs milliers de Bibles et d’autres livres religieux furent brûlés sous le gibet ; les cadavres des protestants furent arrachés de leurs sépultures et jetés à la voirie. Un grand nombre de personnes souffrirent la mort avec la foi et le courage qu’avaient montrés leurs prédécesseurs ; d’autres supportèrent avec joie la prison, les mauvais traitements et la perte de leurs biens, et s’exilèrent volontairement dans d’autres contrées.
Pour remplacer les pasteurs exilés ou mis à mort, on donna aux
églises les plus dépravés d’entre les prêtres, et comme ces hommes de rien ne
réussissaient pas à gagner le peuple, on institua une commission de réforme
qui devait par ruse ou par force obliger le reste des protestants à abjurer
leur foi. On mit en usage tous les moyens possibles pour arriver à ce
but ; on ne craignit pas de leur dire qu’ils pouvaient croire dans leur
cœur tout ce qu’ils voudraient, pourvu qu’ils adhérassent extérieurement à
l’Église romaine, et qu’ils se soumissent au pape.
Le plus grand nombre ne se laissaient pas ébranler, parce que les seigneurs, comptant sur les princes protestants d’Allemagne, leur faisaient espérer une délivrance prochaine. Mais bientôt toute la noblesse, après avoir été ruinée par toute sorte d’extorsions et dépouillée de tous ses biens, fut bannie du royaume. Plusieurs centaines de familles de nobles ou de riches bourgeois se dispersèrent en Pologne, dans les États allemands, dans la Hongrie et jusque dans les Pays-Bas. Quant au peuple, on le surveillait avec sévérité pour empêcher son émigration et le forcer à l’apostasie, mais, en dépit de tout, des milliers de familles trouvèrent moyen de suivre leurs pasteurs dans les privations et la misère, qui en diminuèrent beaucoup le nombre.
Un évêque des frères dispersés, Amos Coménius, exilé comme les autres, écrivait à ce sujet avec une profonde douleur : « Le Seigneur a visité les frères comme par une tempête, et emporté, comme par une inondation nocturne, leur ancien jardin si fertile et si florissant. Il a permis que les chefs fussent jetés dans les fers et que leur sang fût répandu comme de l’eau. De plusieurs centaines d’églises qui faisaient leur bonheur et leur joie, il ne leur en est pas resté une seule. Les pasteurs ont été dispersés et les troupeaux livrés à des mercenaires. Ceux qui ont survécu à la persécution ont péri dans l’exil. Presque tous les ministres, les anciens, les évêques et les diacres ont disparu, et je suis resté seul, à l’exception d’un collègue que j’ai encore en Pologne ». Coménius ne se dissimulait pas que c’étaient les fautes des frères qui avaient attiré sur eux le châtiment de Dieu ; mais cela ne justifie en aucune manière la cruauté de leurs persécuteurs. Ainsi il ne resta plus dans la malheureuse Bohême que quelques débris ignorés de cette Église, réduits à ne s’assembler que de nuit dans les cavernes et les grottes, exposés à des angoisses et à des périls continuels.
Tout cela se passait dans le premier tiers du 17° siècle. La fin de ce même siècle fut témoin d’une autre persécution qui présente avec celle des protestants de Bohême des traits à bien des égards analogues, mais où brillèrent aussi, par la grâce de Dieu, la foi et la constance des martyrs. Nous parlons des persécutions contre les protestants de France sous Louis XIV. Elles devaient durer un siècle entier.
Les persécutions exercées en Bohême et en Moravie contre ceux qui s’étaient séparés de l’Église romaine, n’atteignirent pas seulement les Frères, mais aussi les communautés luthériennes et réformées qui s’étaient formées dans ces contrées. Mais malgré toutes les persécutions, malgré les émigrations en masse dans les pays voisins, en Pologne, en Silésie, en Prusse, en Saxe, etc., émigrations qui, de 1622 à 1730, atteignirent le chiffre de cent mille personnes, il y eut toujours dans ces deux pays des familles qui restèrent attachées aux doctrines évangéliques, bien qu’obligées souvent de dissimuler et de suivre extérieurement les cérémonies du culte romain. Plusieurs non seulement conservèrent ces doctrines pour eux-mêmes, mais les propagèrent, quoique dans le plus grand secret, parmi leurs alentours. D’autres de ces amis de l’Évangile, à cause de la main de fer du clergé qui pesait sur eux, allaient jusqu’à cacher pendant toute leur vie à leurs femmes, à leurs enfants, à leurs domestiques, les lieux retirés où ils gardaient leurs Bibles et leurs livres de dévotion. Ils les lisaient en secret ou les faisaient servir à l’occasion à l’édification des autres. On a vu des maris et des pères ne découvrir à leurs familles le trésor caché de leurs livres que sur leur lit de mort, ne voulant pas quitter la terre sans avoir au moins rendu témoignage de leur foi. D’autres moins timides tenaient des assemblées secrètes où ils s’édifiaient en commun. Ils se réunissaient de nuit dans des caves ou autres endroits retirés, toujours exposés à être découverts et à subir de sévères châtiments et même la mort.
Ainsi pendant un siècle entier que dura l’oppression de ce pauvre peuple, il se maintint une semence de vérité qui manifesta son existence d’une manière remarquable au commencement du 18° siècle. Nous donnerons quelques détails sur ce sujet intéressant.
Parlons d’abord d’un homme distingué à bien des égards par sa science, son attachement à la cause des frères et son dévouement pour eux. Amos Coménius, déjà nommé, pasteur de l’église de Fulneck en Moravie, fut un de ceux qui durent s’exiler. Il se retira en Pologne avec une partie de son troupeau. En 1632, il fut nommé évêque des frères dispersés de Bohême et de Moravie. La désolation des églises navrait son cœur, mais il y voyait un châtiment que Dieu leur avait infligé à cause de leur relâchement et de leur association avec le monde. Au moment de quitter sa patrie, arrivé sur une montagne de la frontière, il porta ses regards une dernière fois sur la Moravie et la Bohême, et se mettant à genoux avec ses frères, il supplia Dieu avec larmes de ne pas abandonner entièrement ces contrées et de ne pas les priver tout à fait de sa Parole, mais d’y conserver toujours une sainte semence. Sa prière fut exaucée, comme nous le verrons. Lui-même ne cessa point de s’occuper de ceux qui avaient été dispersés et de les édifier. Il composa pour eux un cathéchisme dédié à toutes les brebis dispersées de Jésus Christ, et spécialement à celles de Fulneck et des environs. Il en terminait la préface par ces mots : « Que le Dieu de toute grâce vous donne par son Esprit d’être fortifiés quant à l’homme intérieur pour la cause de Jésus Christ, d’être persévérants dans la prière, de demeurer affranchis du péché, d’être fermes dans les tentations et dans la tribulation, en vue de la gloire, et pour que vous soyez éternellement avec Lui dans son royaume ». Coménius mourut en 1671, mais son souvenir s’est conservé longtemps dans la contrée de Moravie où il avait exercé son ministère.
Comme l’avait demandé ce fidèle serviteur de Dieu, malgré l’oppression qui pesait sur les frères depuis un siècle, un résidu se maintenait. Il est vrai qu’à l’époque de sa mort, on ne pensait à l’étranger aux Frères de Bohême et de Moravie pas plus qu’on ne pense à un mort, mais des germes de vie existaient, et, dès 1701, se manifestèrent. En 1715, il y eut un puissant réveil à Fulneck et dans quelques endroits auprès de Lititz, ce qui attira sur les fidèles un redoublement de sévérité. Quelques-uns émigrèrent, mais le réveil ne fut point arrêté.
Il était donc resté à Fulneck et dans les villages environnants une assez grande quantité de frères, contraints, comme nous l’avons dit, de se conformer extérieurement aux formes du culte romain, mais qui conservaient avec soin l’Écriture Sainte et leurs livres de cantiques et de dévotion. Ils tenaient tous les matins et tous les soirs, et surtout le dimanche, des réunions que les magistrats n’ignoraient pas, et qui attiraient de temps à autre aux fidèles de nouvelles épreuves. Il est vrai que, pour les gagner ou les endormir, les prêtres romains leur avaient accordé pour un temps la Cène sous les deux espèces ; mais cette faible concession leur ayant été enlevée, ils se mirent à prendre la Cène entre eux en secret, et Dieu ne les laissa pas sans conducteurs pour les encourager.
Après le départ de Coménius, plusieurs des prédicateurs des frères s’étaient réfugiés à Zauchtenthal, village près de Fulneck, et tenaient là des assemblées, de sorte que la connaissance de l’Évangile s’y conserva. Parmi ces hommes, il y eut Martin Schneider qui instruisait la jeunesse, et lui enseignait la lecture, l’écriture et le catéchisme de Coménius. Sa conduite attira l’attention des prêtres. Il fut cité devant les magistrats, mis plusieurs fois en prison, et aurait été condamné à être brûlé, si des maîtres catholiques, chez qui il était en service et qui l’aimaient beaucoup, n’eussent intercédé pour lui.
Après lui, les assemblées se tinrent chez son cousin Samuel Schneider. Lui aussi, accusé d’être un des docteurs des frères, fut sur le point d’être pendu. Il n’échappa que par une sorte de miracle. Il continua malgré tout ses prédications et mourut en 1710. Il s’endormit plein de joie, et scella dignement une vie de foi en confirmant devant ses amis et ses ennemis le témoignage qu’il avait rendu à l’Évangile. Il ne cessait de parler de ce qui avait fait l’objet de son espérance ; son cœur débordait de joie à la pensée de se trouver bientôt auprès de son Seigneur. « Là », disait-il, « je verrai aussi ses chers apôtres, ses prophètes, tous les martyrs qui ont souffert pour son nom, et toute la nuée des confesseurs et des témoins qui n’ont pas aimé leur vie, mais l’ont donnée pour Jésus ; et je serai pour toujours avec le Seigneur ». « Regardez », disait-il aux siens, « regardez la fin de ces hommes ! » paroles qui pouvaient bien s’appliquer à lui-même. Et il les conjurait de rester fidèles au Seigneur Jésus.
Le prêtre romain de l’endroit se présenta pour lui administrer l’extrême-onction, mais Schneider lui répondit : « Je suis déjà oint et scellé par le Saint Esprit pour la vie éternelle ; l’onction que vous voulez me donner est donc bien inutile ». — « Pensez-vous donc mourir en état de grâce sans avoir reçu l’extrême-onction ? » lui demanda le prêtre. Schneider, montrant du doigt le soleil, répondit : « Aussi sûrement que M. le curé voit le soleil briller dans les cieux, aussi sûrement je suis sauvé ». — Alors le prêtre dit : « Bien, bien, Schneider ; mais, dites-moi, on vous accuse de n’être pas bon catholique, et que vous ne faites aucun cas des saints ». — « Les gens ont dit beaucoup de mal de moi », répliqua Schneider, « et ils m’ont fait beaucoup de chagrin sans motifs ; mais je me suis efforcé pendant toute ma vie de marcher sur la trace des saints, et d’imiter leur conduite ». Le prêtre se tut, et en s’en allant il dit à ceux qui étaient présents : « Que je meure de la mort de ce juste ! »
Un autre fidèle témoin de ces temps-là, fut Georges Jœschke, de Sehlen. C’était un véritable descendant des frères de Bohême, un de ces patriarches pieux auprès desquels les amis cachés du Seigneur venaient chercher des encouragements et des consolations dans ces temps de tribulations. Il était en correspondance intime avec les frères de Fulneck et des environs, de Zauchtenthal, de Schoenau, de Kunerwald, etc. Ils avaient coutume de se réunir tour à tour dans chacun de ces endroits pour s’y entretenir dans la tristesse de leur cœur et avec beaucoup de larmes et de prières, de la doctrine du salut, de l’état des frères, de l’oppression qui pesait sur ceux qui restaient fidèles. On constatait avec douleur que le nombre des familles de ceux-ci diminuait à cause des mariages avec des catholiques, et le gouvernement ne cessait d’agir pour favoriser cette diminution.
Georges Jœschke ne cessa jusqu’à sa mort de prier pour ce pauvre résidu, de consoler, d’avertir et de fortifier ce qui s’en allait mourir. Il s’intéressait particulièrement aux cinq frères Neisser, ses neveux. Il leur enseignait fidèlement la voie du salut et leur recommandait de lire assidûment l’Écriture sainte, les écrits des frères et ceux de Luther. En même temps, il leur disait que chacun doit être pour lui-même assuré de son salut et du pardon de ses péchés, et qu’étant sauvés, nous n’avons plus à vivre pour le monde, mais pour Jésus ; que, sans cela, eût-on toute la science possible, on peut être perdu.
Il avait eu, dans un âge très avancé, un fils qu’il aimait tendrement. Voyant, en 1707, sa fin approcher, il rassembla autour de son lit ses neveux et son enfant pour leur donner sa dernière bénédiction. Il les exhorta solennellement à rester fidèles jusqu’à la mort à Jésus, tel qu’ils avaient appris à le connaître. Il leur dit de s’attacher à Lui de toute leur âme, et qu’alors ils verraient une grande délivrance ; « car Dieu », ajouta-t-il, « exauce la prière de ses élus qui crient à Lui nuit et jour ».
Puis il dit encore : « Il est vrai que notre liberté est anéantie ; la plupart des descendants des frères se livrent de plus en plus à l’amour du monde, et sont engloutis par le papisme. Toutes les apparences semblent indiquer que la cause des frères est perdue. Mais, mes enfants, vous la verrez : il viendra une délivrance pour ceux qui sont demeurés de reste. Aura-t-elle lieu en Moravie, ou bien quitterez-vous cette Babel ? je l’ignore ; mais je suis sûr que cela ne tardera plus longtemps. Je penche à croire que vous sortirez du pays et que vous trouverez un lieu où vous pourrez servir Dieu sans crainte, d’après sa Parole. Quand le temps viendra, soyez prêts, et prenez garde d’être les derniers ou de rester tout à fait en arrière. Souvenez-vous de mes paroles. Enfin je vous recommande ce petit, mon seul enfant. Je le recommande particulièrement à toi, Augustin. Il faut qu’il appartienne aussi à Jésus. Ne le perdez pas de vue, et lorsque vous sortirez du pays, prenez-le avec vous ».
Ayant parlé ainsi, le vénérable vieillard se tourna vers son enfant et le bénit en répandant beaucoup de larmes. Il donna ensuite sa bénédiction à tous ses neveux, et peu après, il s’en alla auprès de son Seigneur. Il était âgé de quatre-vingt-trois ans. Jamais les frères Neisser n’oublièrent cet adieu, et ils conservèrent soigneusement dans leur cœur les paroles du serviteur de Dieu.
N’est-elle pas touchante, en effet, cette scène au milieu de ces temps d’oppression ? Ne rappelle-t elle pas la fin du vieux patriarche Jacob et celle de Joseph ? La foi qui leur faisait voir la sortie des fils d’Israël du pays d’Égypte, la foi qui avait soutenu les frères dans leurs souffrances et la mort même, ne brille-t-elle pas aussi dans les paroles de confiance du vieux Georges Jœschke ? Le Seigneur n’avait pas cessé d’avoir des témoins dans ces malheureuses contrées, et il exauça leurs prières.
Après la mort de ces fidèles confesseurs de la vérité, leurs descendants se virent contraints de tenir leurs réunions toujours plus secrètes, et, à la fin, de les borner au simple culte de famille, ce qui contribua beaucoup au déclin des assemblées. Tout se réunissait contre elles. La prison, les amendes, les séductions du monde, la crainte de perdre leurs biens, faisaient glisser toujours plus les restes des frères dans la conformité au monde et dans la participation aux cérémonies catholiques.
Comme nous l’avons dit, il y avait cent ans que les frères étaient ainsi opprimés en Moravie, lorsque Dieu agit dans sa grâce pour les délivrer. Et le commencement de cette délivrance s’effectua par les instruments les plus humbles, car c’est ainsi que Dieu se plaît à se manifester. Le premier fut un pauvre mendiant.
En 1716, vivaient encore dans le village de Sehlen les cinq frères Neisser dont nous venons de parler. Ils se réunissaient aussi fréquemment que possible avec leurs voisins, les frères de Zauchtenthal et des environs. Un vieux soldat protestant en congé venait souvent mendier chez eux et les réjouissait par les cantiques évangéliques qu’il chantait à leur porte, et par les passages des Écritures qu’il leur citait. Il les mit en relation avec les pasteurs luthériens de l’église de Teschen, en Silésie, dont l’un, nommé Steinmetz, était un homme de Dieu qui, avec ses collègues, annonçait la bonne nouvelle du salut, et insistait sur ce que doit être la véritable vie chrétienne. Dès lors les frères allèrent souvent chercher là des encouragements et des lumières, bien qu’ils eussent plus de douze lieues à faire pour s’y rendre.
Mais l’homme dont Dieu se servit surtout pour l’œuvre qu’il avait en vue, fut un simple artisan, homme de Dieu et vrai ministre de l’Évangile, « non de la part des hommes, ni par l’homme mais par Jésus Christ, et Dieu le Père » (Galates 1:1). Il se nommait Christian David, et était né en 1690, à Senftleben, en Moravie. Né et élevé dans le papisme, il montrait un grand zèle à en pratiquer toutes les ordonnances ; mais il ne trouvait pas, en les accomplissant, le repos de son âme, lorsque sa conscience le condamnait pour quelque faute commise, et il n’y trouvait pas non plus la force nécessaire pour combattre et vaincre le péché. Dans sa jeunesse, il fut employé à garder les vaches et les brebis, ensuite il apprit l’état de charpentier. Dans l’endroit où il vivait alors, il fit la connaissance de quelques chrétiens évangéliques qui lui montrèrent que le culte des saints et les pratiques romaines n’étaient que des commandements d’homme. Cela ébranla sa foi en l’Église de Rome. Dans la même ville se trouvaient quelques hommes pieux qui, à cause de leurs réunions et des livres qu’on avait saisis chez eux, avaient été emprisonnés dans une cave. Christian les entendait là prier et chanter jour et nuit, ce qui lui fit une profonde impression, mais il ne se rendait pas compte de ce qui agissait en eux et leur donnait dans l’épreuve une telle paix et une telle joie.
Les Juifs avaient aussi une synagogue dans cet endroit. Christian voyant le zèle et la fidélité avec lesquels ils observaient leur loi et célébraient leur culte, s’attacha à eux. Mais s’étant entretenu avec eux, il fut jeté dans une grande perplexité, ne sachant plus qui avait raison, les catholiques romains, les prisonniers ou les Juifs.
Il n’avait point encore vu de Bible. Ayant appris que ce livre était la parole de Dieu, il désira vivement l’avoir et réussit à se le procurer. À force de lire et de comparer ensemble l’Ancien et le Nouveau Testament, les doutes qui l’avaient tourmenté disparurent, et il vit que Jésus était bien le Messie promis. Mais de nouvelles incertitudes surgirent dans son esprit : il se demanda si la Bible était bien la parole de Dieu. Mais plus il l’étudia, plus il vit comme toutes les promesses et les menaces qu’elle contient, s’étaient accomplies ; il vit aussi avec quelle vérité l’Écriture trace le caractère des méchants et des croyants et décrit le combat de l’esprit et de la chair. Il comprit ainsi que la Bible est vraiment la parole de Dieu, et que la religion chrétienne, telle que cette Parole la présente, est la seule vraie religion pour laquelle des milliers et des milliers d’hommes ont sacrifié leur vie dans tous les siècles. Dès lors la Bible fut sa lecture favorite et journalière, son délassement et son étude après le travail. Jusqu’à la fin de ses jours, il s’en occupa avec assiduité, et il en était si fortement imprégné que son langage et sa manière de s’exprimer s’en ressentaient. C’est d’après la Bible qu’il apprit à écrire et qu’il forma des caractères qui lui étaient particuliers.
Ayant acquis la conviction que la doctrine luthérienne était celle de l’Écriture sainte, il résolut de se joindre à cette Église. Pour cela il alla en Hongrie, et lorsqu’il entendit à Tyrnau (*), pour la première fois, le chant d’un cantique dans un temple luthérien, il fut ravi de joie. Mais il n’avait pas encore appris que ceux qui cherchent Dieu ont souvent plus de zèle et d’amour que ceux qui prétendent l’avoir trouvé. Les luthériens de Hongrie craignaient d’encourir les peines sévères édictées contre ceux qui recevraient un prosélyte catholique, et ils conseillèrent à Christian d’aller en Saxe. Il y consentit d’autant plus volontiers, que le clergé romain commençait à l’épier.
(*) Petite ville de Hongrie, au nord-est de Presbourg.
Il se rendit d’abord à Leipzig, puis à Berlin. Là, abjurant entièrement le catholicisme, il prit la Cène pour la première fois dans l’église luthérienne. Mais il ne trouva pas encore là ce à quoi il s’était attendu. Il vit partout chez les protestants le désordre et l’impiété, et s’aperçut qu’il ne pouvait pas lui-même vivre sérieusement, sans être un objet de mépris pour le plus grand nombre, et sans rencontrer l’opposition sous toutes sortes de formes. Il s’engagea alors comme soldat, pensant être plus indépendant quant à la conscience. C’était une idée étrange, qui montre que jusqu’alors il n’avait pas encore trouvé la lumière dont son âme avait besoin. Il dut bientôt être désappointé, et quitta l’armée pour retourner en Silésie, afin d’y exercer son premier état de charpentier. Mais persécuté par les Jésuites, il se rendit en 1717, à Gœrlitz, en Lusace (*).
(*) La Lusace, contrée au nord de la Bohême, appartenant à la Saxe.
Là il fit la connaissance d’enfants de Dieu plus éclairés, et trouva enfin ce après quoi son cœur soupirait depuis si longtemps, la paix et l’assurance du salut, fruit de la foi au Seigneur Jésus, sans les œuvres de la loi, comme il le prêcha dès lors lui-même. Il se maria et vécut avec sa femme d’une vie tout à fait exemplaire. Mais il se sentait appelé à annoncer l’Évangile partout où Dieu le conduirait ; sa femme, de santé plutôt délicate, ne pouvait l’accompagner, mais d’accord avec lui, elle ne mettait point d’obstacles à ses fréquents voyages. C’étaient ses compatriotes qu’il avait surtout à cœur de visiter, et aucun danger, car il y en avait beaucoup à courir, ne put l’empêcher d’aller vers ceux qui recherchaient la vérité, afin de les éclairer et de les fortifier.
C’est ainsi que, dans cette même année 1717, il arriva chez les frères Neisser, à Sehlen. Il leur expliqua de quelle manière ils devaient lire l’Écriture pour qu’elle leur fût en réelle bénédiction. Puis, eu égard aux circonstances douloureuses où ils se trouvaient, il leur développa ces paroles de l’épître de Jacques, si appropriées à leur position : « Estimez-le comme une parfaite joie, mes frères, quand vous serez en butte à diverses tentations, sachant que l’épreuve de votre foi produit la patience. Mais que la patience ait son œuvre parfaite, afin que vous soyez parfaits et accomplis, ne manquant de rien. Et si quelqu’un de vous manque de sagesse, qu’il demande à Dieu, qui donne à tous libéralement et qui ne fait pas de reproches, et il lui sera donné » (Jacques 1:2-5).
Ils furent profondément touchés des paroles si simples et si vraies de cet homme de Dieu. Dans le sentiment de leur misère spirituelle, ils désiraient ardemment se rapprocher des contrées où il leur semblait qu’il y avait tant de chaleur et de vie, car ils pensaient que tous les luthériens étaient comme Christian David. Ils le prièrent donc de leur chercher dans un pays protestant un endroit où ils pussent s’établir et vivre selon la piété.
Au bout d’un an et deux mois, Christian David revint. Il avait cherché en vain un lieu de retraite pour ces frères, mais il les encouragea et les fortifia en les exhortant à la patience et à mettre leur confiance en Dieu. Il avait fait une grave maladie, et il leur raconta combien Dieu lui avait accordé de bénédictions dans son épreuve, en lui suscitant des amis dévoués qui l’avaient entouré d’amour. Cette fois il leur développa ces paroles : « Quiconque aura quitté maisons, ou frères, ou sœurs, ou père, ou mère, ou femme, ou enfants, ou champs, pour l’amour de mon nom, en recevra cent fois autant, et héritera de la vie éternelle » (Matthieu 19:29).
Ces pauvres frères n’avaient pas besoin d’être stimulés à s’éloigner de leur pays. Ils répétèrent à Christian David combien la contrainte où ils étaient de participer aux cérémonies superstitieuses de l’Église de Rome, qu’ils savaient contraire à la parole de Dieu, blessait leur conscience, de sorte qu’ils n’avaient nul repos. Mais Dieu, dans sa sagesse, trouva bon de les éprouver encore. Trois ans se passèrent avant que leur désir fût accompli.
Pendant ce temps, ils continuèrent à fréquenter autant que possible l’église de Teschen, dont les pasteurs, comme nous l’avons dit, annonçaient fidèlement la voie du salut. Ils firent part au pasteur Steinmetz de leur désir d’émigrer, et furent bien étonnés de l’entendre leur déconseiller de donner suite à leur pensée. Il leur dit que partout ils trouveraient une grande corruption, des obstacles à la vraie piété, et même des persécutions. Les frères furent consternés, mais sans se décourager, ils continuèrent à prier Dieu avec plus d’ardeur, afin qu’il les délivrât de tant de maux.
Tout espoir semblait perdu lorsqu’un matin, le jour de la Pentecôte 1722, Christian David entra chez eux, leur apportant une bonne nouvelle. Un jeune comte de Zinzendorf — il avait alors 22 ans — un enfant de Dieu dévoué qui cherchait à amener des âmes à Jésus, avait acheté une terre en Lusace, et y avait appelé un pasteur fidèle, nommé Rothe. Là était l’asile que Dieu avait préparé aux frères. Voici comment la chose eut lieu. Dans le courant d’une conversation avec un ami, le comte avait appris qu’il y avait à Gœrlitz un charpentier chrétien qui avait rencontré en Moravie des personnes pieuses désireuses de trouver un asile loin de l’oppression de Rome. Le comte fit aussitôt venir Christian David, le reçut avec bonté, s’informa de l’état de ces Moraves, et lui dit qu’ils n’avaient qu’à venir, qu’il leur trouverait un endroit où ils ne seraient pas inquiétés par le fait de leur émigration, et qu’en attendant il les recevrait sur sa terre, à Bertholdsdorf. Son dessein était de les placer ailleurs, mais Dieu les lui destinait pour commencer par eux l’œuvre qu’il avait à cœur, savoir de faire annoncer l’Évangile parmi les chrétiens, et au loin chez les païens. Nous n’avons pas à raconter ici la vie de Zinzendorf, et ce que Dieu lui donna de faire, mais nous pouvons admirer comment Dieu choisit les instruments de sa grâce dans toutes les conditions sociales, effaçant pour son service les différences de rang, et aussi comment il répond aux prières de ceux qui désirent le servir fidèlement.
Dès que Christian David eut communiqué cette grande nouvelle aux frères Neisser, ils résolurent de tout quitter pour suivre ce serviteur de Dieu là où une retraite leur était ouverte, car, dirent-ils, cela vient du Seigneur. Deux d’entre eux, Augustin et Jacques, résolurent de partir le mercredi suivant, trois jours après que Christian David était venu les trouver. Les autres frères Neisser ne furent pas aussi vite prêts. Augustin et Jacques d’ailleurs, partant les premiers, devaient les avertir si Dieu bénissait leur entreprise, et alors ils les suivraient. Les deux émigrants laissaient tout, leur avoir, leur maison, leurs amis, leur vieille mère. Leur cœur était déchiré en voyant les larmes de celle-ci, mais ils prièrent ensemble, et Dieu calma sa douleur.
Mais au moment de partir, ils se souvinrent de la recommandation de leur oncle relativement à leur jeune cousin, Michel Jœschke, qui avait alors 18 ans. Jacques le fit venir ; il l’interrogea sur l’état de son âme, et le voyant dans une grande angoisse, il lui rappela son père et ses adieux et lui parla ouvertement de leur projet. « Le temps est venu », dit-il, « que je sorte d’ici pour sauver mon âme et celle des miens. Augustin et moi, nous sommes résolus à tout abandonner pour aller au lieu que Dieu nous a choisi. Si tu veux, fais-en autant ». Michel pâlit de joie, et plein de reconnaissance envers Dieu, il s’écria : « Certainement j’irai avec vous ! Il y a longtemps que je désirais une telle chose, mais je ne savais comment l’exécuter ». N’est-ce pas une chose touchante de voir ce jeune chrétien abandonner tout pour aller en un lieu où il pourrait servir Dieu ? Alors Jacques lui dit : « Ne dis rien à personne ; fais demain tes affaires comme de coutume, et après le travail de la journée, mets tout de suite tes meilleurs habits, prends avec toi une ou deux chemises, et viens chez moi vers dix heures du soir ».
Michel bénit Dieu et se trouva à l’heure dite au rendez-vous. Ce fut donc le mercredi après la Pentecôte de l’année 1722, à dix heures du soir, que la petite troupe de pèlerins se mit en route, quittant tout, mais pleine de courage et de confiance en Dieu. Elle se composait des deux frères Augustin et Jacques Neisser, leurs femmes et quatre enfants, un garçon de six ans, une fillette de trois ans, et deux jumeaux de deux mois. Il y avait de plus Michel Jœschke et Marthe Neisser, nièce d’Augustin, et Christian David qui les guidait. Ils s’en allaient ainsi, bien pauvres et bien chétifs selon le monde, mais précieux au Seigneur qui étendait sur eux sa protection puissante.
Toute la nuit ils marchèrent par des sentiers de traverse pour éviter la grande route, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la frontière de la Silésie. Ils parvinrent ainsi à Niederwiese, ville située dans cette contrée, et là, le pasteur les reçut cordialement. Il se jeta immédiatement à genoux et implora sur eux la bénédiction de Dieu. Le jeune Michel Jœschke resta provisoirement auprès de lui, et les autres poursuivirent leur chemin jusqu’à Gœrlitz où le pasteur Schœffer les accueillit avec affection et les hébergea durant huit jours. De là on les adressa à Bertholdsdorf à un nommé Heitz, intendant du comte de Zinzendorf, homme actif et de grande piété. Le pasteur de l’endroit, Rothe, qui était aussi un chrétien dévoué, lui avait recommandé les émigrants dans une lettre où il disait : « Voici deux de nos frères en la foi qui fuient l’oppression de la Moravie… Je vous prie de soulager ces pauvres étrangers qui ont abandonné, comme Abraham, leur patrie et leur parenté… eux qui ont tout laissé pour le nom de Jésus, et qui ne demandent que le strict nécessaire pour leur nourriture, etc ». Ainsi le Seigneur faisait trouver à ces fidèles témoins des cœurs pleins de sympathie, qui mettaient en pratique la recommandation de l’apôtre : « Que l’amour fraternel demeure » (Hébreux 13:1).
Ils trouvèrent cette même affection fraternelle chez Heitz. Il accueillit les émigrants et les logea provisoirement dans une vieille ferme, depuis longtemps inhabitée. Puis il chercha un endroit où il pourrait les établir. « J’étais tout seul », écrivait-il au comte, « et j’élevai mon cœur à Dieu pour lui exposer la misère et les désirs de ces bonnes gens, et je Lui demandai aussi de ne nous laisser rien faire qui fût contraire à sa volonté. Mais je me sentis la liberté de dire au Seigneur : C’est ici que je bâtirai en ton nom la première maison à ton honneur ».
C’était une pauvre hospitalité qu’on accordait là aux étrangers. L’endroit était sauvage, couvert de buissons et marécageux. Aussi la femme d’Augustin Neisser s’écria-t-elle. « Où trouverons-nous du pain dans ce désert ? ». À quoi un nommé Marche, qui se trouvait là, précepteur des petites-filles de la comtesse de Gersdorf, grand-mère du comte, répondit d’un ton solennel : « Si vous croyez, vous verrez sur cette place la gloire de Dieu ».
Christian David, acceptant l’hospitalité offerte aux Neisser, prit sa hache et, l’enfonçant dans un arbre, dit : C’est ici que le passereau a trouvé sa maison et l’hirondelle son nid. « Tes autels, ô Éternel des armées ! » (Psaume 84:3). Tel fut l’humble commencement de ces communautés que l’on appela la nouvelle église morave, et qui subsistent de nos jours.
On se mit à l’œuvre pour construire, et quelques mois plus tard la maison étant achevée, les Neisser et peu après Christian David vinrent y habiter. L’excellent Heitz avait voulu dresser lui-même le premier poteau et planter le premier clou du nouveau bâtiment, et tous les jours il était venu encourager les ouvriers. Il voulut aussi faire la dédicace de cette première maison si chétive. Il fit un discours sur le 21° chapitre de l’Apocalypse, parla de la magnificence de la nouvelle Jérusalem, de la sainteté et du bonheur de ses habitants, fit une application à la maison qui venait de se construire, et termina par une fervente prière. On chanta un cantique et l’on se sépara plein de joie. L’endroit fut plus tard, en 1724, nommé Herrnhut, ce qui veut dire : « Garde de Dieu ».
Zinzendorf s’était peu occupé de l’établissement de ses nouveaux hôtes, mais, à l’occasion de l’installation du pasteur Rothe à Bertholdsdorf, il s’adressa à eux en ces termes : « Vous, bien-aimés étrangers et voyageurs que le Dieu éternel a conduits ici, heureux êtes-vous d’avoir cru, car toutes les promesses de Dieu s’accompliront pour vous. Devancez les autres habitants dans la foi et les œuvres vivantes qu’elle produit, y mettant tous vos soins dans l’amour. Soyez un sel parmi mon peuple ; le sel est une bonne chose.
« Et vous, mes chers sujets, ne vous laissez pas devancer par ces étrangers, afin qu’ils ne profitent pas seuls de la nourriture qui vous est préparée. Venez, allons tous au Sauveur. — Il donnera à son peuple la force et des bénédictions de paix ».
Combien ces pauvres réfugiés devaient jouir de l’amour fraternel qu’ils rencontraient et la liberté où ils se trouvaient, en pensant à la dure oppression qui avait pesé sur eux. Ils avaient tout quitté, leurs biens, leurs parents, leurs amis, et voilà que la parole de Jésus s’accomplissait à leur égard : ils trouvaient déjà en ce temps-ci beaucoup plus que ce qu’ils avaient laissé, en attendant, dans le siècle à venir, la vie éternelle (Luc 18:29-30). Zinzendorf n’avait pas encore vu l’installation des réfugiés. Comme nouvellement marié, il se rendait chez lui avec sa jeune femme et qu’il traversait la forêt, il aperçut une maison qu’il ne connaissait pas. On lui dit que c’était celle des réfugiés de Moravie. Il y entra, leur souhaita la bienvenue de la manière la plus affectueuse, se mit à genoux avec eux, et demanda au Seigneur de bénir cet endroit et d’avoir toujours les yeux sur lui.
Au commencement de 1723, Christian David se rendit de nouveau en Moravie auprès des trois autres frères Neisser. Ceux-ci avaient été appelés à rendre compte de l’évasion de leurs deux frères, car on ne permettait pas aux malheureux qui voulaient rester fidèles de quitter le pays : autre trait commun avec les protestants de France qui ne réussissaient à émigrer qu’avec la plus grande peine et exposés à beaucoup de périls. Les frères Neisser, ne voulant pas donner les renseignements qu’on leur demandait, furent jetés en prison. Dès qu’ils en furent sortis, ils prièrent les autorités du pays, qui étaient des jésuites, de leur donner la permission de quitter la contrée. On leur répondit par la menace de les remettre en prison. Ils se décidèrent alors à partir sans autorisation en laissant tout leur avoir. C’est à ce moment que Christian David arriva chez eux, et peu de mois après, en été, ils partirent avec leurs familles, au nombre de dix-huit personnes. À travers bien des dangers ils arrivèrent heureusement auprès de ceux qui les avaient précédés. Le bon intendant Heitz obtint pour eux la permission de bâtir une maison à côté de celle de leurs frères, et ils s’établirent là, gagnant avec beaucoup de peine, en travaillant de leurs mains, de quoi vivre, mais toujours remplis de courage et de foi.
Le Seigneur veillait aux besoins spirituels de la petite
colonie. Le baron de Watteville, d’une famille noble de Berne, ami de
Zinzendorf, avait passé par de terribles combats d’âme. Des doutes sur toutes
choses le tourmentaient et l’avaient jeté dans un profond découragement. Il
suppliait Dieu de se révéler à lui, et de lui donner une certitude entière et
vivante de son existence. Zinzendorf chez qui il se trouvait, s’efforçait de le
soutenir par ses prières et ses exhortations. Enfin cette parole : « Dieu
est amour
», le saisit et le toucha si puissamment qu’il tomba sur sa
face devant Dieu et resta plusieurs heures dans cette attitude, répétant sans
cesse ces précieuses paroles qui le firent passer des ténèbres à la lumière. Il
fut un zélé et dévoué collaborateur de Zinzendorf dans l’œuvre que Dieu donna à
celui-ci d’accomplir. Il avait un grand amour pour les chrétiens pauvres et
vint occuper une petite chambre dans la première maison de Herrnhut, ce qui
causa une grande joie aux réfugiés. Ce fut pour eux un temps de bénédiction,
car ils étaient soutenus chaque jour par les exhortations chrétiennes de ce
frère. Ils appréciaient d’autant plus sa présence auprès d’eux que le pasteur
demeurait loin. D’ailleurs tous les premiers réfugiés de Moravie se
réunissaient aux assemblées tenues chez Heitz. Là les vérités du salut étaient
exposées avec suite et clarté. On y comparait l’Écriture avec l’Écriture ;
tous ceux qui savaient lire y apportaient leur Bible, et chacun pouvait faire
ses remarques en toute liberté. Cela fut très utile aux réfugiés.
Vers la fin de la même année 1723, Christian David retourna en Moravie et se rendit à Zauchtenthal où eut lieu, et dans les environs, un réveil remarquable. Il arriva chez David Schneider, petit-fils du vieux et fidèle Schneider dont nous avons parlé. Il y avait là encore un peu de vie. Quelques hommes, avides de la vérité, se réunirent auprès de lui, et il leur présenta les vérités divines avec cette vivacité et cette fraîcheur qu’ils ne connaissaient plus.
De là il se rendit à Kunewald, village voisin où il prêcha à une nombreuse assemblée sur les béatitudes (Matthieu 5:1-12). Son discours produisit un effet extraordinaire. Un réveil merveilleux s’ensuivit à Zauchtenthal et à Kunewald. On se transmettait de l’un à l’autre la bonne nouvelle du salut. On s’entretenait dans les maisons, dans les rues, sur les routes. Il n’y avait que peu de familles qui ne fussent pas saisies par la puissance de la grâce. À Kunewald, un jeune homme de vingt ans, Melchior Nitschmann, commença à tenir des réunions ; un autre, nommé David Nitschmann, jeune tisserand de dix-huit ans, et d’autres avec lui, parcouraient le pays, rendant témoignage de l’œuvre de Dieu dans leurs cœurs, et conjurant les pécheurs de se rendre à l’amour de Jésus. On se réunissait dans les maisons pour chanter des cantiques et lire l’Écriture ; jour et nuit on était ainsi occupé. Les bergers chantaient des cantiques en gardant leurs troupeaux ; les valets et les servantes, au milieu de leurs travaux, ne s’entretenaient que du salut en Jésus. Dans tous les villages environnants, on n’entendait plus de musique profane ; les établissements où l’on jouait et dansait, étaient abandonnés. Même les jeunes enfants adressaient des prières à « l’Amour éternel », c’est ainsi qu’ils nommaient Dieu, et conjuraient souvent leurs parents de venir à Jésus, l’ami des pécheurs. Une jeune fille de douze ans mourut avec une si vive assurance de la grâce de Dieu, avec un si complet renoncement au monde et un avant-goût si puissant de la gloire à venir, que son témoignage produisit sur plusieurs une impression particulièrement profonde.
Mais comme toujours l’ennemi veillait, et la persécution ne tarda pas à sévir, telle qu’en 1724, les autorités parlaient de rien moins que de détruire tout le village de Zauchtenthal. Les magistrats et les prêtres avaient d’abord essayé d’étouffer le mouvement par des défenses et des menaces, mais en vain. Ceux qui avaient cru et qui étaient sauvés continuaient d’annoncer les vertus de Jésus, et magnifiaient Dieu d’avoir fait venir de tels jours où la foi de leurs pères était ranimée. Alors on passa aux voies de fait, et ce fut comme un crible pour distinguer ceux qui n’avaient point de racine de ceux qui étaient établis sur un fondement solide. On jeta en prison, non seulement ceux qui avaient tenu des assemblées, mais aussi ceux qui y avaient assisté, et comme les prisons regorgèrent bientôt de monde, on jeta les frères dans des écuries et des trous infects où plusieurs furent près de succomber. D’autres furent enfermés dans des caves à moitié remplies d’eau, où on les tint jusqu’à ce qu’ils fussent près de mourir de froid. Il y en eut qu’on plaça, au cœur de l’hiver, au haut des tours pour les forcer, par la souffrance d’un froid excessif, à déclarer ceux qui possédaient des livres hérétiques, à dire combien de fois le « Buschprediger » (*), c’est-à-dire Christian David, avait été chez eux, et quels étaient ceux qui s’y étaient rencontrés. Quelques-uns des fidèles furent condamnés aux travaux forcés pour plusieurs années, d’autres furent emprisonnés jusqu’à la fin de leurs jours, et plusieurs, surtout les Nitschmann et les Schneider, durent payer des amendes exorbitantes qui les ruinèrent. Un des Nitschmann vit raser sa maison pour avoir logé un protestant.
(*) « Le prédicateur des buissons », nom donné à Christian David, et qui veut dire sans doute prédicateur itinérant.
Ces persécutions devinrent l’occasion de nouvelles émigrations. Dieu y montra sa bonne main en rendant possible, d’une manière ou d’une autre, l’évasion de plusieurs qu’on avait jetés en prison. Les prêtres et les magistrats cherchaient à empêcher les émigrations en conseillant perfidement aux frères de jurer fidélité à l’Église de Rome, et leur insinuant qu’après cela ils pourraient croire ce qu’ils voudraient. Mais les fidèles préféraient tout abandonner plutôt que d’agir contre leur conscience. Une fois qu’ils avaient réussi à quitter le pays, ils se rendaient à Herrnhut, auprès de leurs frères.
Nous citerons encore un exemple intéressant d’une de ces émigrations. David Nitschmann était particulièrement lié avec quatre autres jeunes gens, comme lui pleins de zèle pour la vérité. Tous appartenaient aux familles les plus aisées de la localité. Le père de l’un d’eux était justicier de Zauchtenthal et ennemi déclaré des frères. Ces jeunes gens fortement unis entre eux par le lien d’une même foi pour laquelle ils voulaient combattre, parcouraient sans cesse la contrée en annonçant l’Évangile, prêts à tout souffrir pour le Seigneur. Mais ayant vu qu’ils ne pourraient à la longue soutenir la fureur de leurs ennemis et conserver la liberté de servir Dieu selon leur conscience, ils résolurent de quitter le pays. Le lendemain de Pâques 1724, il y avait eu une assemblée où le substitut du bailli était entré furieux et s’était emparé des livres, Bibles et cantiques. Peu après les cinq jeunes gens furent cités à paraître devant les autorités. Le juge, qui était comme nous l’avons dit, le père de l’un d’eux, leur défendit, sous des peines sévères, de continuer leurs assemblées, et leur conseilla d’aller plutôt s’amuser au cabaret. « Et ne vous imaginez pas », déclara-t-il en outre, « d’émigrer, car les magistrats ont le bras long et sauront bien vite vous atteindre ».
Le résultat de cette admonestation fut qu’immédiatement les jeunes gens prirent la résolution de s’expatrier sans tarder. Ils exécutèrent leur projet le lendemain soir, et partirent sans rien emporter et sans savoir où ils iraient. Arrivés hors du village, ils se mirent à genoux dans une prairie, prièrent pour leur village et la contrée qu’ils laissaient, et se recommandèrent, eux et les frères qu’ils quittaient, à la garde et à la protection de Dieu. Puis ils entonnèrent le cantique que chantaient cent ans auparavant leurs pères chassés aussi de leur pays :
Heureux le jour où, quittant ma patrie,
Je vais chercher la misère et l’exil !
Mon Rédempteur, en qui je me confie,
Me gardera même au sein du péril.
Afin d’éviter les poursuites, ils prirent des chemins de traverse dans la montagne. Arrivés près de Neisse, en Silésie, ils délibérèrent afin de savoir s’ils se rendraient près de leurs frères à Lissa, en Pologne, ou en Saxe. Ils résolurent d’aller dans cette dernière contrée, pour saluer Christian David, l’instrument de leur réveil. Dieu les conduisait.
Mais chemin faisant, ils eurent l’occasion d’être désillusionnés
quant à l’idée qu’ils s’étaient faite de l’Église protestante. Partout où ils
passaient, ils cherchaient des enfants de Dieu, mais quand ils s’informaient
pour en trouver, on les traitait de piétistes
, et on les menaçait de les
livrer à leur gouvernement. À Schweidnitz, ils furent scandalisés en voyant la
pompe du culte luthérien ; mais enfin ils trouvèrent des frères en Christ.
Un homme pieux les conduisit à Niederwiese chez le pasteur Schwedler, un homme
de Dieu, lequel, ayant appris qui ils étaient, les reçut avec beaucoup d’amour.
Il se jeta à genoux avec eux et pria. Les cinq jeunes gens sentant son
affection, s’attachèrent aussitôt à lui. Après la prière, il leur dit :
« Mes enfants, savez-vous bien de qui vous êtes les
descendants ? » et il leur raconta, les larmes aux yeux, l’histoire
de Wiclef, de Huss, de Jérôme de Prague et de Coménius. Puis il ajouta :
« C’est de ces martyrs, c’est de leur sang précieux que vous êtes sortis.
Le Seigneur a exaucé les prières qu’ils Lui adressaient pour leurs descendants.
Le Dieu qui a promis de bénir jusqu’en mille générations, et qui vous a tirés
maintenant de l’esclavage, vous gardera jusqu’à ce qu’il vienne rassembler
toutes ses brebis dans son céleste bercail ».
Touchés de cet accueil cordial, les cinq jeunes frères prirent congé de ce fidèle serviteur de Christ, et, sur son conseil, se dirigèrent vers Herrnhut, munis d’une lettre de recommandation qu’il leur donna pour le pasteur Rothe, à Bertholdsdorf. Celui-ci, les ayant examinés, reconnut que c’étaient des jeunes hommes qui avaient quitté leurs biens et leur position dans le monde pour Christ, et, avec une grande joie, il leur parla sur ce qui est dit de Moïse lequel, « devenu grand, refusa d’être appelé fils de la fille du Pharaon, choisissant plutôt d’être dans l’affliction avec le peuple de Dieu, que de jouir pour un temps des délices du péché, estimant l’opprobre de Christ un plus grand trésor que les richesses de l’Égypte » (Hébreux 11:24-26) ; et il leur fit l’application de ces paroles. Puis il les fit conduire à Herrnhut. Ils eurent la conviction que c’était bien là que Dieu avait voulu les amener, et, en effet, il les employa dans son œuvre. Les frères Neisser furent heureux de les accueillir, et bien que tous fussent dans la pauvreté, ils étaient satisfaits et jouissaient de la paix du Sauveur.
Cependant la persécution ne cessait de sévir en Moravie. Comme on exigeait toujours plus rigoureusement des frères qu’ils fissent serment de renoncer à leur foi, de rester dans le pays et de se soumettre à l’Église romaine, et que l’on mettait en prison ceux qui refusaient ou qui se réunissaient, les fidèles s’occupaient tous des moyens de fuir cette oppression. Ce fut encore une pierre de touche pour éprouver la foi. Ceux qui quittaient le pays uniquement par motif de conscience, abandonnant tout, parents, amis et biens, échappèrent en général heureusement, et il y en eut plusieurs qui s’évadèrent de leurs prisons d’une manière que l’on peut appeler miraculeuse. D’autres qui ne purent s’en aller sur le moment, trouvèrent plus tard le moyen de rejoindre les leurs, en dépit de toute la surveillance de leurs ennemis. Ceux, au contraire, qui, manquant de foi et craignant d’être exposés à la pauvreté, vendaient leurs biens en secret et voulaient emporter de l’argent ou partir avec leurs bagages, furent souvent trahis ou arrêtés en route, ou bien dépouillés et maltraités par des voleurs.
C’est ainsi que Herrnhut s’agrandissait et se peuplait tous les jours. Mais on n’y recevait pas de nouveaux hôtes à la légère. On examinait avec soin les motifs qui amenaient les émigrants. Si ce n’était pas la foi seule, on fournissait à l’étranger une somme d’argent suffisante pour son retour chez lui, avec une lettre de recommandation aux autorités de le bien recevoir. Zinzendorf défendit même aux habitants de Herrnhut de retourner en Moravie pour engager d’autres à quitter le pays. Malgré cela, plusieurs frères échappèrent pour aller tirer de l’esclavage quelques-uns de leurs amis. Quant à Christian David, il ne cessa pas d’exciter le grand mouvement d’émigration, au milieu des dangers très grands qu’il courut. L’émigration continua ainsi durant une dizaine d’années, et amena de Moravie à Herrnhut quelques centaines de chrétiens, dont plusieurs descendaient réellement des anciens frères. On veillait d’ailleurs à ne recevoir autant que possible que des réchappés de la persécution.
Nous nous arrêterons ici. Nous n’avons pas à décrire l’organisation de la communauté de Herrnhut et de celles qui, sur son modèle, se formèrent en différents endroits, et dont l’ensemble constitua la nouvelle Église morave. Nous ne dirons rien de la forme et des cérémonies de leur culte. Nous signalerons seulement leur attachement à Christ comme Agneau de Dieu et Victime offerte pour le salut des pécheurs, ils insistaient aussi sur la rédemption par la foi sans les œuvres, mais manifestée par une vie sainte qui doit en être la conséquence. Rappelons aussi leur zèle, dès le début, pour l’évangélisation des nations païennes, sujet qui tenait fort à cœur au comte Zinzendorf. Plusieurs des frères sortis de l’oppression de Moravie allèrent au loin, dans les Antilles et autre part, prêcher l’Évangile aux pauvres esclaves noirs. Ils partaient à leurs risques et périls, cherchant à gagner leur vie par le travail, tout en annonçant la bonne nouvelle. Plusieurs y laissèrent leur vie. D’autres missionnaires allèrent dans les contrées du Grœnland, et de nos jours encore les missions moraves y sont nombreuses. Mais notre but a été essentiellement de montrer que l’œuvre de Huss ne fut pas perdue, et de faire voir la constance des témoins de la vérité en dépit de l’oppression, et la fidélité de Dieu qui les a soutenus à travers toutes les épreuves et a maintenu ainsi la lumière de la vérité. Ajoutons encore que l’action des frères moraves a préparé dans les pays de langue française, le réveil qui eut lieu au commencement du dix neuvième siècle.
Nos lecteurs nous sauront gré de leur donner les notes suivantes d’un sermon de Christian David, recueillies par le grand évangéliste Wesley, lors d’une visite qu’il fit aux établissements de Herrnhut en 1738.
« La parole de réconciliation que les apôtres prêchaient », disait le charpentier Christian David, s’adressant, en habits de travail, à ses auditeurs, « est que nous sommes réconciliés à Dieu, non par nos œuvres, ni par notre propre justice, mais uniquement et pleinement par le sang de Christ. Mais quelqu’un dira : « Ne dois-je pas m’affliger et être contrit à cause de mes péchés avant d’espérer que je puisse être réconcilié avec Dieu ? ». Oui, il est bon et légitime que vous ayez un cœur brisé et contrit. Mais remarquez que cela n’est pas votre œuvre, mais celle du Saint Esprit. De plus, ce n’est pas le fondement de la réconciliation. Ce n’est point par là que vous êtes justifiés ; ce n’est pas la justice, ni une partie de la justice par laquelle vous êtes réconciliés avec Dieu. La rémission de vos péchés n’est due en tout, ni en partie, à cette cause. Votre humiliation et votre contrition n’y sont pour rien. Au contraire, c’est un obstacle à votre justification, c’est-à-dire que si vous vous fondez en quoi que ce soit sur vos sentiments, si vous pensez : il faut que je sois contrit jusqu’à tel ou tel point, je dois m’affliger davantage avant de pouvoir être justifié, — vous posez votre contrition, votre douleur, votre humiliation, comme fondement ou au moins comme une partie de votre justification, et par conséquent c’est un obstacle à ce que vous soyez justifiés, un obstacle qui doit être enlevé. Le vrai fondement n’est donc ni votre contrition, ni votre propre justice, ni quoi que ce soit qui vienne de vous, ni non plus de ce que le Saint Esprit opère en vous. Le fondement de votre justification est une chose en dehors de vous, et c’est le sang de Christ. Car voici ce que dit la Parole : « À celui qui ne fait pas des œuvres, mais qui croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est comptée à justice » (*). Ne voyez-vous pas, par ces paroles, que le fondement n’est rien de ce qui se trouve en nous ? Il n’y a aucune relation entre Dieu et l’impie ; ils sont totalement séparés l’un de l’autre ; ils n’ont rien de commun. Il n’y a donc, dans les impies, rien pour les rapprocher de Dieu et les unir à Lui. Que trouvons-nous en effet en eux ? Des œuvres, de la justice, de la repentance ? Non, de l’impiété seulement.
(*) Romains 4:5.
Cela étant ainsi, allez droit à Christ, avec toute votre impiété. Dites-lui : « Ô Toi, dont les yeux sont comme une flamme de feu, sondant mon cœur, tu vois que je suis un impie. C’est pourquoi amène moi à Celui qui justifie l’impie ; que ce soit ton sang qui me sauve, car en moi il n’y a rien qu’impiété ». C’est là ce que les sages et les savants de ce monde manquent à comprendre. Pour eux c’est une folie. Le péché est l’unique chose qui sépare l’homme et Dieu ; le péché est aussi le seul argument, l’unique raison que le pécheur puisse présenter pour que l’Agneau de Dieu ait compassion de lui, et qu’en vertu de son sang, il l’amène auprès du Père. Voilà le fondement qui ne peut être ébranlé. Par la foi, nous sommes établis sur ce fondement, et cette foi aussi est le don de Dieu ».
Telle était la doctrine prêchée à Herrnhut ; celle qui met de côté l’homme et ses œuvres, pour que le pécheur trouve tout en Christ et par Christ.
Il existe peu de récits aussi captivants que ceux qui
constituent la plupart des biographies de Martin Luther ; il en est peu où
il soit plus malaisé de séparer l’exacte vérité d’avec ce qui y a été ajouté
par l’imagination ou par le désir d’insérer la note pittoresque dans un exposé
rendu austère par la nature même du sujet, et complexe à cause de la
psychologie très spéciale du grand réformateur. La plupart des biographes ont
trouvé commode de puiser dans les Tischreden
(Propos de table
),
recueillis par les admirateurs de Luther après sa mort. Celui-ci avait
l’habitude, surtout les dernières années de sa vie, de tenir table ouverte, au
grand désespoir de sa femme, la parcimonieuse Catherine de Bora. Grand causeur,
il prenait plaisir à diriger la conversation, qu’il agrémentait volontiers en
contant des souvenirs personnels, empruntés essentiellement à ses années de
jeunesse. Sans y mettre la moindre prétention historique, il se laissait aller,
en toute sincérité, à enjoliver les anecdotes, y introduisant des détails
romanesques ou passionnés, propres à captiver ses commensaux. Ceux-ci les
écoutaient avec ferveur, les notaient en les embellissant à leur tour, et
finirent par les collectionner dans un recueil qu’on serait porté à considérer
comme authentique, mais qui s’est mué en une sorte de biographie romancée. Dans
ce qui va suivre on se bornera à ce qui paraît historiquement exact et à
expliquer, par des faits, la remarquable évolution de cet homme, sorti des
profondes ténèbres de l’erreur pour devenir non seulement un monument de la
grâce de Dieu, mais aussi, dans sa main, un instrument puissant en vue de
l’anéantissement des doctrines les plus fausses, accumulées au cours des
siècles.
Né à Eisleben en Saxe le 10 novembre 1483, dans une famille de mineurs qui se fixa plus tard à Mansfeld, Martin Luther vécut, semble-t-il, une enfance assez dure. Son père dut arriver pourtant à une certaine aisance, puisque, ayant remarqué les brillantes qualités intellectuelles de son fils, il put l’envoyer, quand il eut quatorze ans, à Magdebourg, afin d’y parfaire ses études. Il les poursuivit à l’université d’Erfurt, dans la faculté de droit, où il trouva une bibliothèque bien fournie ; mais il avait vingt ans déjà quand il mit la main sur la Bible, qu’il n’avait jamais vue. Il la parcourut avec curiosité, avec intérêt même, mais sans, pour l’instant, en assimiler le contenu ; elle parlait à son intelligence, non à son cœur. Petit à petit cependant, il mit plus de sérieux à sa lecture, si bien que, dès le jour où il coiffa le bonnet de docteur, il se demanda s’il avait raison d’embrasser la carrière juridique, selon le vœu de sa famille, puisqu’elle ne lui permettrait pas de concentrer toutes ses pensées uniquement sur les choses de Dieu. En proie à ces scrupules, profondément tourmenté dans son âme par le sentiment de ses péchés, il résolut brusquement d’entrer dans un couvent d’Augustins, où, espérait-il, il rencontrerait la réponse à toutes les questions qui se posaient à lui, cela malgré l’opposition de son père qui lui rappela que, selon l’Écriture Sainte elle-même, les enfants doivent obéissance à leurs parents. Dans la décision de Luther il y eut une direction providentielle : à côté de l’étude des œuvres du patron de l’ordre, dont on connaît la piété éclairée, on recommandait aux moines la lecture de l’Écriture Sainte.
Le jeune homme croyait trouver au couvent l’exemple d’une vie sainte et cette paix de l’âme qu’il recherchait avec tant de zèle. Mais, au lieu de mœurs pures, il eut sous les yeux le spectacle de désordres de toute espèce. L’ardeur de son tempérament le porta à s’appliquer à la lettre, à exagérer même les duretés du régime imposé aux novices. Harcelé par la crainte d’avoir à paraître devant Dieu, alors qu’il s’en savait incapable par lui-même à cause de son état de péché, il se serait volontiers écrié comme l’apôtre : « Misérable homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? » (Rom. 7:24). Il avait cependant la ferme conviction que ces mortifications constitueraient un grand mérite aux yeux de Dieu et que ce serait autant de gagné par lui pour le ciel. Mais cela ne comblait pas l’abîme ouvert dans son cœur. Il en fit plus tard l’aveu en ces termes : « J’ai été moine pendant près de vingt ans. Je me suis tourmenté de toutes manières. J’ai prié, j’ai jeûné, j’ai veillé, j’ai souffert le froid jusqu’à me faire mourir. Et dans toutes ces choses, que cherchais-je, si ce n’est Dieu qui devait regarder à l’austérité de ma vie et à ma fidélité à observer les règles de mon ordre ? Ainsi je vivais dans l’idolâtrie, abusé par des rêveries humaines. Car je ne croyais pas en Christ, je le craignais comme un juge sombre et terrible. Aussi je me mis en quête d’autres intercesseurs : c’était Marie, c’étaient les saints, c’étaient mes bonnes œuvres et les mérites de l’ordre… Je me croyais irrévocablement perdu chaque fois qu’il s’élevait dans mon âme un désir impur, un mouvement de colère ou de haine… Il n’y avait rien que je ne fisse pour me délivrer de mes angoisses ; je me confessais tous les jours, mais les mêmes tentations se reproduisaient sans cesse ». Pour comble de maux, les supérieurs du couvent lui enlevèrent sa Bible et lui recommandèrent la lecture de certains docteurs qui, bien loin de remplacer le Livre de Dieu, ne firent qu’accroître ses perplexités et ses angoisses.
C’est pourtant dans ce couvent même, au sein de cette organisation où tout semblait l’éloigner de la vérité, que le Seigneur lui ouvrit les yeux. Staupitz, vicaire-général de l’ordre des Augustins, frappé de l’air défait de son jeune subordonné, dont il connaissait par ailleurs les mérites remarquables et la piété sincère, lui dit un jour : « Pourquoi, mon frère, t’affliger de ces spéculations et de ces pensées trop hautes ? Regarde au côté percé du Seigneur Jésus sur la croix, au sang qu’il a répandu pour toi ; c’est là que tu rencontreras la miséricorde de Dieu. Au lieu de te tourmenter à la pensée des fautes que tu as commises, jette-toi dans les bras du Rédempteur. Mets ta confiance en lui, en sa justice, en son sacrifice expiatoire, consommé par sa mort à la croix. Ne le fuis pas ! Dieu n’est pas contre toi ; c’est toi qui t’éloignes de lui. Prête l’oreille au Fils de Dieu. Il descendit ici-bas sous la forme d’un homme, afin de t’assurer de la faveur divine. Il te dit : « Mes brebis écoutent ma voix, et moi je les connais,… et personne ne les ravira de ma main » (Jean 10:27-28). Et le pieux vicaire ajoutait : « Mon ami, j’ai juré plus d’une fois au Dieu saint de vivre pieusement, mais je n’ai pu tenir mes serments. Aujourd’hui je suis décidé à ne plus faire une promesse semblable, car je sais que je ne la tiendrai pas. Si Dieu refuse de me faire grâce pour l’amour de Jésus Christ, je ne pourrai subsister devant lui ; malgré mes bonnes œuvres, je périrai. Regarde au sang que Jésus a versé pour toi : c’est là que tu trouveras la grâce de Dieu. Au lieu de te martyriser pour expier tes péchés, confie-toi en lui, accepte pour toi-même le sacrifice qu’il a accompli sur la croix ».
Mais Luther persistait à chercher en lui-même la base de la repentance qu’il savait nécessaire à son salut et répondait aux arguments de son bienveillant interlocuteur, ainsi que le font tant de personnes timides : « Comment puis-je croire à la faveur de Dieu aussi longtemps que je ne suis pas vraiment converti ? Un changement doit s’opérer en moi avant qu’il puisse me recevoir ». Staupitz montra à Luther que le Seigneur, loin de l’avoir abandonné, le faisait passer par ce chemin de souffrances morales pour se révéler à lui comme un bon et tendre Père qui ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion et sa vie.
D’autre part, un moine âgé lui rendit visite dans sa cellule et, alors que Luther lui parlait de ses doutes, de ses craintes, son confrère lui fit remarquer que la Confession des péchés, si souvent répétée dans les offices, contient cette phrase : « Je crois à la rémission des péchés ». Luther l’avait articulée bien des fois, mais sans jamais se l’appliquer à lui-même. Soudain la lumière se fit dans son cœur et il s’écria : « J’y crois ! » Là-dessus le vieillard répondit : « Dans ce cas, mon frère, rappelle-toi que, selon la voix divine, tes propres péchés sont pardonnés si tu mets ta confiance dans le sacrifice de Christ ».
Le noviciat terminé, Luther reçut la prêtrise. Mais sa haute culture théologique et philosophique, ses dons intellectuels extraordinaires, son éloquence attirèrent l’attention sur lui. Il n’avait pas vingt cinq ans quand l’université de Wittemberg l’appela à occuper la chaire de professeur de philosophie. Il n’en continuait pas moins à se rattacher à l’ordre des Augustins et habitait toujours le couvent. Une partie de son enseignement consistait à commenter les Saintes Écritures et c’est ainsi qu’il donna un cours sur les Psaumes, puis entama une étude sur l’épître aux Romains. Or, un jour que, dans l’isolement de sa cellule, il méditait sur la leçon qu’il allait donner, ses yeux tombèrent sur sa Bible, ouverte devant lui, et il y lut ces mots de Rom. 1:17 « Le juste vivra de foi » (citation de Hab. 2:4). Son âme en fut illuminée : il existe donc pour le juste une vie différente de celle que possède le reste des hommes ; cette vie est produite par la foi, reconnaissance par le pécheur de la justice de Dieu, mais aussi du moyen donné par Dieu pour que ce juste puisse se tenir devant lui sans conscience de péché.
L’enseignement de Luther en fut transformé. Jusque-là on avait admiré en lui le professeur éloquent, le savant. Mais maintenant c’est un chrétien que les étudiants avaient devant eux, un chrétien éprouvé par la révélation qu’il avait reçue des vérités fondamentales du christianisme et dont toute la science dérivait dorénavant de la Bible, tandis que, jusque-là, c’est la scolastique desséchante qui en faisait les frais. Ce trésor, il le tirait du tréfonds de son cœur.
Ayant obtenu le grade de licencié en théologie, il dut prêter entre autres le serment suivant : « Je jure de défendre de toutes mes forces la vérité de l’Évangile ». Cette promesse, il la tint toute sa vie durant, non certes dans l’esprit de ceux qui la lui avaient imposée, mais selon la volonté de Dieu. Son enseignement reposait sur la Bible seule, de même que sa prédication. Il étudiait avec ferveur les Écritures, les annonçait en toute pureté et en défendait l’intégrité absolue contre l’opposition, d’où qu’elle vînt. Il rendit ainsi à la Parole de vérité la place dont l’avait privée l’Église romaine ; il en condamna, avec la dernière vigueur, l’adultération, « ce mal qui n’est que grossièrement matériel : on ne l’aperçoit même pas ; on ne s’en émeut point ; on n’en sent point l’effroi ». Ces paroles ont toute leur valeur aujourd’hui. Et voici encore en quels termes il recommandait plus tard la prédication de la Parole de Dieu : « Ce n’est pas nous qui devons travailler, mais c’est le Seigneur par sa Parole. Les cœurs des hommes sont dans sa main, « comme est l’argile dans la main du potier » (Jér. 18:6). Nous avons le droit de parler, mais non celui de contraindre. Prêchons ! Le reste appartient à Dieu. Que gagnerai-je, si je recours à la force ? Des grimaces, une belle apparence, des singeries, l’uniformité figée, l’hypocrisie. Mais il n’y aura ni sincérité, ni foi, ni amour. Tout manque lorsque ces qualités font défaut. Je ne donnerais pas un sou pour remporter une victoire pareille. Notre premier but doit être de gagner le cœur ; voilà pourquoi nous devons prêcher l’Évangile. Si nous le faisons, nous verrons que la Parole divine produit son effet un jour, puis le lendemain ; et ainsi, petit à petit, les auditeurs abandonneront leurs anciennes pratiques et apprendront à suivre le chemin du Seigneur. Dieu produit, par le moyen de sa Parole, des résultats infiniment plus grands que vous et moi et le monde entier, si nous concertions nos efforts. Dieu saisit le cœur ; voilà la vraie et seule victoire ».
Mais Luther savait aussi la nécessité d’étudier la Bible sous la direction du Saint Esprit et avec le secours du Seigneur. « Il ressort à l’évidence », écrit-il à un ami, « que nous ne saurions comprendre les Saintes Écritures par nos propres moyens ni par la puissance de notre intelligence. Notre devoir élémentaire est de commencer par la prière. Demandez instamment au Seigneur qu’il vous accorde, dans sa riche grâce, de bien saisir la portée de ce qu’il vous révèle. Nul autre ne peut interpréter la Parole divine, sinon celui qui en est l’auteur, selon qu’il est écrit : « Ils seront tous enseignés de Dieu » (Jean 6:45 ; cf. És. 54:13). N’espérez rien obtenir par vos études personnelles, livré à vous-même, ni par votre propre intelligence, si vaste soit-elle. Mettez votre confiance en Dieu et dans les directions de son Esprit. Croyez-en un homme qui a mis cette méthode à l’épreuve ».
Des différends ayant surgi entre l’ordre des Augustins et le Saint-Siège, Luther fut délégué à Rome dans le but de les aplanir. On a fortement exagéré l’influence de ce voyage sur son évolution spirituelle. Il ne manqua pas sans doute d’être douloureusement frappé, comme on l’est encore maintenant, du spectacle des pratiques purement païennes, des superstitions grossières qui s’y étalent dans toute leur laideur, sans compter tous les autres désordres dont la ville était le théâtre. On ne doit pas oublier qu’à ce moment-là Luther était encore catholique professant, mais que sa conversion avait déjà eu lieu. Ce qu’il retira de son séjour à Rome, c’est la conviction qu’une Réforme complète de l’Église était indispensable. Il y puisa aussi nombre d’expériences qui lui furent des plus utiles dans la suite.
C’était le moment où la vente des indulgences (*) se pratiquait en Allemagne. Luther ne pouvait que s’opposer de toute son énergie à un commerce pareillement néfaste, surtout parce qu’il battait en brèche la doctrine de la justification par la foi. Tetzel, qui dirigeait l’affaire, trouva chez le vaillant Augustin un adversaire acharné et redoutable. Mais la chose en elle-même n’était pas nouvelle. En 1482 déjà la Sorbonne passa condamnation sur la proposition suivante, qu’on lui avait soumise : « Toute âme est immédiatement délivrée du purgatoire dès l’instant qu’un membre de sa famille dépose dans le tronc une pièce d’argent en vue des réparations à effectuer à l’église de Saint-Pierre ». La Sorbonne voyait plus clair que les papes du 16° siècle. Mais, en Allemagne, le mal s’installait, pour ainsi dire, officiellement. À côté de l’hérésie abominable ainsi proclamée, le trafic des indulgences représentait un vrai danger public, en ce qu’il annulait les valeurs morales et consacrait positivement le crime : on vit tel individu en acheter une, fort coûteuse, il est vrai, pour se voir absous d’avance de l’assassinat de son père. Toute sécurité disparaissait ; la protection des lois n’était plus qu’une affirmation sans portée.
(*) Voir rubrique sur les pratiques de l’Église romaine.
Après avoir prêché, avec une rare éloquence, contre les indulgences, Luther résolut, selon l’habitude courante, de provoquer Tetzel à un débat public sur la question. Dans ce but il afficha à la porte de la cathédrale de Wittemberg 95 thèses qui résumaient l’enseignement de la Bible à ce sujet et, appuyées sur la même autorité, condamnaient impitoyablement l’odieux trafic (31 octobre 1517). En voici quelques-unes :
« 1. Quand notre Maître et Seigneur Jésus Christ dit : « Repentez-vous ! » il entend que la vie tout entière de ses fidèles serviteurs sur la terre soit marquée par un esprit continuel de repentance ».
« 6. Le pape ne peut absoudre d’aucune condamnation. Il ne peut que confirmer la rémission, accordée par Dieu lui-même. S’il agit autrement, la condamnation n’en déploie pas moins ses effets ».
« 21. Les commissaires des indulgences sont dans l’erreur lorsqu’ils affirment que l’homme est sauvé par l’indulgence pontificale et libéré de tout châtiment ».
« 36. Tout chrétien qui éprouve une vraie repentance à l’égard des péchés qu’il a commis en obtient la rémission, sans le secours des indulgences ».
« 43. Celui qui donne aux pauvres ou prête aux nécessiteux fait là une œuvre plus méritoire que celui qui achète une indulgence ».
« 46. Quiconque n’a pas de superflu est tenu d’employer ce qu’il a pour procurer le nécessaire aux siens, et il ne doit pas gaspiller ce qu’il possède pour acheter des indulgences ».
« 62. Le vrai trésor de l’Église, son bien le plus précieux, c’est l’Évangile de la gloire et de la grâce de Dieu ».
« 79. C’est un blasphème de dire que la croix aux armes pontificales a autant de puissance que la croix de Christ ».
Aucun champion catholique n’osa se présenter pour discuter les thèses, encore moins pour les réfuter. En revanche, elles se répandirent avec une rapidité extraordinaire. « Au bout de quinze jours », écrit un historien, « toute l’Allemagne les connaissait ; au bout d’un mois on les lisait dans toute la chrétienté, comme si les anges eux-mêmes en avaient été les porteurs. On a peine à se représenter l’agitation qu’elles suscitèrent ». On les traduisit en hollandais et en espagnol ; un voyageur, dit-on, les mit même en vente à Jérusalem. Les pèlerins, qui affluèrent à Wittemberg pour la Toussaint, contribuèrent pour une large part à cette extraordinaire diffusion.
L’archevêque de Mayence ayant donné la sanction ecclésiastique au trafic honteux des indulgences, Luther lui écrivit : « Nul ne saurait être sauvé par son évêque. C’est à peine si le juste est sauvé et le chemin qui conduit à la vérité est étroit. Pourquoi donc les vendeurs d’indulgences bercent-ils le peuple d’une sécurité charnelle ? Le devoir des évêques n’est-il pas de prêcher l’Évangile et de parler à leurs auditeurs de l’amour du Sauveur ? Jamais le Seigneur n’a enseigné qu’il fallait prêcher les indulgences ; il nous a enjoint d’annoncer l’Évangile seul. Combien donc c’est chose dangereuse et répréhensible de la part d’un évêque s’il autorise à masquer l’Évangile et à ne parler au peuple que d’indulgences qu’il faut acheter à prix d’argent ! Je supplie Votre Grandeur, au nom du Seigneur Jésus Christ, d’étudier à fond cette question et de donner les ordres nécessaires pour que le peuple apprenne la vérité. Si Votre Grandeur néglige ce devoir, elle sera un jour confondue par d’autres voix qui réfuteront catégoriquement ceux qui prêchent ces fausses doctrines ». L’archevêque ne daigna pas répondre à cette adjuration solennelle.
Le Seigneur protégeait de façon remarquable son fidèle témoin. Luther avait de nombreux partisans et quelques amis fidèles et dévoués. Mais, jusqu’ici, il ne pouvait compter que sur leur appui moral. Quand il s’agissait de lutter, il demeurait seul sur la brèche, où il déployait une énergie indomptable, à tel point que très peu de champions catholiques osaient se mesurer avec lui. C’est presque seul aussi qu’il avait traversé les années sombres du couvent d’Erfurt. Mais maintenant qu’il avait saisi le salut en Christ, aucune puissance humaine n’eût pu le faire rétrograder : « Ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu », écrit-il, « sont souples d’intelligence et de raisonnement et menés miraculeusement par la main du Seigneur là où justement ils ne veulent pas aller ». Cependant le combat ne faisait que commencer. Satan était à l’œuvre et fourbissait ses armes.
Au sein de l’ordre des Augustins, Luther ne rencontrait que peu l’appui qu’il avait escompté : on redoutait le ressentiment de Tetzel et le discrédit qui en résulterait. Nombre des amis du réformateur ne le soutenaient que mollement, si grande était leur incertitude quant à l’issue des événements. Luther avait espéré voir relever le gant par de hauts dignitaires de l’Église, par d’illustres philosophes qui, il le souhaitait, se rangeraient à ses côtés. Mais le Seigneur dirigea les circonstances tout autrement. De nouveau l’isolement complet. À distance on lui prodiguait généreusement marques de sympathie et paroles d’encouragement ; mais là s’arrêtait le secours humain. Aussi, son bel enthousiasme fit place à une déception amère, suivie d’un profond découragement. Il tremblait à la pensée d’avoir contre lui toute l’Église, à laquelle il se rattachait encore. Cet état d’esprit se retrouve tout au long de la carrière de Luther. De nature impulsive, doué d’une foi robuste, d’une confiance illimitée dans la sagesse de Dieu, il ne connaît pas l’obstacle, ne songe pas à le prévoir. Rien ne l’arrête ; il fonce sur l’ennemi, tête baissée, croyant impossible que le Seigneur ne le fasse arriver à ses fins. Certes il demande moins à conduire les autres qu’à être conduit lui-même par la main de Dieu. Mais quand le chemin s’obstrue, il semble croire que tout est perdu. En fait Luther est avant tout un démolisseur ; il n’a ni trêve ni repos qu’il ne voie le sol jonché de ruines.
Dans son infinie sagesse le Seigneur plaça à ses côtés, dans la personne de Philippe Mélanchton, un collaborateur d’une valeur inappréciable. De bonne heure ces deux amis, sentant combien ils avaient besoin l’un de l’autre, se lièrent très étroitement, ce qui faisait dire à Mélanchton : « S’il est un homme que j’aime et que j’embrasse de tout mon cœur, c’est Martin Luther ». Mélanchton possédait les plus belles qualités de l’esprit. Doué d’une intelligence vive, d’une remarquable facilité de compréhension, il savait admirablement communiquer à autrui les choses qu’il savait. Surtout il était de cet « esprit doux et paisible qui est d’un grand prix devant Dieu » (1 Pierre 3:4) et ainsi il gagnait tous les cœurs. Cela ne l’empêchait nullement de jouir d’une grande autorité. Il l’emportait sur tous par la profondeur de ses connaissances, mais la Parole de Dieu était son étude préférée ; dès sa jeunesse il lui consacra une attention diligente ; il rejetait tous les raisonnements humains à son sujet et s’en tenait littéralement aux déclarations de la Bible dont il portait toujours un exemplaire sur lui.
C’est ainsi que les deux réformateurs se complétaient, Luther donnant à Mélanchton quelque chose de son énergie débordante et celui-ci contribuant à calmer la fougue de son ami.
Luther caractérisa leur collaboration en ces termes pittoresques. « Ma tâche est d’extirper troncs et souches, d’abattre haies et épines, de combler les fossés. Je suis le rude défricheur qui ouvre et dresse la voie. Maître Philippe vient après moi ; il accomplit en silence son œuvre bien nette : il laboure, il plante, il sème, il arrose avec amour selon les riches dons que Dieu lui a faits ». On note ici que Mélanchton fut le premier à établir la différence essentielle qu’il y a entre « la connaissance historique du Christ », connaissance qui ne sauve pas, et la « confiance en la promesse divine ».
Tetzel finit par relever le gant qui lui avait été jeté. N’osant toutefois pas rencontrer en face son redoutable contradicteur, il fit rédiger par ses amis une série de thèses, réfutant celles de Luther, et les soutint devant trois cents membres du clergé, réunis à Francfort-sur-l’Oder. Comme il s’était bien gardé de convoquer les réformateurs, il remporta une facile victoire, qui tourna cependant à sa confusion. Le peuple allemand, dans son ensemble, voyait plus clair que les ecclésiastiques. Las d’être pressuré par eux, cette tentative de lui extorquer de l’argent par les fausses promesses des indulgences finit par lui inspirer un violent dégoût, surtout parmi la jeunesse universitaire. Les étudiants de Wittemberg réunirent tous les exemplaires des thèses de Tetzel qu’ils réussirent à trouver et les brûlèrent publiquement.
Jusqu’ici le pape Léon X s’était tenu en dehors du conflit, « simple querelle de moines », disait-il, faisant allusion aux rivalités séculaires entre Augustins et Dominicains, ordre auquel appartenait Tetzel. En tant qu’homme d’une haute culture et ami des arts et des lettres, il désirait vivre en paix, mais s’intéressait toutefois aux idées nouvelles, énoncées par Luther, pourvu qu’on les lui présentât sous une forme agréable et spirituelle. De Luther il parlait avec estime à cause des qualités intellectuelles hors pair qu’il lui reconnaissait. Mais la hardiesse toujours croissante des réformateurs finit par alarmer Léon X, et plus encore ses agents ; ils tremblaient à la nouvelle des mouvements qui se propageaient partout. Il faut dire que les adversaires de la vérité en Allemagne semblaient prendre à tâche de rendre leur position toujours plus précaire, tant par leurs violences que par la faiblesse de leurs ripostes.
Le pape céda enfin aux instances de son entourage et cita Luther à comparaître devant lui dans un délai de soixante jours. Qu’allait faire le réformateur ? Obéir à cette injonction, c’était courir à la mort, s’exposer au même sort que Jean Huss, que Savonarole et tant d’autres qui périrent sous les coups de la papauté. Le Seigneur ne le permit pas. Il prépara à Luther un protecteur puissant, l’électeur Frédéric de Saxe. Ce prince, quoique effrayé de l’audace de son ami, appréciait fort sa franchise, sa soumission aux Écritures. Bien qu’il n’eût pas attaqué lui-même les abus, il vit avec plaisir qu’un autre s’en chargeait. Il se déclara dès l’abord pour Luther et obtint que celui-ci fût examiné et jugé en Allemagne. Toutefois Luther avait trop confiance dans le Seigneur et dans la bonté de sa cause pour ne pas repousser toute intervention de ce prince en faveur de la vérité. « Je ne veux pas », disait-il, « que, dans cette affaire, notre électeur, qui est innocent de tout cela, fasse la moindre chose pour défendre mes propositions. Qu’il tienne la main à ce que je ne sois exposé à aucune violence, s’il le peut sans compromettre ses intérêts. S’il ne le peut pas, j’accepte mon péril tout entier ». Cette fermeté de Luther encourageait ses nombreux amis. Il donnait par là un vivant exemple de sa confiance absolue dans les soins du Seigneur à son égard. « L’Éternel est pour moi, je ne craindrai pas ; que me fera l’homme ? » (Ps. 118:6).
Changeant donc de tactique, Léon X invita le cardinal Cajétan,
son légat à la diète allemande, d’instruire l’affaire et de la traiter en
Allemagne. Luther reçut l’ordre de se rendre à Augsbourg. Il répondit
immédiatement à cet appel ; par bonheur ses amis montrèrent plus de
prudence que lui et lui firent dire de ne pas comparaître devant le cardinal
avant d’avoir reçu un sauf-conduit, dûment signé de l’empereur. Cette pièce se
fit attendre quelques jours pendant lesquels Cajétan chercha à circonvenir le
réformateur par diverses prévenances. Il envoya aussi auprès de lui plusieurs
de ses partisans qui devaient préparer le terrain soit en ébranlant Luther par
la crainte, soit en tâchant de le gagner par des flatteries. Il s’agissait
finalement de bien peu de chose, lui disaient-ils ; il n’avait qu’à rétracter
ses erreurs, l’affaire d’un mot latin de six lettres : « Revoco
,
je me rétracte ». Mais Luther demeura inébranlable.
Enfin la pièce attendue arriva. Il ne faudrait pas croire qu’en l’acceptant Luther cherchât à s’appuyer sur le bras de la chair. Il voyait simplement son devoir d’obéir aux avis que lui avaient donnés ses amis les mieux intentionnés et même les plus pieux. Le Seigneur tenait sa cause en mains. S’il lui demandait sa vie, il la donnerait joyeusement.
En présence du légat, Luther revendiqua nettement pour lui-même la paternité des thèses de Wittemberg ; il en encourut l’entière responsabilité, ajoutant qu’il était disposé à recevoir instruction, si on le convainquait d’erreur. Là-dessus le cardinal, résolu à assumer le rôle d’un père bienveillant vis-à-vis d’un fils rebelle, répondit d’un ton tout à fait conciliant, louant même l’humilité de Luther, en exprimant sa joie ; puis il insista auprès de lui pour qu’il reconnût ses fautes, retirât ses propositions et s’abstînt désormais de propager ses opinions. Luther ayant demandé sur quels points il devrait se rétracter, le légat mentionna la question des indulgences et l’affirmation du réformateur que le salut dépend de la pure grâce de Dieu. Luther ne se refusa point à recevoir de nouveaux enseignements sur les indulgences, sans, bien entendu, s’engager à les accepter. Quant à l’autre point, il déclara qu’il le maintiendrait jusqu’à la mort, s’il le fallait, puisque le nier, ce serait nier toute l’œuvre rédemptrice de Christ. C’est en vain que Cajétan recourut à tous les moyens pour obtenir de Luther l’aveu qu’il souhaitait de lui extorquer. Prières et menaces demeurèrent également inutiles, et de même les jours suivants. Luther maintint sa position du début : « Je ne suis qu’un homme », disait-il, « et par conséquent sujet à me tromper. J’ai déjà formulé mon désir de recevoir les instructions et les redressements nécessaires sur les erreurs que je puis avoir commises. Je ferai tout ce que l’on peut exiger d’un chrétien. Mais je proteste de toutes mes forces contre la méthode suivie dans cette affaire et contre la prétention qu’on énonce de me contraindre à rétracter sans m’avoir convaincu de mes fautes ».
En fait le débat roulait essentiellement sur cette affirmation de Luther que c’est la foi seule qui sauve : « La foi du juste le justifie et lui donne la vie de Dieu ». Il appuyait son assertion sur de nombreux passages de la Bible dont le légat osa prétendre que la plupart n’avaient rien à voir dans la discussion ; c’étaient ceux-là surtout qui le condamnaient. Poussé à bout Cajétan s’écria : « Rétracte, ou bien retire-toi définitivement ! »
Luther obéit respectueusement à cette injonction ; les deux adversaires ne devaient plus jamais se revoir. Pris dans ses propres filets, Cajétan en conçut un violent dépit : « Cet homme », dit-il, « a des yeux profonds et de singulières spéculations dans la tête. Je ne veux plus discuter avec une brute pareille. Son regard perçant en dit trop long sur son caractère malin ».
Pendant cette lutte inégale le bruit se répandit que le cardinal allait recourir à un procédé favori de Rome : faire jeter en prison Luther et son ami Staupitz, supérieur des Augustins, cela malgré le sauf conduit. Un sénateur d’Augsbourg prit ses mesures pour sauver le vaillant champion de la vérité. Un soir, vers minuit, un pauvre cavalier mal monté, n’ayant ni épée, ni éperons, sortait de la ville par une porte dérobée, accompagné d’un vieux postillon. C’était Luther, sur lequel le sénat veillait. Il arriva, harassé de fatigue, à Wittemberg. Fort irrité de ce que sa proie lui avait échappé, le cardinal somma l’électeur d’envoyer Luther à Rome ou de le bannir de ses États. Le prince remit au réformateur la pièce qu’il venait de recevoir et repoussa le rôle honteux qu’on voulait lui faire jouer.
Dans une lettre humble, mais ferme, adressée au légat, Luther exposa toute sa conduite, l’impossibilité d’une rétractation, puis tout ce qui faisait la base de sa foi. « Je m’abandonne », écrit-il, « à la miséricordieuse volonté du Seigneur, en quelque manière qu’il dispose de moi, et je lui rends grâce de ce qu’il juge digne un pauvre pécheur, tel que moi, de souffrir dans une aussi bonne et sainte cause ».
Luther jugea opportun d’écrire directement à Léon X, lui disant entre autres son désir d’en appeler du pape mal informé au pape mieux informé. Cette missive, rédigée avec la plus parfaite déférence, ne reçut pas même de réponse. Là-dessus Luther en rédigea une seconde, dans laquelle il en appelait cette fois du pape à un concile, coup droit porté à l’autorité pontificale, attendu qu’une bulle de Pie II avait décrété l’excommunication majeure contre quiconque, fût-ce l’empereur en personne, se permettrait de mettre en doute la suprématie du pape. Mais Léon X préférait la diplomatie aux moyens violents et résolut de faire une nouvelle tentative auprès de Luther en recourant à l’intermédiaire du chambellan Miltitz, homme rusé, habile et porteur de magnifiques présents. Encore cette fois, vaine intervention. Miltitz fit alors citer devant lui Tetzel et lui reprocha amèrement la manière dont il s’acquittait de sa mission. Le malheureux vendeur d’indulgences en fut si affecté qu’il tomba malade. Luther essaya de le consoler en cherchant à tourner ses regards vers le Seigneur, mais sans succès. Peu après, Tetzel mourut de chagrin.
Le docteur Eck, autrefois collègue et ami de Luther, s’était fait un nom par l’âpreté qu’il mettait à combattre la doctrine évangélique. On le connaissait comme remarquablement doué pour la discussion à laquelle il apportait une ardeur belliqueuse et une habileté dignes d’une meilleure cause. À maintes reprises il avait participé à ces disputes, si goûtées alors ; toujours il avait eu le dessus. Il publia douze thèses, destinées à réfuter celles de Wittemberg. Or la douzième proposition était rédigée de telle façon qu’elle attaquait personnellement Luther dans l’opposition qu’il faisait à la doctrine pontificale. En effet, s’appuyant sur les meilleurs textes historiques, Luther avait démontré que, dans les premiers temps de l’Église, l’évêque de Rome n’avait jamais songé à régner sur toute la chrétienté : si donc il y prétendait maintenant, c’était pure usurpation de sa part. Malgré les conseils de ses amis, qui redoutaient les savants sophismes du docteur Eck, Luther résolut de lui tenir tête, bien que la nature même du débat causât à ses partisans les plus vives appréhensions. Mais le duc Georges de Saxe (qu’il ne faut pas confondre avec l’électeur), grand zélateur du catholicisme, provoqua le débat en adressant d’amers reproches à ceux qui cherchaient à l’éviter, entre autres à l’évêque de Mersebourg, sur le territoire duquel se trouvait Leipzig, où les adversaires devaient se rencontrer ; or l’évêque n’avait pas commis d’autre offense que celle de déclarer qu’il estimait la dispute parfaitement oiseuse.
Une foule nombreuse assista au débat : nobles, savants, professeurs ; il dura une semaine environ. Luther fit preuve d’une connaissance extraordinaire de la Bible, domaine dans lequel Eck se montra tout à fait inférieur, puis aussi d’une documentation historique telle que, plusieurs fois, il confondit son adversaire par des arguments tirés de Pères de l’Église les plus réputés. Il démontra, par les Écritures, que l’Église n’a qu’un Chef, qui est le Christ, citant entre autres Ps. 110:1: « L’Éternel a dit à mon Seigneur : Assieds-toi à ma droite, jusqu’à ce que je mette tes ennemis pour le marchepied de tes pieds ». Eck crut le confondre en le traitant de Hussite, de Bohême, d’hérétique, à quoi Luther répondit sans hésiter que, parmi les affirmations de Huss, il en était plusieurs tout à fait conformes aux enseignements de la Parole de Dieu, celle-ci entre autres : « Il n’est pas nécessaire pour le salut de croire l’Église romaine supérieure aux autres ». « Peu m’importe », ajouta-t-il, « que cette parole soit de Huss ou de Wiclef ; c’est la vérité ; il ne m’en faut pas davantage ». Et il résuma en ces termes la position qu’il prenait : « Le docteur Eck évite les Écritures tout autant que le diable s’enfuit, dès qu’il voit la croix. Pour ce qui me concerne, tout en protestant de mon respect à l’égard des Pères de l’Église pour autant qu’ils sont dans la vérité, je mets infiniment au-dessus d’eux la Parole de Dieu. C’est sur ce point que j’attire instamment l’attention de ceux qui nous écoutent ». Comme enfin, au sujet de Huss, Eck lui opposait les décisions du concile de Constance, Luther déclara, sans ambages, que n’importe quel concile peut se tromper ; que seule la Bible est infaillible.
Eck visait à provoquer de la part de son antagoniste des affirmations de cette nature. Il y réussit et la dispute de Leipzig eut ainsi pour Luther cet avantage inappréciable de l’amener à prendre nettement position vis-à-vis de différents points sur lesquels il ne s’était pas encore prononcé. Il apparut donc à Leipzig, plus qu’il ne l’avait jamais été, comme le champion indéfectible de la vérité. C’est ainsi que, du mal que les hommes cherchent à perpétrer, le Seigneur sait tirer du bien ; pourvu que ceux qui sont sur la brèche s’attendent entièrement à lui, leur dépendance à l’égard de sa volonté tournera à sa gloire.
Dans des lettres privées du docteur Eck, qui ont été conservées, celui-ci avoue que, sur nombre de questions, il subit une défaite complète, qu’il s’efforce d’expliquer par les motifs qu’on devine. Dans le monde théologique de Leipzig on proclama la victoire pleine et entière du champion catholique. À cette assertion on opposera l’opinion d’un témoin modeste et impartial, Mosellanus, qui s’exprime en ces termes. « À entendre ceux qui ne comprennent rien aux sujets de discussion, Eck remporta un triomphe éclatant. Mais, aux yeux des gens instruits et intelligents, c’est Luther qui resta maître du champ de bataille ». Un fait demeure : sans entrer le moins du monde dans les innombrables arguties théologiques, alléguées au cours de la dispute, la cause de la vérité s’impose par sa simplicité même. Ce qui le prouve entre autres, c’est la renommée désormais acquise par l’université de Wittemberg où Luther professait toujours. On voyait jusqu’à quatre cents étudiants à la fois suivre ses cours, à tel point qu’ils avaient grand’peine à se loger dans la ville. Cette extraordinaire puissance d’attraction ne suffit-elle pas à démontrer la valeur du message que proclamait le réformateur ?
Ce message se répandit rapidement hors d’Allemagne. Froben, le célèbre imprimeur bâlois, éditait les œuvres de Luther ; elles s’écoulèrent aussitôt parues. Six cents exemplaires pénétrèrent en France. On les accueillit avec transports en Angleterre. Des négociants espagnols les traduisirent en leur langue et les expédièrent d’Anvers dans leur patrie. Calvi, un savant libraire de Paris, en introduisit un gros ballot en Italie. Et Froben d’écrire à ce propos à Luther. « J’ai tout vendu à dix exemplaires près. Jamais spéculation éditoriale ne m’a aussi bien réussi ». À quoi le réformateur lui répondit : « Je me réjouis avec vous de ce qu’on trouve plaisir à la vérité, bien qu’elle s’exprime sans grand savoir et en bégayant ».
La dispute de Leipzig amena Luther à rompre les derniers liens qui le rattachaient encore à l’Église romaine. Jusqu’ici il avait toujours souhaité opérer une réforme au sein même de l’Église. Il en comprit l’absolue impossibilité. « Sortez du milieu d’elle, mon peuple ! et sauvez chacun son âme de l’ardeur de la colère de l’Éternel » (Jér. 51:45). Eck lui révéla que la suprématie que Rome prétend exercer tire son origine de l’ambition d’un parti et de la crédulité ignorante d’un autre. « Apprenez par mon exemple », écrivit Luther, « combien c’est chose malaisée de « désapprendre » les erreurs qui courent le monde entier et qui, par suite d’une longue accoutumance, nous sont devenues une seconde nature. Voici sept ans que je lis les Saintes Écritures et que je les expose avec zèle, à tel point que je les sais presque par cœur. Je possédais aussi les prémices de la connaissance et de la foi au Seigneur Jésus Christ ; cela signifie que je savais que nous sommes justifiés et sauvés, non par nos œuvres, mais par la foi en Christ. J’ai même soutenu publiquement que ce n’est point par droit divin que le pape prétend à la suprématie de l’Église chrétienne. Et cependant je n’avais pas vu la conclusion de toute mon attitude, à savoir la nécessité catégorique et indubitable de proclamer que la papauté est du diable. Car ce qui n’est pas de Dieu est du diable ».
En août 1520 Luther lança son célèbre Appel à Sa Majesté
Impériale et à la Noblesse chrétienne de l’Empire allemand, concernant la
Réforme de la Chrétienté
, « Vigoureux coup de clairon qui sonna
l’attaque contre Rome », comme le disait un de ses amis. Quelques extraits
de ce document montreront comme il savait s’appuyer sur la Bible pour défendre
ses opinions : « On prétend que le pape et le clergé constituent
l’ordre ecclésiastique ou spirituel. Or nous lisons en 1 Pierre 2:9. « Vous
,
c’est-à-dire tous les enfants de Dieu, vous êtes… une sacrificature royale
»…
Le pape se fait passer pour le vicaire de Jésus Christ et le prince de ce
monde : or Jésus Christ a dit : « Mon royaume n’est pas de ce
monde » (Jean 18:36)… Le pape prétend à la succession légale de
l’empereur ; est-ce du Seigneur qu’il tient ce droit ? Du Seigneur
qui a dit : « Les rois des nations les dominent ; … mais il n’en
sera pas ainsi de vous » (Luc 22:25-26) … Le pape prétend encore à Naples,
à la Sicile ; il soutiendra ses prétentions par le fer et le feu, dit-il.
Mais, écrit l’apôtre Paul, « nul homme qui va à la guerre ne s’embarrasse
dans les affaires de la vie » (2 Tim. 2:4). Le pape, lui, s’en embarrasse
plus que tous les autres souverains. Mettons lui donc en main la Bible et qu’il
y apprenne à vivre en paix et à prier pour les autorités, « pour les rois
et pour tous ceux qui sont haut placés, afin que nous puissions mener une vie
paisible et tranquille » (1 Tim. 2:2)… Satan a persuadé au clergé que
c’était chose honorable que de ne pas se marier (voir 1 Tim. 4:1-3). Or nous
voyons nombre de prêtres et de prélats chargés de famille, sans avoir contracté
les liens du mariage. « Que le surveillant (ou évêque) soit… mari d’une
seule femme » (1 Tim. 3:2). De là des désordres sans nom… ». En peu
de jours 4000 exemplaires de cet Appel
se vendirent, fait sans précédent
dans les annales de l’imprimerie.
Pour mieux préciser ses arguments, Luther publia peu après un
ouvrage en latin, destiné aux gens d’Église, intitulé : De la captivité
de Babylone et de l’Église
, où il traite la question des sacrements, puis
un petit livre : De la liberté chrétienne
, dédié à Léon X,
l’ouvrage le plus parfait qui soit sorti de sa plume par la richesse des
images, la simplicité du style, la profondeur des pensées, la note purement
évangélique. Il développe l’idée que le chrétien est la plus libre des
créatures parce qu’il est affranchi du péché et de la loi, mais que, par
reconnaissance et par amour, il obéit volontairement à Dieu et se soumet à ses
frères. Le livre s’ouvre sur une épître dédicatoire au pape, respectueuse pour
la personne du pontife, mais sans ménagements pour la cour de Rome :
« Tu es, ô Léon, comme un agneau au milieu des loups, comme Daniel dans la
fosse aux lions ».
Malgré sa prétendue victoire, le docteur Eck supportait avec peine de voir grandir l’influence et la popularité de Luther. Mais plus l’infortuné défenseur des catholiques s’agitait contre son rival, plus il perdait de terrain ; ses clameurs n’avaient pas plus de succès que ses arguments, bien que tous les membres du clergé, tant séculier que régulier, en répétassent les échos. On le honnit dans des satires cinglantes et il se vit abandonné de toute l’Allemagne bien pensante. N’y tenant plus, il partit pour Rome où il entreprit auprès du Saint Siège une campagne persistante de diffamation contre son antagoniste. Le pape hésitait à agir, les cardinaux aussi. Ne connaissant Luther que de nom, ils se berçaient de l’espoir de le ramener à leur point de vue. Mais Eck ne voulait pas entendre parler de compromis : donnant libre cours à son ressentiment, il criait vengeance ; des moines firent chorus avec lui et, encouragé de la sorte, il harcela le pape, discutant avec lui des heures durant et ne laissant pas une pierre sans la retourner. Il stimula la cour pontificale, les couvents, le peuple, l’Église, et finit par l’emporter. Léon X céda : la perte du réformateur fut ainsi décidée. Sans tarder le Sacré Collège publia une bulle, passant condamnation sur toutes ses doctrines, lui accordant un délai de soixante jours pour se rétracter ; après quoi, s’il n’avait pas cédé, lui et tous ses adhérents seraient excommuniés. Au surplus, Luther recevait l’ordre de comparaître devant le pape à Rome.
À vue humaine, la cause de la réforme risquait fort d’être définitivement perdue. L’autorité pontificale jouissait encore d’un crédit immense malgré les attaques dirigées contre elle. Aux yeux du grand nombre, ces assauts répétés la fortifiaient même. Elle représentait tout un long passé, une antique tradition qu’on ne saurait jeter à terre brutalement, sans motifs dûment reconnus et démontrés. Soutenir Luther, c’était se prononcer contre l’Église, et les moyens dont celle-ci usait à l’égard des réfractaires étaient propres à faire réfléchir sérieusement les âmes timorées. On l’a déjà vu : Luther était de ceux que le danger anime et stimule. La gravité même des circonstances lui inspirait une ardeur dont il semblait incapable dans la vie ordinaire. Non qu’il ne passât pas par des luttes intérieures ; peu d’hommes ont dû comprendre comme lui la portée de ces mots de 2 Cor. 12:9-10: « Le Seigneur m’a dit : Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans l’infirmité… C’est pourquoi je prends plaisir dans les infirmités, dans les outrages, dans les nécessités, dans les persécutions, dans les détresses pour Christ : car quand je suis faible, alors je suis fort ». Et comme il savait mettre sa confiance dans le Seigneur, il recevait de lui une sagesse merveilleuse qui lui permit de parer aux coups les plus violents.
Or la plupart des mesures prévues dans la bulle devaient rester sans effet tant qu’il ne se trouverait pas en Allemagne un magistrat civil prêt à les faire exécuter. Même les princes les plus catholiques éprouvaient une jalousie intense, dès qu’une autorité extérieure s’avisait d’empiéter sur leurs droits. Le pape avait-il compétence pour faire confisquer et brûler les écrits du réformateur ? Pouvait-il exiger qu’on se saisît de sa personne ? À qui incombait le devoir de l’appréhender ? Enfin, les lois germaniques interdisaient de condamner le délinquant, avant qu’il eût été interrogé. On rapporte ce mot d’un noble allemand : « Depuis quatre siècles, voici le premier chrétien qui ose tenir tête au pape, et celui-ci prétend le mettre à mort ! »
Fort de son droit, le réformateur comprit qu’il ne devait pas se taire, mais qu’il fallait agir. Le 17 novembre 1520, en présence d’un notaire et de cinq témoins, il signa une protestation solennelle contre l’autorité pontificale, déclarant qu’il en appelait du pape à un concile général de l’Église. Cette pièce se répandit rapidement à travers toute l’Allemagne et même dans la plupart des pays de l’Europe. Trois semaines plus tard, devant une des portes de Wittemberg, en présence d’un grand nombre de professeurs et d’étudiants, Luther mit le feu à un immense bûcher sur lequel il brûla la bulle du pape, ainsi qu’une quantité de volumes, contenant des lois et des décrets, émis par le Saint Siège pour affirmer sa suprématie. Par cet acte public Luther rompait irrévocablement avec l’Église romaine, acceptait l’excommunication prononcée contre lui et déclarait ouvertement la guerre au Saint Siège.
Léon X se trouvait dans le plus grand embarras. Jamais encore on n’avait vu un cas pareil, celui d’un homme, et encore un moine, qui résistait au chef suprême de l’Église. Un des plus grands érudits d’Italie en matière de droit canonique, Aléandre, fut dépêché en Allemagne en qualité de nonce, avec mission de plaider, devant les princes, en faveur des prérogatives, considérées comme imprescriptibles, de la papauté. Il intervint énergiquement auprès de Frédéric, électeur de Saxe, dont il connaissait la bienveillance à l’égard de Luther : « Au nom du Saint-Père », lui dit-il, « je requiers de vous que vous fassiez brûler les écrits de cet hérétique, puis que vous lui infligiez à lui-même le châtiment qu’il mérite, ou bien que vous le livriez prisonnier au Saint Siège ». L’électeur donna une réponse évasive, bien décidé au surplus à faire prévaloir le principe que le pape devait céder le pas à la justice civile. L’idée lui vint de prendre l’avis d’Érasme, une des gloires de l’Allemagne, et dont le nom suffisait à donner un grand poids à ses paroles. Il opina en ces termes : « Toutes ces dissensions proviennent de la haine que manifestent les moines pour la connaissance et de leur crainte de voir supprimer la tyrannie qu’ils exercent sur les esprits. Quelles armes emploient-ils contre Luther ? Intrigues, malveillance, calomnies. Plus on est vertueux, plus on s’attache aux doctrines évangéliques, et moins on trouve à critiquer dans la conduite de Luther. La sévérité de la bulle a soulevé l’indignation de tous les gens de bien, car ils n’y trouvent rien de cette douceur qui conviendrait à celui qui s’intitule le vicaire de Jésus Christ. Le monde a soif de vérité ; gardons-nous de nous opposer à ce saint désir. Que toute la question soit soumise à des juges impartiaux et compétents ; il n’y a pas d’autre marche à suivre ; elle s’impose à la dignité du pape lui-même ».
Pendant ce temps il se produisait en Allemagne un événement de toute importance. L’empereur Maximilien venait de mourir et, comme la couronne était élective, trois candidats se présentèrent pour briguer cette dignité. L’un d’eux, Henri VIII d’Angleterre, se récusa bientôt, mais il restait en présence François Ier, roi de France, et Charles Ier, roi d’Espagne, tous deux puissants et ambitieux, tous deux adversaires déclarés de la Réforme. Après certaines hésitations, les électeurs, craignant de voir un étranger occuper le trône impérial, y appelèrent Charles d’Espagne, par sa mère petit-fils de Maximilien. Connu sous le nom de Charles Quint (le cinquième du nom en Allemagne), sa rivalité avec François Ier, qui ne pouvait admettre de se voir privé de la couronne germanique, constitue l’un des événements capitaux de l’histoire de l’Europe.
Très jeune encore, le nouvel empereur avait contracté des habitudes graves et réfléchies. Sans éclat extérieur, mais avide d’instruction, il déploya une activité infatigable. Il fut, il est vrai, dissimulé, astucieux, mais brave à la guerre et ferme dans l’adversité. Une des premières pensées qui le préoccupèrent, ce fut de prendre des mesures propres à calmer ce vaste mouvement religieux, dont il ne comprenait pas clairement la portée, et qui l’effrayait. Connaissant à peine les Allemands — il parlait mal leur langue, — manquant d’expérience politique, mais désireux de faire régner la paix dans ses États, Charles-Quint penchait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. En bon catholique, il aurait souhaité complaire au Saint Siège, mais son intelligence avisée lui fit comprendre la nécessité urgente de défendre l’autorité temporelle, faute de quoi il se serait aliéné peut-être tous les princes allemands et son crédit en aurait été très gravement compromis. Vraisemblablement l’avis d’Érasme lui vint en aide. Il résolut donc de convoquer la Diète d’Empire, réunion des représentants de tous les États allemands, qui siégeait habituellement à Augsbourg ; mais comme la peste sévissait dans cette ville, l’assemblée se transporta à Worms dans le Palatinat.
Animé d’un sincère sentiment de justice, qui ne veut pas que l’on condamne le coupable sans l’avoir entendu, Charles-Quint désirait faire appeler Luther, mais les agents du pape s’y opposaient ; ils redoutaient la hardiesse avec laquelle sans doute le réformateur leur tiendrait tête. Du reste trois jours avant la Diète, la bulle d’excommunication ayant été lancée contre Luther, ses ennemis déclaraient qu’il était interdit d’avoir affaire avec un excommunié. Charles fut, un instant, sur le point de céder ; mais l’espoir de terminer tous ces débats l’emporta. Luther reçut mandat de comparaître ; ses adversaires durent en prendre leur parti.
On le voit : l’agitation régnait en Allemagne : inquiétude dans les sphères politiques, intrigues au sein du clergé, appréhension parmi les protestants, sans cesse sur le qui-vive. Luther seul demeurait calme ; rien ne troublait son admirable sérénité, effet de la puissante grâce de Dieu à son égard, car un caractère comme le sien aurait pu se laisser aller à l’angoisse la plus naturelle. « C’est le Seigneur », disait-il, « qui a provoqué tous ces événements et il les mènera à bonne fin, même si je dois subir l’exil ou la mort. Il est à mes côtés. Celui qui demeure en nous est plus puissant que ceux qui prétendent diriger le monde ». C’est alors qu’il écrivit ses méditations sur le cantique de Marie (Luc 1:46-55) en l’appliquant à son propre cas. « Ce puissant, dit Marie. Quelle hardiesse d’expression chez cette jeune vierge ! D’un seul mot elle taxe tous les forts de faiblesse, tous les puissants d’impuissance, tous les sages de folie, tous ceux dont le nom est grand parmi les hommes, d’infamie. Elle abat dans la poussière la force, la science humaine, la gloire ; elle les ramène aux pieds de Dieu seul. Son bras, dit-elle encore, indiquant par là la puissance par laquelle il agit lui-même, sans l’aide d’aucune de ses créatures, cette puissance mystérieuse qui opère dans le secret et dans le silence jusqu’à ce qu’elle ait accompli son bon plaisir. La destruction approche sans que rien ne l’annonce ; la délivrance survient au moment où nul ne s’y attendait. Il laisse les siens en proie à l’oppression et à la détresse, si bien que chacun se dit en lui-même : Il n’y a plus d’espoir pour eux ! Mais même alors, il est le plus puissant de tous ; la force de Dieu commence à l’endroit où celle de l’homme prend fin. Que la foi s’attende à lui ! … D’autres fois il permet que ses adversaires se vantent de leur pompe et de leur vaine gloire. Il leur retire le soutien de sa force et les laisse se glorifier de la leur. Il les prive de l’appui de sa sagesse éternelle ; ils s’enflent de celle qu’ils croient posséder, mais elle ne dure qu’un jour. Au moment où leur entourage en est ébloui, le bras de Dieu se lève et tout l’édifice qu’ils ont construit s’écroule, telle une bulle qui s’évanouit » (*).
(*) Si l’on s’est étendu, plus qu’on ne le fait communément dans les biographies de Luther, sur ces préliminaires de sa comparution à Worms, c’est pour faire ressortir à la fois la situation extrêmement grave et dangereuse, à vues humaines, dans laquelle il se trouvait, mais aussi l’intervention merveilleuse de la grâce de Dieu envers lui dans ces circonstances critiques. On se contente trop généralement de noter brièvement : « Excommunié par le pape, mais cité par Charles-Quint à se présenter devant la Diète, Luther partit aussitôt pour Worms ». Cette façon simpliste de résumer les faits en ne les situant pas dans leur cadre constitue une véritable trahison historique. Cette période de la vie de Luther est la plus décisive.
Le cadre de ce petit livre ne permet pas d’entrer dans le détail des discussions qui eurent lieu au sein de la diète pendant les premières semaines de la session. Aléandre y parla longuement dans le sens que l’on devine, insistant auprès de l’empereur pour qu’il ne reculât pas devant la mission que l’Église lui confiait, à savoir l’extirpation de l’hérésie et des hérétiques sans pitié aucune. Chose étrange, il trouva un contradicteur encore plus éloquent que lui en la personne du duc Georges de Saxe qui, on l’a vu, professait une hostilité catégorique vis-à-vis des doctrines réformées, mais estimait que leur existence même démontrait à quel point la responsabilité de l’Église était engagée. À son instigation, on élut un comité pour étudier la question ; au bout de peu de jours il fit rapport et présenta une liste de 101 plaintes à l’adresse du catholicisme.
La situation de Luther n’était pas réglée pour tout cela. Mais, de toute évidence, elle n’avait rien à faire avec ces doléances : l’étude de ce document demanderait un temps très long et il en faudrait bien davantage pour trouver une solution. Avec tout cela on n’aboutirait à rien du tout tant que la paix religieuse ne régnerait pas en Allemagne et celle-ci ne pouvait s’établir tant que Luther persisterait dans son activité. Or il avait pour lui des partisans toujours plus nombreux, parmi eux des hommes de la plus haute autorité. Qu’on le voulût ou non, on ne pouvait l’ignorer ; il exerçait une influence indéniable, puissante, salutaire aussi, il fallait l’avouer. Le vulgaire bon sens, comme la justice la plus élémentaire, exigeaient qu’on l’entendît tout au moins, quitte à voir ensuite quel parti prendre. Sans le vouloir, sans le savoir probablement, Charles Quint se serait rangé à l’avis de Gamaliel : « Si ce dessein ou cette œuvre est des hommes, elle sera détruite ; mais si elle est de Dieu, vous ne pourrez la détruire » (Actes 5:38). Ce n’est donc qu’après de longues hésitations qu’il résolut de citer Luther à comparaître devant lui à Worms. Ainsi s’accomplissaient les voies de Dieu. Il voulait que cette lumière, qu’il avait allumée à la face du monde, brillât sur une montagne ; tous y concouraient, à leur insu, empereur, rois et princes. C’est peu de chose pour lui que d’élever l’homme le plus infime aux plus hautes dignités. Un acte de sa puissance suffit pour conduire dans le palais impérial l’humble fils d’un simple mineur. Devant lui il n’y a plus de grands et de petits : Charles-Quint et Luther sont sur un pied d’absolue égalité. Mais quel chemin parcouru par le moine saxon depuis le 31 octobre 1517 jusqu’aux premiers jours de 1521 !
Muni d’un sauf-conduit, Luther fit en hâte ses préparatifs, la validité de cette pièce étant strictement limitée. Il gardait un calme imperturbable au milieu de ses amis, frappés d’épouvante : le souvenir de la trahison commise à l’égard de Jean Huss, les hantait et ils savaient Aléandre et sa séquelle capables de toutes les forfaitures. En vain ils épuisèrent les arguments qu’ils croyaient propres à retenir Luther ; comme il l’écrivit plusieurs années plus tard, même s’il y avait eu à Worms autant de diables que de tuiles sur les toits, il se serait néanmoins jeté avec joie parmi eux. Il connaissait l’inanité absolue de tout secours humain ; le Seigneur l’avait conduit jusque-là et ne l’abandonnerait pas : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » (Rom. 8:31). À ses partisans haut placés, comme l’électeur de Saxe, il recommandait vivement de ne pas intervenir en sa faveur ; il ne voulait pas rendre son témoignage au péril d’autrui. Il refusait surtout n’importe quelle démarche auprès de Charles Quint, auquel chacun devait obéissance, autorité établie de Dieu et dont seul Dieu pouvait entraver les desseins.
Précédé d’un héraut impérial, Luther quitta Wittemberg le 2 avril 1521. Voyage triomphal ; les foules se pressaient sur le passage de l’homme qui allait se présenter, tout seul, devant l’empereur. À Erfurt, où il se trouva un dimanche, il prêcha sur Jean 20:19-20. Le valeureux chevalier, Ulrich von Hütten, aurait voulu le saluer à Worms. Empêché de réaliser son désir, il adressa au réformateur ce message pour le moment de son arrivée : « Que l’Éternel te réponde au jour de la détresse ! Que le nom du Dieu de Jacob te protège ! Que du sanctuaire il envoie ton secours, et que de Sion il te soutienne ! … Qu’il te donne selon ton cœur, et qu’il accomplisse tous tes conseils ! » (Ps. 20:1, 2, 4).
Plongés dans la consternation, les membres de la Diète, jusqu’au dernier moment, avaient espéré que Luther renoncerait à venir : c’eût été un soulagement pour ses amis, et ses adversaires s’en seraient félicités, puisque, en refusant de comparaître, Luther aurait mis les torts de son côté. Ils n’hésitèrent même pas à proposer à Charles d’agir comme l’avait fait Sigismond vis-à-vis de Jean Huss, du moment, osaient-ils affirmer, qu’il n’y a aucune obligation à tenir la parole donnée à un hérétique. Mais Charles refusa catégoriquement d’entrer dans ces vues.
Pendant la nuit qui suivit son arrivée, Luther ne trouva guère de repos. Une angoisse terrible l’étreignait et il passa des heures à supplier le Seigneur de lui venir en aide. Sa requête fut exaucée : il recouvra le calme et, sans émotion apparente, il partit avec le maréchal d’empire, venu pour le chercher à quatre heures de l’après-midi. C’était le 17 avril 1521. Jamais encore homme n’avait comparu devant une si auguste assemblée. Elle comptait environ deux cents membres, tous revêtus des plus hautes dignités de l’empire. Charles-Quint était là en personne, le puissant souverain dont la suprématie s’étendait sur les deux hémisphères, à ses côtés son frère, six des sept électeurs impériaux, puis une foule de nobles, des représentants du clergé, parmi eux de fougueux adversaires de la Réforme, tel le fameux duc d’Albe qui allait se faire un nom à jamais abhorré en massacrant sans pitié les enfants de Dieu dans les Pays-Bas. En entrant dans la salle, Luther reçut deux paroles d’encouragement : Matt. 10:18-20, 28. Les gardes qui l’escortaient le firent avancer et il se trouva face à face avec l’empereur. Sur une table étaient entassés des livres, vrais corps du délit : c’étaient les écrits du réformateur.
Après quelques instants d’un profond silence, sur un signe de Charles, Jean Eck, chancelier de l’archevêque de Trèves (qu’il ne faut pas confondre avec celui qui figurait à la dispute de Leipzig), se leva et dit : « Martin Luther, Sa Majesté Impériale t’a sommé de comparaître ici pour répondre à ces deux questions : Te reconnais-tu pour l’auteur de ces livres ? Veux-tu les rétracter, oui ou non ? »
On fit lecture des titres, puis Luther répondit : « Sa Majesté Impériale me demande deux choses. Sur le premier point je déclare reconnaître ces volumes comme ayant été écrits par moi-même ; je ne saurais le nier. Quant au second point, c’est une question qui concerne le domaine de la foi et du salut des âmes. Elle a trait aussi à la Parole de Dieu, le trésor le plus grand et le plus précieux qui existe ; j’agirais en téméraire si je répondais sans avoir mûrement pesé mes paroles. Je risquerais de dire moins que ne l’exigent les circonstances ou plus que ne le veut la stricte vérité. Ainsi je pécherais contre cette assertion du Seigneur : « Quiconque me reniera devant les hommes, moi aussi je le renierai devant mon Père qui est dans les cieux » (Matt. 10:33). Je supplie donc très humblement sa Majesté Impériale de m’accorder du temps, afin que je puisse répondre sans enfreindre la Parole de Dieu ».
Après une brève délibération, la Diète accorda à Luther sa demande, à condition qu’il répondit oralement et non par écrit. Il regagna donc son hôtellerie, où il se vit bientôt assailli par des visiteurs qui lui parlèrent en sens divers, les uns pour l’engager à tenir ferme, les autres pour l’effrayer et l’induire à céder. À peine eut-il le temps de jeter quelques notes sur le papier et, après une nuit consacrée presque entière à la prière, il dut se préparer à comparaître de nouveau.
Ce jeudi 18 avril 1521 fut, comme on l’a dit, « l’un des jours les plus mémorables de l’histoire du témoignage de Dieu sur la terre ». Luther dut attendre deux heures à la porte de la salle des délibérations. Il était passé six heures quand il y fut admis. Il faisait nuit ; on avait allumé des flambeaux : c’est à leur lueur rougeâtre et vacillante qu’il parut devant l’assemblée, plus nombreuse et plus agitée que la veille. Tous les témoins s’accordent pour relever son maintien paisible et assuré, quoique modeste et respectueux. Son discours, prononcé en latin d’abord, puis en allemand, d’une voix haute et ferme, fut ce qu’il devait être, humble, déférent, mais net et solide, démontrant la puissance de la promesse faite par le Seigneur en Matt. 10:19-20 (voir aussi Marc 13:11 ; Luc 12:11) : « Quand ils vous livreront, ne soyez pas en souci comment vous parlerez ni de ce que vous direz ; … car ce n’est pas vous qui parlez, mais c’est l’Esprit de votre Père qui parle en vous ». En voici les principaux passages :
« Je reconnais les livres qu’on me présente comme étant de ma plume. Ils ne sont pas tous de la même nature. Les uns traitent de la foi et des œuvres, sans aucune polémique. Mes adversaires même en reconnaissent l’utilité ; ils conviennent qu’ils méritent d’être lus par des chrétiens. La bulle du pape, malgré sa virulence, me l’accorde. Pourquoi donc rétracterais-je ces écrits ? Serais-je donc le seul au monde à rétracter des vérités admises par la voix unanime de mes amis et de mes ennemis, le seul à faire opposition à des vérités que le monde entier se fait gloire de confesser ?
« D’autres de mes livres attaquent le papisme et ses partisans, leurs fausses doctrines, leur vie scandaleuse. Ces plaintes ne sont-elles pas celles de tous les gens pieux et craignant Dieu ? Peut-on nier que le pape n’ait, par ses lois, ses théories humaines, enchaîné, torturé les consciences des fidèles, de la manière la plus déplorable ? Peut-on nier qu’avec une incroyable tyrannie il n’ait épuisé et englouti jusqu’à ce jour les trésors des peuples, et particulièrement ceux de cette grande et illustre nation ? Et je rétracterais mes paroles ? Jamais !
« Reste une troisième catégorie d’écrits : ceux que j’ai publiés contre quelques particuliers, avocats de la tyrannie romaine. Bien que mes attaques aient été parfois trop vives, et j’en conviens sans peine, je ne les rétracterai point, de peur d’encourager les abus d’un pouvoir oppresseur. Je suis homme, et non pas Dieu. Je ne saurais mieux me défendre qu’en répétant les paroles du Seigneur Jésus, mon divin Maître : « Si j’ai mal parlé, rends témoignage du mal » (Jean 18:23). Combien plus moi, qui ne suis que cendre et poussière et si porté à l’erreur, combien plus dois-je souhaiter que l’on critique mes idées !
« Mais j’ajoute que j’éprouve de la joie à voir la Parole de Dieu provoquer aujourd’hui, comme elle le fit autrefois, une telle agitation. C’est là son caractère spécifique ; c’est sa destinée. Le Seigneur Jésus lui-même a dit : « Pensez-vous que je sois venu donner la paix sur la terre ? Non, vous dis-je ; mais plutôt la division » (Luc 12:51 ; Matt. 10:34). Prenons donc garde qu’à force de chercher à enrayer la discorde, nous ne nous rendions coupables d’opposition à la sainte Parole de Dieu. Je pourrais lui emprunter des exemples qui vous prouveraient que des pharaons, que des rois de Babylone ou d’autres d’Israël ne contribuèrent jamais plus directement à leur ruine que le jour où ils cherchèrent à consolider leur autorité par des mesures en apparence d’une sagesse extrême, mais en opposition à la volonté divine. « Dieu… transporte les montagnes, et elles ne savent pas qu’il les renverse dans sa colère » (Job 9:5). Ne supposez pas du reste que je prétende imposer mes lumières si faibles à cette auguste assemblée ; je ne fais que m’acquitter de ce que je sens être mon devoir de sujet allemand à l’égard de sa Haute et Puissante Majesté Impériale ».
Tous les assistants étaient suspendus à cette bouche éloquente d’où jaillissaient d’aussi écrasantes vérités. Le chancelier de Trèves, en apparence insensible, prit la parole de la part de l’empereur et dit avec rudesse : « Tu n’as pas répondu à la question. Veux-tu rétracter, oui ou non ?
Puisque », répondit Luther, « votre Majesté Impériale et vos Altesses Sérénissimes exigent de moi une réponse simple, claire et catégorique, la voici. Je ne puis soumettre ma foi à l’autorité du pape, pas plus qu’à celle des conciles. Il est en effet clair comme le jour qu’ils sont souvent tombés dans l’erreur et se sont même contredits ouvertement. Tant qu’on ne m’aura pas prouvé par les Saintes Écritures ou par des arguments irréfutables que j’ai mal compris les passages que j’invoque, lié par la Parole de Dieu, je ne peux ni ne veux me rétracter. Me voici. Je ne peux autrement. Que Dieu me soit en aide ! »
L’empereur, en se levant, mit fin à l’audience.
Le lendemain Charles Quint fit lire à la Diète une pièce écrite de sa propre main, dans laquelle il formulait à l’adresse de Luther des menaces directes. Grandes furent de nouveau les inquiétudes des partisans du réformateur, mais le Seigneur ne relâcha point la protection dont il l’entourait et lui suscita de fervents défenseurs, même parmi les tenants du catholicisme qui exigeaient le respect de la parole donnée et n’admettaient pas non plus que l’empereur se permît un langage pareil, sans avoir consulté la Diète. Cédant enfin aux instances de son entourage, Charles Quint consentit à un sursis de trois jours, pendant lesquels ceux qui le voulaient auraient la liberté de s’entretenir avec Luther, afin de tâcher de l’amener à d’autres sentiments. Ce fut peine perdue. Une dernière comparution devant la Haute Assemblée eut lieu le 24 avril ; le réformateur demeura inébranlable. Son sauf-conduit expirait le lendemain. Charles Quint le prorogea de trois semaines, lui enjoignant de rentrer chez lui sans troubler la paix publique ni en parole, ni par ses écrits.
Luther se hâta donc de quitter Worms, sans oublier toutefois le respect qu’il devait à l’empereur en tant que le souverain duquel il dépendait. Deux jours après son départ il lui adressa une lettre pleine de déférence, dans laquelle on lisait entre autres ces lignes : « Dieu, qui scrute les cœurs, m’est témoin que je suis prêt à obéir avec empressement à Votre Majesté soit par ma vie, soit par ma mort… Dans les choses temporelles qui n’ont rien à faire avec les biens éternels, nous nous devons une mutuelle confiance, mais en ce qui concerne la Parole divine et les réalités invisibles, Dieu ne permet pas que nous nous soumettions aux hommes ; il veut que nous dépendions de lui seul. Celui qui se confie aux hommes pour son salut éternel donne à la créature la gloire qui appartient au seul Créateur ».
Suivant la même route qu’il avait parcourue quelques semaines auparavant, le réformateur vit accourir auprès de lui une foule d’amis, heureux et reconnaissants de le revoir sain et sauf. C’est ainsi qu’il passa à Eisenbach, où il séjourna une nuit. Le lendemain soir, comme il traversait la forêt de Thuringe en compagnie de son frère et d’un de ses amis, il descendait un chemin creux, lorsque cinq cavaliers, masqués et armés de pied en cap, fondirent sur la petite troupe. Trois d’entre eux se saisirent de Luther qu’ils avaient contraint de descendre de sa voiture ; ils lui enlevèrent sa soutane, jetèrent sur ses épaules un manteau de chevalier et le forcèrent de monter sur un cheval tout harnaché qu’ils avaient amené. Ils renvoyèrent les compagnons du réformateur, puis se mirent en route, non sans faire faire à leurs montures mille détours, afin de dépister quiconque aurait songé à les poursuivre. Puis la cavalcade partit au galop. Il était presque minuit lorsqu’on atteignit le château de la Wartbourg.
Une main amie, celle de l’électeur Frédéric, avait pourvu à la sûreté de Luther. Sous le nom de chevalier Georges, il dut se résigner à cette captivité, imposée par une tendre sollicitude qui le mettait à l’abri des coups de ses ennemis ; ceux-ci, en effet, avaient ourdi un complot contre lui, qui ne visait à rien moins qu’un vulgaire assassinat. Profitant de ces loisirs forcés, il se mit au travail. Son œuvre capitale à la Wartbourg fut la traduction du Nouveau Testament en langue allemande. Il poursuivit ce travail, une fois rentré dans la vie active ; c’est ainsi qu’au bout de quelques années, il put mettre la Bible entière entre les mains du peuple. Il en existait déjà des versions partielles, mais aucune d’après les textes originaux ; elles manquaient donc d’exactitude et leur prix élevé empêchait beaucoup de personnes de les acquérir. On en était même venu à en proscrire l’emploi, tellement on redoutait l’influence de la vérité sur les esprits : « L’entrée de tes paroles illumine, donnant de l’intelligence aux simples… Tes commandements m’ont rendu plus sage que mes ennemis, car ils sont toujours avec moi » (Ps. 119:130, 98). Ici de nouveau les desseins du Seigneur s’accomplissaient. Luther n’aurait pu mener à bout une entreprise de cette envergure s’il avait gardé ses fonctions de professeur à Wittemberg ; la préparation de ses cours, son énorme correspondance, les visites innombrables qu’il recevait, tout cela ne lui aurait laissé aucun loisir quelconque. Pour l’Allemagne le moment était venu de substituer à l’enseignement subtil et desséchant de la scolastique, la vérité pure et simple, puisée aux sources du salut. Il n’y avait qu’un cri parmi les ouvriers du Seigneur : « La Bible, la Bible tout entière ! ». « Si seulement », écrivait alors Luther, « la Parole de Dieu existait dans toutes les langues qui se parlent dans ce monde ; si seulement elle se trouvait devant les yeux, dans les oreilles et surtout dans les cœurs de tous ! »
Aussitôt achevée la traduction du Nouveau Testament, on en
poursuivit l’impression avec une activité sans pareille. On y employa trois
presses qui livraient dix mille feuilles par jour. La première édition, tirée à
trente mille exemplaires en deux volumes, parut à Wittemberg le 21 septembre
1523, sous ce simple titre : Le Nouveau Testament en allemand, à
Wittemberg
. Dès le mois de décembre il en fallut une seconde édition. En
1533 il en avait paru 58. Au fur et à mesure qu’il avançait à la traduction de
l’Ancien Testament, Luther le publiait en fascicules, afin de répondre à
l’impatience des lecteurs et de le mettre plus facilement à la disposition des
gens peu fortunés.
Cette diffusion prodigieuse des Saintes Écritures excita un dépit dans les milieux en contact intime avec l’Église romaine. Les prêtres, si souvent ignorants, s’alarmaient à l’idée que de simples citoyens, et même des paysans, allaient se trouver à même de parler, en connaissance de cause, des enseignements du Seigneur. Le clergé crut habile de jeter sur le marché une autre version de la Bible ; mais c’était celle de Luther, à part de très légères divergences. La lecture en était permise à chacun. L’Église ne se rendait pas compte que sa puissance chancelait partout où la Parole de Dieu prenait racine. Si ardent était le désir général de connaître la Bible et de comprendre les vérités qu’elle contenait, que maintes fois des hommes pieux, connus pour les dons qu’ils possédaient, reçurent des invitations des citoyens d’une ville, les suppliant de venir s’y établir, afin d’instruire les ignorants. La plupart abandonnaient tout pour répondre à ces appels, se disant qu’ayant reçu librement, ils devaient donner librement aussi.
La disparition de Luther, sur laquelle on garda le secret le plus absolu, jeta la consternation dans le camp de ses ennemis, comme dans celui de ses amis ; ceux-ci se persuadaient qu’il était tombé victime d’un guet-apens, supposition très plausible, étant donné la rage des adversaires de l’Évangile. Le grand artiste Albert Dürer écrivait : « Vit-il encore ? L’ont-ils assassiné ?… Ô Dieu, redonne-nous un homme pareil à cet homme qui, inspiré de ton Esprit, rassemble les débris de ta sainte Église et nous enseigne à vivre comme des chrétiens ! ». Le nonce Aléandre soupçonna la vérité : « C’est le renard saxon qui l’a enlevé », écrivit-il à Rome. Mais les amis du réformateur ne tardèrent pas à être rassurés à son sujet et encouragés par des lettres qu’il leur fit tenir par un bienveillant intermédiaire, Spalatin, adressées de son « Patmos », car il ne devait pas indiquer le lieu de sa retraite, du « désert », « de la région des oiseaux qui chantent doucement dans les branches et louent Dieu de toutes leurs forces ».
Mais, tout en se livrant à un travail acharné, Luther souffrait cruellement de corps et d’âme. Sa santé, qui ne fut jamais très forte, avait subi de rudes atteintes au cours des dernières années. Moralement, les épreuves qu’il venait de traverser l’avaient ébranlé au point qu’il en avait perdu le sommeil. Enfin le manque d’activité physique contribuait à le miner. De cuisants soucis aggravèrent son cas, causés par l’infiltration, dans le courant de la Réforme, d’éléments humains qui risquaient d’en fausser le caractère et de donner prise à la vigilance de l’Ennemi, toujours en éveil pour découvrir le défaut de la cuirasse. L’agitation religieuse et sociale de toute l’Allemagne, qui allait grandissant et dont les échos parvenaient jusque dans sa retraite, lui rendait l’inaction intolérable : « Je me suis retiré du combat, cédant aux conseils de mes amis, mais bien malgré moi et doutant que cet acte fût agréable à Dieu… J’aimerais mieux être couché sur des charbons ardents pour l’honneur de la Parole divine que de mourir ici en vivant à moitié ». Avec cela la timidité de ses protecteurs l’indignait.
Cette crise se comprend. Luther avait marqué la Réformation de l’empreinte de sa forte personnalité. Lui-même ne se faisait pas d’illusions sur ses nombreuses faiblesses ; on en a la preuve dans ses retours incessants à la direction du Seigneur pour lui-même et pour les autres, dans la place éminente qu’il conférait invariablement à la Parole de Dieu. Mais la masse de ses auditeurs, tout en prêtant une oreille attentive à ses exhortations, voyait l’homme avant tout. Lui disparu, ils perdraient la route à suivre. Nombre d’entre eux ne possédaient pas cette foi personnelle qui compte sur le Seigneur, et sur lui seul. Ils avaient encore bien des expériences douloureuses à faire.
Luther éprouvait le besoin de reprendre contact avec ses frères dans la foi. À la faveur d’un habile déguisement, il se rendit à Wittemberg, où il reçut l’accueil qu’on devine. Son séjour ne dura que peu de temps. Il put néanmoins, après avoir appris nombre de choses dont le détail lui échappait, adresser des paroles d’encouragement, d’exhortation, de redressement. Bien renseigné désormais, il allait pouvoir, depuis la Wartbourg, mieux suivre le fil des événements.
Cette brève apparition de Luther ne suffit pas à calmer les éléments agités. Sans doute on n’avait pas tout à regretter dans le puissant mouvement qui se dessinait. Le reclus de la Wartbourg ne pouvait pas s’affliger d’apprendre que les couvents se vidaient, et, en tout premier lieu, celui des Augustins où il avait fait son noviciat, ni que la messe se célébrait de moins en moins. Plusieurs moines s’étaient mariés, chose à laquelle Luther eut de la peine à consentir, estimant que les membres du clergé étaient tenus par leur vœu de célibat. Il finit pourtant par voir qu’il n’y avait là qu’une assertion de plus du mérite des œuvres humaines et que la gloire du Seigneur était en jeu d’après ce principe : « Tout ce qui n’est pas sur le principe de la foi est péché » (Rom. 14:23).
Mais ailleurs il y avait fort à blâmer. Luther condamnait tout ce qui n’était pas conviction sincère. Les procédés violents lui causaient un vif déplaisir. « Qu’on le sache », écrivit-il, « être pieux, accomplir beaucoup de grandes œuvres, mener une vie utile, honorable et vertueuse, c’est une chose. C’en est une tout autre que d’être chrétien. En toutes choses il faut suivre, par la foi, la volonté du Seigneur ». Or plusieurs des amis les plus dévoués de Luther se laissèrent entraîner à des actes qu’il dut censurer sévèrement, Karlstadt fut le premier à célébrer la Cène sous les deux espèces, en toute simplicité, selon les instructions du Seigneur. Mais c’était un homme fougueux et turbulent, zélé, il est vrai, pour la vérité et prêt à se sacrifier pour elle, mais manquant de sagesse et de modération et toujours désireux d’attirer l’attention sur lui.
Ce n’est pas tout. À Zwickau en Saxe, des esprits égarés,
dépassant toutes les bornes et dirigés par un nommé Thomas Munzer, prétendaient
avoir reçu des révélations particulières, qu’ils mettaient au dessus de la
Parole de Dieu. « À quoi bon », disaient-ils, « s’attacher
littéralement à la Bible ? On ne nous parle que de la Bible. Peut-elle
nous prêcher ? Suffit-elle donc à nous instruire ? C’est l’Esprit
seul qui nous éclaire ; par lui Dieu s’adresse à nous directement et nous
enseigne ce que nous avons à dire et à faire ». Ils affirmaient que
l’Église allait être purifiée de son impiété, que le baptême des enfants ne
sert de rien ; que chacun doit se faire baptiser à nouveau (d’où leur nom
de anabaptistes
) ; que la Cène doit disparaître du culte ;
qu’il faut, d’une manière générale, abolir toute cérémonie quelconque. Sous
leur inspiration, le peuple se mit à envahir les églises, à briser les autels
et les statues ; on ouvrait les portes des couvents et l’on en faisait
sortir les moines. Enfin l’on annonçait la venue prochaine d’un nouveau
prophète, plus grand que Luther et qui provoquerait un bouleversement
universel. Le bouillant Karlstadt embrassa ces hérésies ; il ne tarda pas
à renoncer à sa chaire de professeur, sous le fallacieux prétexte que, dans le
royaume de Dieu, il n’est nul besoin du savoir humain, et engagea ses étudiants
à déserter les auditoires de l’université pour travailler la terre, puisqu’il
est dit que l’homme doit gagner son pain à la sueur de son front.
Lorsqu’il apprit ces nouvelles lamentables, Luther n’hésita pas. Sans en demander l’autorisation, il quitta la Wartbourg, où il avait séjourné dix mois, et rentra à Wittemberg ; il y trouva un accueil enthousiaste. Seul, en effet, il possédait l’autorité voulue pour réprimer le torrent dévastateur : l’électeur de Saxe manquait d’expérience dans les questions d’ordre spirituel, à tel point qu’il se demandait s’il fallait recourir à un compromis pour rétablir l’ordre, et Mélanchton, trop jeune, se montrait timide et embarrassé en présence de ces excès. Pour justifier auprès de l’électeur son évasion intempestive, Luther lui écrivit : « Que Votre Altesse sache que je vais à Wittemberg sous une protection bien plus puissante que la sienne. Je n’ai nullement la pensée de solliciter votre secours ; je crois même que je protégerai Votre Altesse plus qu’elle ne me protégera… Il n’y a point d’épée qui puisse venir en aide à cette cause. Dieu seul doit tout faire, sans aide et sans concours humain. Celui donc qui croit le plus est celui qui protégera l’autre ».
À peine de retour, Luther exprima publiquement son sentiment sur les dangers que les illuminés faisaient courir à la vérité. Selon son habitude, il réfuta leurs fausses doctrines en se basant sur l’Écriture seule et exposa l’opprobre que ces gens avaient jeté sur le nom du Seigneur. Sévère, sans compromission aucune, contre l’erreur, il se montrait en revanche disposé à ménager les individus ; il ne faut pas oublier qu’au 16° siècle on n’hésitait pas à appliquer les peines les plus rigoureuses, allant jusqu’à la mort, pour des crimes pareils à ceux que commettaient les anabaptistes. « Foi sans amour », disait Luther, « ce n’est qu’illusion. Quant à moi, je ne saurais contraindre personne ». Le Seigneur bénit les efforts de son vaillant serviteur. Au bout de peu de temps, la tourmente s’apaisa et les faux docteurs s’en furent porter leurs doctrines ailleurs.
Dès ce moment l’activité de Luther change de caractère. Âgé de trente-neuf ans, l’ardeur de sa jeunesse s’atténue. Avec le puissant secours du Seigneur, il a renversé les idoles, ébranlé jusqu’à la base l’édifice formidable de l’Église romaine. Il a mis entre les mains du peuple allemand l’Écriture Sainte. Trois ans plus tard il épouse Catherine de Bora.
Deux tâches se présentaient à lui : la propagation de la vérité évangélique ; la lutte contre les esprits exaltés. Il y contribua abondamment par ses leçons, ses prédications, ses écrits. À propos de son activité comme écrivain, voici des chiffres significatifs : en 1522 seulement il fit paraître 130 publications ; en 1523, 183. Pendant cette même année le nombre des ouvrages catholiques se monte à 20 seulement.
Un des premiers soucis de Luther fut de mettre en lumière les prescriptions de la Parole de Dieu quant au culte. Malheureusement, ici surtout, on s’aperçoit qu’il n’avait pas complètement abandonné certaines idées, contractées dès son enfance. Il crut pouvoir s’en tenir à la suppression des plus grossières pratiques du catholicisme et maintenir ce qui n’était pas absolument contraire à l’Esprit de la Bible. Il alla même jusqu’à conserver le crucifix dans les temples, mais sans lui rendre l’adoration comme les papistes. Il ne repoussa pas non plus une certaine pompe dans le culte et dans la décoration des églises. Il rétablit la Cène comme le Seigneur l’avait instituée, mais admit, selon l’erreur catholique, une certaine présence réelle du corps et du sang de Christ dans la Cène, se basant sur cette parole de Jésus : « Ceci est mon corps ». Les autres réformateurs, Zwingli à leur tête, montraient que ces mots signifient : « Ceci représente mon corps », tout comme le Seigneur dit ailleurs : « Je suis la porte ». Mais Luther refusa catégoriquement de renoncer à son point de vue et il en résulta des divergences entre lui et ceux auxquels il aurait dû tendre la main.
Un de ses désirs était que les chrétiens ne se rencontrent pas sans que la Parole de Dieu fût annoncée ou bien qu’elle fît l’objet de leur étude ; il recommandait que ces réunions eussent lieu aussi souvent que possible au cours de la semaine. Dans les centres universitaires professeurs et étudiants devaient commencer la journée par la lecture de l’Ancien Testament, à quatre ou cinq heures du matin s’il le fallait, et la terminer en lisant le Nouveau Testament.
Luther attribuait une importance capitale à l’instruction de la jeunesse, car il voyait la nécessité d’agir sur le cœur et l’esprit de la génération montante, afin de l’armer contre les attaques qui, dans la suite, seraient dirigées contre l’Évangile. Il ne suffisait pas que chacun sût lire, écrire et compter ; il fallait cultiver les intelligences en leur donnant les éléments tout au moins des connaissances générales. Il va sans dire que ce programme était profondément imprégné des enseignements du Seigneur et que Luther évitait par-dessus tout, quand il s’agissait des choses de Dieu, cet esprit critique si dangereux et desséchant, trop répandu de nos jours.
Dans le même ordre d’idées il encouragea la fondation de bibliothèques qui ne devaient pas contenir uniquement des ouvrages religieux, mais bien tout ce qui se rapporte à l’ensemble de la science humaine. Il disait avec raison : « Ces écrits profanes sont nécessaires pour faire connaître les œuvres merveilleuses de Dieu ». Dans le culte réorganisé, ce n’étaient plus les membres seuls du clergé qui psalmodiaient, mais l’assemblée entière devait chanter. Luther travailla beaucoup dans ce sens, entre autres en composant de nombreux cantiques.
Mais pendant qu’il travaillait, avec un zèle infatigable, à remettre en évidence les vérités de l’Évangile, un orage terrible s’amoncelait à l’horizon et obscurcissait la bienfaisante lumière qui commençait à inonder le pays. Depuis longtemps les chaînes de la féodalité pesaient de tout leur poids sur les classes inférieures de l’Allemagne ; les paysans murmuraient. Au cours du siècle précédent, des troubles fréquents, causés par l’oppression des princes et des évêques, furent réprimés avec effusion de sang et, déjà alors, la résistance à l’autorité avait pris son point d’appui sur le principe religieux. Au 16° siècle il fut donc impossible de dissocier les deux éléments, si intimement liés à l’existence même des nations. Ainsi, quand parurent les premiers symptômes de la Réformation de l’Église, des hommes égarés n’y vinrent qu’un appel à la licence. Des nobles même embrassèrent le parti des insurgés. Ceux-ci s’inspiraient surtout de l’Ancien Testament. Partant, par exemple, des versets 6, 7 et 8 du Psaume 8 (*), ils prétendaient jouir de tous les droits sur la chasse et la pêche. Ils résumèrent leurs doléances en douze articles, étayés chacun par un verset de la Bible et qui se résumaient en prétentions à l’égalité absolue de tous les hommes devant Dieu, non seulement égalité sociale et politique, mais égalité des biens. Luther répondit à ce manifeste en publiant une Exhortation à la paix. S’adressant d’abord aux princes, aux évêques, aux prêtres et aux moines, il les admonestait sévèrement, leur montrant qu’ils étaient eux-mêmes la cause de ces désordres, parce qu’ils n’avaient pas été de sages administrateurs des biens que Dieu leur avait confiés ; ils les avaient gérés uniquement dans leur propre intérêt, sans la moindre pensée de miséricorde pour ceux qui leur étaient subordonnés. Pouvaient-ils s’étonner, si après de longs siècles d’oppression, les victimes finissaient par lever la tête ? Luther plaide donc en faveur des insurgés, mais cela ne l’empêche pas de faire entendre à ceux-ci un langage tout empreint de l’autorité de la Parole de Dieu et de leur reprocher énergiquement leur mépris du pouvoir établi : « La méchanceté, l’injustice des supérieurs n’excusent pas la révolte. Vous voyez la paille qui est dans l’œil de vos magistrats, mais vous ne discernez pas la poutre qui est dans le vôtre ». Le réformateur paya encore largement de sa personne en se rendant dans diverses localités pour y faire des démarches personnelles en vue de ramener la paix, toujours sur la base de l’Évangile. Il n’y réussit que partiellement, tellement les esprits étaient surexcités, et bien des atrocités furent commises. Il fit tout son possible, et non sans succès, pour éviter que l’esprit de vengeance ne prévalût dans les arrangements définitifs.
(*) « Tu l’as (l’homme) fait dominer sur les œuvres de tes mains ; tu as mis toutes choses sous ses pieds : les brebis et les bœufs, tous ensemble, et aussi les bêtes des champs, l’oiseau des cieux, et les poissons de la mer, ce qui passe par les sentiers des mers ».
Très peu de temps après ces tristes événements, le vénérable électeur Frédéric de Saxe, fidèle soutien de la Réforme, s’endormit dans le Seigneur. Quand on le sut près de sa fin, tout le personnel de son palais et de ses domaines se groupa autour de son lit. « Mes petits enfants », leur dit-il, « si j’ai offensé l’un de vous, je vous prie de me pardonner pour l’amour de Dieu. Nous autres princes, nous commettons souvent des torts envers nos inférieurs ; il ne devrait pas en être ainsi ». Il détruisit un testament, rédigé bien des années auparavant et dans lequel il « recommandait son âme à la Mère de Dieu », et en rédigea un autre où il déclarait « mettre toute sa confiance dans les mérites du Seigneur Jésus Christ pour le pardon de ses péchés » ; il exprimait encore son absolue certitude qu’ « il possédait le salut par le précieux sang de son bien-aimé Seigneur et Sauveur ».
La mort de l’électeur éveilla de vives appréhensions parmi les Réformés. Privés de cet appui si efficace, ils considéraient, humainement parlant, leur cause comme gravement compromise, alors qu’ils auraient dû regarder au Seigneur qui n’abandonne jamais les siens. Jean-Frédéric, frère et successeur de l’électeur Frédéric, et Philippe de Hesse songèrent donc à constituer une ligue réformée qui s’opposerait à la coalition catholique, formée à l’instigation du pape, Clément VII. Mais, avant de s’engager, ils consultèrent Mélanchton et Luther. Celui-ci déclara catégoriquement que la cause de la vérité n’a nul besoin des armes des grands de ce monde et que, dans aucun cas, il ne faudrait recourir à une tactique provocatrice : « Nous aimerions mieux mourir dix fois », écrivit-il à l’électeur, « plutôt que d’avoir sur la conscience du sang versé par les nôtres, pour défendre l’Évangile contre l’empereur. Nous sommes ceux qui doivent souffrir et ne point nous venger nous-mêmes… Notre Seigneur Jésus Christ est assez puissant pour vous protéger et pour faire échouer les sinistres projets des princes impies qui menacent de vous attaquer. Si nous voulons être chrétiens, nous ne pouvons prétendre, sur cette terre, à une vie plus commode que ne fut celle du Seigneur. Nous devons prendre sur nous la croix du Christ. Le monde ne la porte pas ; il cherche d’autres épaules que les siennes pour s’en décharger… Notre Père céleste vous a toujours merveilleusement gardés au travers de mille tribulations et angoisses. Il a confondu les desseins de vos adversaires au point que nous avons à avouer qu’il nous a secourus au-delà de toute notre compréhension. J’exhorte donc Votre Altesse à ne point se laisser ébranler par les conjonctures actuelles. Nos prières, nous l’espérons, rendront vaine la fureur de nos ennemis. Mais que nos mains restent pures de sang… Quant à moi, Votre Altesse ne doit pas me protéger par les armes, si l’on m’attaque à cause de mes doctrines. Chacun doit supporter le péril que sa foi peut lui attirer. Cependant nous souhaitons voir aller les choses tout autrement que nos ennemis ne le pensent. Que le Seigneur, notre grand Consolateur, veuille vous fortifier abondamment ! »
Ces sages conseils ne furent pas suivis, malheureusement, et une ligue politique, anti-catholique, se forma.
Cependant Luther se trouvait toujours au ban de l’empire, la sentence prononcée contre lui en 1517 n’ayant jamais été rapportée. En 1526 la Diète d’Empire se réunit à Spire dans le Palatinat. Les Turcs avaient envahi la Hongrie et menaçaient l’Autriche ; l’empereur sollicitait le concours de tous les princes allemands pour faire face au danger et se montrait conciliant sur le terrain religieux, si bien qu’il donna son assentiment à une décision en faveur de laquelle chacun demeurait libre d’agir à sa guise touchant l’édit de Worms contre Luther. C’était garantir la vie sauve au réformateur tant qu’il ne quitterait pas le territoire des États évangéliques, déjà nombreux en Allemagne.
Mais trois ans plus tard, une autre diète, siégeant également à
Spire, annula la décision précédente et prétendit contraindre la minorité
évangélique à concourir à l’exécution de l’édit ; c’était renier la vérité
et se courber sous la volonté du pape. Les réformés protestèrent solennellement
contre une pareille violence, d’où le nom de protestants
que leur
donnèrent leurs adversaires. Ce mot n’avait jamais été employé encore jusque-là
et désigna dorénavant ceux qui repoussaient toute doctrine humaine et
n’acceptaient pas d’autre guide de leur conduite que la Parole de Dieu. Trop
souvent, de nos jours, les protestants se bornent à rejeter certaines erreurs,
sans embrasser de cœur la vérité.
Absorbé par sa campagne contre François Ier, Charles-Quint
n’assista pas à la diète de Spire. Vivement irrité de l’attitude prise par les
princes évangéliques, il leur enjoignit de se soumettre sans autre à la
décision de la majorité, car il avait humilié la France, repoussé le Grand
Turc, Soliman le Magnifique, asservi l’Italie. Oserait-on lui résister dans ses
propres États ? Toutefois, les opérations militaires terminées, il reprit
l’étude de la situation. Préférant recourir à la douceur, il convoqua une
nouvelle diète à Augsbourg pour le 1er mai 1530. Du fait de la condamnation qui
pesait sur lui, Luther ne pouvait pas y assister et avait dû s’arrêter au
château de Cobourg ; Mélanchton le remplaçait et, afin de préciser la
position que prendraient les protestants, il présenta à l’assemblée une Confession
de foi
, résumé des doctrines fondamentales du christianisme. Toutefois, de
sa retraite, Luther dirigeait les débats ; ses conseils, ses lettres à ses
amis exerçaient une profonde influence. Mieux encore, Luther les soutenait
constamment par ses prières. Comme Moïse sur le mont Horeb (Ex. 17:8-16), il
élevait ses mains vers l’Éternel et ne se lassait pas d’intercéder pour les
combattants, tout en les encourageant par ses lettres : « Si votre
cœur est accablé de soucis, ne l’attribuez pas à la grandeur de votre cause,
mais à votre incrédulité… Si Moïse avait voulu savoir d’abord comment il
échapperait à l’armée du Pharaon, il est probable qu’Israël serait aujourd’hui
encore en Égypte ». C’est alors aussi qu’il composa son célèbre choral, inspiré
des circonstances du moment :
C’est un rempart que notre Dieu,
Une invincible armure,
Notre délivrance en tout lieu,
Notre défense sûre.
L’ennemi contre nous
Redouble de courroux.
Vaine colère !
Que pourrait l’adversaire ?
L’Éternel détourne ses coups.
Seuls, nous bronchons à chaque pas
Notre force est faiblesse.
Mais un héros, dans les combats,
Pour nous lutte sans cesse.
Quel est ce défenseur ?
C’est toi, divin Sauveur !
Dieu des armées !
Tes tribus opprimées
Connaissent leur Libérateur.
La diète d’Augsbourg siégea pendant trois mois. Les protestants firent certaines concessions, qu’ils jugeaient compatibles avec la vérité, au grand mécontentement de Luther qui manda Mélanchton auprès de lui et lui dit :
— « Tu me demandes jusqu’à quel point on peut céder aux papistes ! Je te déclare que je ne comprends pas le sens d’une question pareille. Dans ton apologie, tu leur as déjà fait beaucoup trop de concessions ».
— « Ne faut-il pas » demanda timidement Mélanchton, « souffrir pour gagner Christ ? »
— « Nous pourrions être grands seigneurs, si nous voulions renier et blasphémer notre Maître. Mais il est écrit que c’est par beaucoup d’afflictions qu’il nous faut entrer dans le royaume de Dieu » (Actes 14:22).
Mélanchton ne put que constater que plus il cédait et plus ses adversaires devenaient exigeants. Enfin, las de ces négociations qui n’aboutissaient pas, l’empereur prononça la clôture de la session, en déclarant qu’il laissait sept mois aux « rebelles », comme il les qualifiait, pour se soumettre à ce que la diète avait arrêté. Les princes protestants tinrent ferme ; rien ne les ébranla.
Ayant ainsi pris conscience de leur force, ils resserrèrent le lien contracté entre eux ; mais, au lieu de s’en remettre entièrement à Dieu pour la suite des événements, ils fondèrent une alliance défensive, dite ligue de Smalkalde. Comme on pouvait s’y attendre, elle prit plus d’une fois une attitude agressive et la guerre civile en résulta. Si les protestants réussirent à maintenir les positions qu’ils avaient acquises, ce ne fut qu’après avoir répandu des flots de sang et renforcé les ferments de haine qui empoisonnaient le pays : triste conséquence de leur manque de foi et de la faute grave qu’ils commettaient en cherchant à faire triompher les intérêts du Seigneur par le recours à des moyens purement humains.
Le Seigneur accorda à Luther la grâce de le retirer à lui avant que l’orage qu’il redoutait si fort ne se déchaînât. À partir de la diète d’Augsbourg, son rôle public devient moins saillant. Sans doute il travaille tout autant qu’auparavant, trop même pour un homme de son âge, usé par l’énergie indomptable qu’il n’avait cessé de déployer ; mais on a remarqué que dès lors il se contenta de consolider l’édifice qu’il avait construit et qu’il n’émit plus aucune idée, aucune doctrine nouvelle. Il n’en continuait pas moins à prêcher et surtout à écrire énormément ; ses publications, presque toutes traduites en plusieurs langues, étaient lues avec avidité non seulement en Allemagne et en Suisse, mais aussi en France, en Italie, à Rome même, dans les Pays-Bas, en Angleterre. Les bulles des papes, les édits des magistrats opposaient des digues impuissantes aux flots de ce torrent impétueux.
De plus en plus Luther était douloureusement frappé de la
profonde ignorance dans laquelle croupissait la grande masse du peuple. Les
visites qu’il faisait aussi souvent que possible à travers les campagnes de
Saxe et des pays environnants l’en convainquaient chaque fois davantage. Il y
avait de nombreux convertis, mais ils ne réalisaient aucun progrès. Les
pasteurs, sortis pour la plupart des rangs de la prêtrise ou bien des
monastères, manquaient des notions les plus élémentaires quant aux principes
même du christianisme. C’est pour les éclairer, les uns et les autres, que Luther
rédigea les deux Catéchismes
, le grand pour le clergé, le petit pour les
laïques. Il y résume toute sa doctrine, fondée sur l’Écriture Sainte dont
Christ est le centre glorieux, tel qu’il le voit dans les évangiles et dans les
épîtres de Paul. On voit l’auteur intensément pénétré du sentiment de la
puissance de Dieu, de la grandeur et de la sagesse du Créateur, puis aussi de
la misère, du néant de l’homme, plongé dans le péché et incapable, par ses
propres forces, de s’approcher de Dieu. Luther montre ensuite qu’il faut un
médiateur entre Dieu et l’homme, que le seul Médiateur est le Seigneur
Jésus ; les œuvres de l’homme, si bonnes soient-elles, ne sauraient le
tirer de son état d’éloignement irrémédiable du Dieu saint ; il n’y a
aucun moyen de salut sinon la foi en l’œuvre de Jésus, mort sur la croix pour
sauver les pécheurs qui croient en lui. À côté de ces notions fondamentales,
mises en relief avec une simplicité et une netteté extraordinaires, se trouvent
malheureusement quelques doctrines erronées. On a vu plus haut ce que Luther
pensait, tout à fait à tort, de la Cène. Il fait fausse route également en
niant toute liberté de notre volonté et en enseignant, à la suite de saint
Augustin, le dogme de la prédestination. Néanmoins le Catéchisme de Luther est
une œuvre remarquable et il a largement servi à l’instruction et à
l’édification des masses.
Tandis que les grandes doctrines évangéliques, remises au jour, dissipaient d’épaisses ténèbres et ébranlaient les bases même de la papauté, le réformateur saxon sentait ses forces faiblir et la maladie le faisait cruellement souffrir. Durant les dix dernières années de sa vie, on crut le perdre plusieurs fois. Bien des prières montèrent à Dieu pour le supplier de rétablir son serviteur. Luther fit son testament, dont chaque ligne est empreinte de la foi la plus vive. Le Seigneur exauça les requêtes de ses enfants ; Luther recouvra la santé et, de Gotha où il avait été si malade, il rejoignit sa famille à Wittemberg, pour reprendre ses travaux.
Peu après, Mélanchton dut partir pour l’Alsace afin d’assister à une conférence avec des théologiens catholiques. Ce voyage n’était pas sans danger ; lui aussi vit la nécessité, avant de l’entreprendre, de rédiger ses dernières volontés. On y lit ces paroles touchantes à l’adresse de son maître vénéré : « Je remercie le docteur Martin Luther, par qui j’ai appris à connaître l’Évangile et qui m’a montré une affection particulière, prouvée par de nombreux bienfaits. Je l’ai toujours respecté et aimé de tout mon cœur et je le juge digne d’être honoré par tout le monde ».
Mélanchton se mit en route, mais, à peine arrivé à Weimar, il tomba très gravement malade. L’électeur Jean-Frédéric, rempli d’inquiétude, craignait de perdre en lui un des plus puissants soutiens de la Réforme et fit appeler Luther. Celui-ci accourut. Le malade était, semblait-il, à l’agonie. Son ami s’approcha, les yeux remplis de larmes, sentant bien qu’il n’avait d’autre recours que dans le Seigneur. Aussi il se contenta d’adresser à Dieu une instante prière, qui reçut peu après son exaucement. Au bout de quelques jours Mélanchton put reprendre son voyage.
Mais Luther se sentait dépérir. En 1545 il dut abandonner ses cours à l’université, tâche qui lui tenait particulièrement à cœur : l’effort de concentration nécessaire lui coûtait trop. Il écrivait alors à un ami : « Je suis vieux, décrépit, alourdi, las. Le courage me manque ; ma vue baisse beaucoup. Et pourtant, alors que j’espérais prendre quelque repos, me voici accablé de travail, obligé d’écrire, de parler, de me dépenser, comme si je n’avais jamais écrit, jamais parlé, comme si je n’avais encore jamais rien fait ».
Luther aimait énormément la vie de famille, mais ses multiples devoirs ne lui permirent d’en jouir que les toutes dernières années de sa vie. Pour ses enfants il fut un père incomparable : il savait se mettre à leur portée, leur parler un langage qu’ils comprissent. Il sentait aussi sa responsabilité d’éducateur et donna aux parents de sages conseils : « Qu’à l’exemple de Dieu, vous sachiez user envers vos enfants de sévérité, sans pour cela cesser de les traiter avec amour ; que vous sachiez vous en faire aimer et respecter ; que vous preniez soin de leur âme, plus même que de leur corps, car un enfant est un trésor inestimable dont Dieu vous demandera compte ». Il prêchait d’exemple, priant avec ses enfants, leur expliquant la Parole de Dieu, leur en faisant réciter certains passages. Le dimanche il réunissait les siens pour méditer avec eux l’Écriture.
Luther appréciait fort la musique : « C’est », disait-il, « un don de Dieu ; elle chasse les tentations et les mauvaises pensées. C’est un baume pour les cœurs troublés ; elle calme l’âme et la rafraîchit ; elle apporte partout la paix et la joie ».
Enfin il jouissait passionnément de la nature. Il se reposait dans les champs et les bois, cultivait son jardin quand il en avait le temps. Il se plaignait des affaires qui l’accablaient et le privaient souvent de ce délassement : « Je suis vieux et j’aimerais maintenant goûter un plaisir de vieillard au jardin, à contempler les miracles de Dieu, dans les arbres, les fleurs, les herbes, les animaux ».
En janvier 1546, les comtes de Mansfeld recoururent à lui comme arbitre dans un différend qui s’était élevé dans leur famille au sujet d’un héritage et d’une question de limites entre leurs propriétés. Luther n’aimait pas se mêler de choses de cette nature, mais touché de cette preuve de la haute considération dont on l’entourait, il se mit en route malgré les instances de sa femme qui se rendait mieux compte que lui de la gravité de son état. Pour la rassurer, il lui écrivit plusieurs fois chemin faisant : « Tu veux », lui disait-il, « t’occuper de tout, comme si le Seigneur n’était pas puissant pour créer au besoin dix docteurs Martin Luther, à supposer que l’unique exemplaire, tout vieilli, qui existe à cette heure, vienne à disparaître. Ne me parle donc plus de tes soucis. Prie et abandonne-moi aux soins de notre Père céleste ».
Il fallut trois semaines pour régler l’affaire soumise au jugement du réformateur ; il la trancha à l’entière satisfaction de ses bienveillants protecteurs et ceux-ci mirent tout en œuvre pour le ménager le plus possible. Il prêcha même plusieurs fois. Le 17 février il dîna, comme de coutume, avec ses trois fils, qui l’avaient accompagné sur les instances de leur mère, et son vieil et fidèle ami, Justus Jonas. Le repas terminé, on le persuada de prendre quelque détente ; il se contenta de se promener de long en large dans la chambre en évoquant des souvenirs d’enfance, car il se trouvait à Eisleben, où il était né. « Il se pourrait bien », s’écria-t-il, « que je doive terminer ma vie ici ». Au cours de la nuit suivante, de vives douleurs le saisirent. On chercha, sans y réussir, à le soulager. À plusieurs reprises, il dit faiblement : « Ô mon Dieu, que je souffre ! Entre tes mains je remets mon esprit ». Le comte et la comtesse de Mansfeld arrivèrent de bonne heure le lendemain matin, apportant des remèdes et des cordiaux. C’était inutile. La journée s’écoula ainsi péniblement ; il était évident que la fin approchait. Un moment Luther sembla reprendre vie ; il pria d’une voix distincte, remerciant Dieu de tout ce qui lui avait été accordé, mais surtout du don de Jésus, son Fils unique et bien-aimé. Puis il exprima sa parfaite assurance qu’il allait être recueilli dans la maison du Père pour toute l’éternité.
Vers le soir la pâleur de la mort se répandit sur ses traits. Il avait les mains jointes sur sa poitrine et respirait paisiblement, le souffle coupé de temps à autre par un faible soupir. Entre deux et trois heures du matin, le 19 février 1546, il s’endormit dans le Seigneur.
Pour apprécier à sa juste valeur Martin Luther, il faut distinguer nettement entre l’homme et le réformateur.
L’homme présente des contrastes étranges. Le trait dominant paraît être chez lui une puissance indomptable, mais que de faiblesses on relève dans sa carrière ! Il déploie une énergie à nulle autre pareille, puis c’est une phase de découragement, frisant le désespoir. Esprit admirablement cultivé, nourri aux sources les plus pures de l’humanisme, il sait faire montre d’une finesse d’expression et de sentiments, exceptionnelle de son temps, et pourtant il tombe fréquemment dans des trivialités grossières, se permettant des plaisanteries d’une vulgarité déconcertante.
Comparé aux autres réformateurs, Luther est un grand parmi les grands. Rarement on vit un ouvrier aussi qualifié par Dieu pour l’œuvre qu’il avait à accomplir. Le Seigneur l’avait pourvu de ces armes qui « ne sont pas charnelles, mais puissantes par Dieu pour la destruction des forteresses, détruisant les raisonnements et toute hauteur qui s’élève contre la connaissance de Dieu, et amenant toute âme captive à l’obéissance du Christ » (2 Cor. 10:4-5). Il fallait une vigueur comme la sienne, et venant d’en haut, pour battre en brèche l’édifice gigantesque de l’Église romaine, tout vermoulu qu’il fût. Ainsi revêtu de « l’armure complète de Dieu » (Éph. 6:13-18), il maniait avec une dextérité extraordinaire « l’épée de l’Esprit, qui est la Parole de Dieu » ; il la possédait à fond, s’en était approprié les richesses et y recourait à tout propos. Polémiste virulent, adversaire redoutable, cette force, puisée à la source divine, lui permettait de « tenir ferme, ayant ceint ses reins de la vérité ».
Luther a prié comme peu de chrétiens l’ont fait. Il aimait à prier à genoux, près de la fenêtre ouverte, à haute voix. Ses amis le surprirent plus d’une fois dans cette attitude et furent profondément édifiés de ces prières, animées d’une foi enfantine et d’une ferveur qui lui arrachait souvent des larmes. Grâce à cette dépendance constante de Dieu, il fut gardé dans l’humilité, quand son tempérament décidé et autoritaire, et plus encore les flatteries de ses admirateurs et la conscience qu’il avait lui-même de l’importance de son rôle, devaient le disposer à l’orgueil. Un ami le saluait un jour comme le libérateur de la chrétienté : « Oui », répondit-il, « je le suis, je l’ai été, mais comme un cheval aveugle qui ne sait où son maître le conduit ». À des disciples qui s’étaient fait appeler « luthériens », il écrivit : « Je vous prie de laisser de côté mon nom et de ne pas vous appeler « luthériens », mais « chrétiens ». Qu’est-ce que Luther ? Ma doctrine ne vient pas de moi. Je n’ai été crucifié pour personne. Je ne suis ni ne veux être le maître de personne. Christ est notre unique Maître ».
Plus d’une fois les faiblesses de son caractère compromirent son témoignage chrétien. Trop entier dans ses principes, il se montra à l’occasion intolérant, défaut courant à son époque, par exemple vis à-vis de ceux qui ne partageaient pas ses idées au sujet de la Cène. Sur la question de la prédestination il n’admettait pas non plus la moindre contradiction, si bien que, au cours de discussions sur ces points capitaux, il manifesta un esprit très éloigné de celui de la grâce chrétienne. Dans un autre domaine encore, il commit une erreur grave, en reconnaissant au prince le droit d’intervenir dans les affaires ecclésiastiques sur son territoire et de les régler. Il donna donc à l’Église luthérienne un caractère autoritaire et clérical. On défend Luther en rappelant que ces doctrines étaient de son temps ; cela prouve simplement que, malgré toutes ses lumières, il ne sut pas toujours s’élever au-dessus des préoccupations du moment.
Il n’en reste pas moins que, dans la sphère où le Seigneur l’avait placé, il se comporta comme un administrateur zélé, comme un fidèle serviteur, sujet sans doute à toutes les faiblesses humaines, mais sachant les reconnaître et s’en humilier. Comme l’apôtre Paul, il ne jugea bon de ne « savoir quoi que ce soit… sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié » (1 Cor. 2:2).
Les alliances politiques, contractées par les princes protestants, entraînèrent bientôt de néfastes conséquences. Le Seigneur dit lui-même : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jean 18:36). En Jér. 17:5-7 on lit : « Maudit l’homme qui se confie en l’homme, et qui fait de la chair son bras, et dont le cœur se retire de l’Éternel !… Béni l’homme qui se confie en l’Éternel, et de qui l’Éternel est la confiance ! » Luther n’avait cessé de parler dans ce sens.
Un moment abattu par les coups violents qui lui avaient été portés, le catholicisme relevait la tête et sut habilement profiter des points faibles qu’il décelait chez ses adversaires. Alors que l’Église romaine se targue, et elle peut le faire, de l’unité de doctrine qui n’a cessé de la caractériser, les divisions se glissaient dans les rangs des réformés. Luthériens et calvinistes ne s’entendaient pas sur des points essentiels, sur la question de la Cène entre autres ; Calvin et Zwingli s’opposaient, avec raison, à la théorie énoncée par Luther. Sur des faits de cette nature, car il y en avait d’autres, on ne pouvait aboutir à un compromis ; la vérité n’en admet jamais.
Les catholiques sincères, qui étaient nombreux, ne pouvaient que se rendre à l’évidence et reconnaître les égarements qui distinguaient leur Église. Ils avouaient même certaines erreurs de doctrine ; ainsi un parti important critiquait la toute-puissance accordée à la papauté. Ces circonstances provoquèrent une tentative de réforme faite par les catholiques eux-mêmes. On trouvera quelques détails à ce sujet dans le chapitre consacré au concile de Trente. Mais l’attachement à la tradition triompha de toutes ces tendances libérales ; loin d’être ébranlée, l’autorité pontificale sortit de l’épreuve plus vigoureuse que jamais.
Encouragé par cette issue favorable, le catholicisme entreprit une offensive énergique pour chercher à regagner le terrain qu’il avait perdu, en Allemagne avant tout. Il faut dire que, si les protestants y étaient apparemment nombreux, cela résultait de chiffres souvent trompeurs quant à la réalité des conversions. Suivant la pratique du temps, beaucoup n’avaient embrassé la Réforme que sous la pression de leurs princes. On estimait normal que le peuple pratiquât le même culte que son souverain. Il y avait néanmoins nombre d’âmes pieuses, certainement sauvées et animées du désir d’obéir aux enseignements de la Parole de Dieu. Mais, chez la grande masse, c’était pur formalisme ; aussi les missionnaires catholiques remportèrent-ils de faciles succès.
Les souverains protestants persistèrent dans leur aveuglement. Ils développèrent encore le cercle de leurs alliances, si bien que, plus tard, ils en vinrent à solliciter des appuis étrangers, même auprès de princes catholiques, comme le roi de France, dont ils connaissaient l’animosité séculaire contre la maison d’Autriche, championne de l’Église romaine en Allemagne. L’empereur s’empressa d’agir de même et c’est ainsi que l’Allemagne, divisée en deux camps devint le théâtre d’une guerre féroce qui dura trente ans (1618-1648), religieuse autant que politique, mais dont l’étude ne rentre pas dans le cadre de ce livre. Nous dirons seulement que les protestants s’affaiblissaient eux-mêmes à cause de leurs rivalités intestines ; ainsi le fait que Frédéric V, électeur palatin et chef de leur ligue, était calviniste, empêcha les princes luthériens d’y adhérer, entre autres l’électeur de Saxe, un des plus chauds défenseurs des protestants : triste spectacle d’une maison divisée contre elle-même parce que ceux qui l’habitaient ne cherchaient pas ce qui pouvait les unir, à savoir les intérêts du Seigneur, et avaient donné la première place dans leurs préoccupations aux choses d’ici-bas, surtout à leurs rancunes personnelles.
La guerre de Trente ans laissa l’Allemagne ruinée. Des provinces entières étaient transformées en déserts. Certains villages virent leur population tomber de 600 à 20 habitants. Des villes riches et prospères furent saccagées et il n’y restait plus que des monceaux de ruines ; plus de commerce, plus d’industrie. Des troupeaux de loups parcouraient les campagnes sans qu’il se trouvât personne pour leur donner la chasse. Le pays retomba dans une semi-barbarie et ne se remit de cette terrible misère qu’après de très longues années.
On pourrait croire que cette crise douloureuse aurait parlé aux consciences de ceux qui en furent les témoins : « Lorsque tes jugements sont sur la terre, les habitants du monde apprennent la justice », lit-on en Ésa. 26:9. En Allemagne il n’en fut malheureusement rien. Les formes extérieures de la piété subsistaient, il est vrai, mais on en avait tout à fait renié la puissance (voir 2 Tim. 3:5). On sacrifiait tout aux besoins du moment ; le souci matériel l’emportait sur n’importe quel autre, de plus en plus les hommes cherchaient à s’en tirer par eux-mêmes, sans s’humilier devant Dieu de la catastrophe par laquelle ils venaient de passer et qu’ils avaient attirée sur leurs têtes par leur légèreté, leur insouciance de ce qui convenait à la sainteté de Dieu, sans se rappeler qu’il est le dispensateur de tous les biens, matériels aussi bien que spirituels. La raison humaine prétendait suppléer à la foi. Au lieu d’accepter en toute simplicité la vérité telle que la Parole de Dieu la révèle, on prit l’habitude d’ergoter à perte de vue. « Si quelqu’un… ne se range pas à de saines paroles, savoir à celles de notre Seigneur Jésus Christ et à la doctrine qui est selon la piété, il est enflé d’orgueil, ne sachant rien, mais ayant la maladie des questions et des disputes de mots, d’où naissent l’envie, les querelles, les paroles injurieuses, les mauvais soupçons, les vaines disputes d’hommes corrompus dans leur entendement et privés de la vérité, qui estiment que la piété est une source de gain. Or la piété avec le contentement est un grand gain » (1 Timothée 6:3 à 6). Ces mots se réalisaient à la lettre dans l’Allemagne du 17° siècle : ce n’était partout que discussions théologiques à n’en pas finir, et d’un caractère très aigu. Luthériens et réformés continuaient à s’entre-dévorer. Déjà du vivant de Luther un groupe de ses adhérents s’étaient tenus d’une manière particulièrement stricte à ses enseignements, tandis qu’il se formait un parti de conciliation sous l’influence de Mélanchton. Ce dernier travaillait à l’union des deux camps qui divisaient le protestantisme ; certains de ses partisans envisageaient même une entente avec les catholiques. Du vivant de Luther ces visées restèrent à l’état embryonnaire, mais après sa mort la guerre éclata entre les deux tendances. Les Luthériens stricts se montrèrent d’une violence extrême ; ils allèrent jusqu’à faire décapiter le chef du parti opposé. Chose désolante, on portait en chaire les questions débattues, au lieu de suivre l’exemple donné par l’apôtre Paul qui écrivait aux Galates : « Qu’il ne m’arrive pas à moi de me glorifier, sinon en la croix de notre Seigneur Jésus Christ » (Gal. 6:14). De la sorte on ne cherchait plus le salut des âmes, ni leur édification ; on les agitait en ne s’occupant que de formules creuses, afin de poser des règles d’orthodoxie, règles créées par le clergé, sans tenir aucun compte des enseignements de la Parole de Dieu. Celle-ci tombait dans l’abandon le plus complet ; on ne s’en inspirait plus pour y trouver une direction de vie. Il va de soi que la moralité générale baissait sérieusement. À la justification par la foi avait succédé la justification par la croyance.
Ces querelles intestines, sans fruit aucun, finirent par lasser les âmes pieuses. Petit à petit on en vit revenir à la source première, à laquelle avaient puisé les réformateurs. Il y eut des écarts, des exagérations dans le mouvement nouveau. Celui-ci n’en fut pas moins comme une réforme de la Réformation allemande, desséchée, pétrifiée dans une connaissance aride et purement intellectuelle, sans aucun élément quelconque propre à édifier. Parmi ces chrétiens pieux et dévoués, il y a deux noms à retenir : ceux de Spener et de Francke.
Spener
(1635-1705), originaire d’Alsace, fut pasteur à
Strasbourg, puis à Francfort. C’est dans cette dernière ville que son activité
prit son caractère définitif. Son premier sermon portait sur le texte bien
connu : « Le juste vivra de foi » (Rom. 1:17 ; Hab. 2:4).
On crut entendre à nouveau la voix de Luther, affirmant de toute son éloquence
la base même de toute la Réformation et rappelant que Jésus « est la
pierre méprisée par vous qui bâtissez, qui est devenue la pierre
angulaire ; et il n’y a de salut en aucun autre ; car aussi il n’y a
point d’autre nom sous le ciel, qui soit donné parmi les hommes, par lequel il
nous faille être sauvés » (Actes 4:11-12) : vérités élémentaires,
mais qu’il fallait évoquer à nouveau. Spener n’y manqua point, non seulement ce
jour-là, mais tout au long de sa carrière. Avec un courage extraordinaire il
stigmatisait les erreurs de son époque, le formalisme, la froideur d’un grand
nombre, l’abandon du premier amour, le déshonneur jeté sur le nom du Seigneur
et sur le témoignage chrétien. Mieux encore, il indiquait le remède à apporter
à ce triste état de choses et amena ainsi un réveil spirituel merveilleux. Il
comprit aussi la nécessité de construire solidement l’édifice qui s’élevait
au-dessus des ruines accumulées. Pour cela, chose inouïe pour l’époque, il
invita les chrétiens à se réunir entre eux, loin de toute autorité humaine,
sous le regard du Seigneur et la direction du Saint Esprit, afin de prier
ensemble, de lire la Parole de Dieu et de l’étudier. Beaucoup de ces chrétiens
réalisèrent des progrès remarquables dans les choses de Dieu. Chez d’autres
malheureusement l’élément humain prit le dessus, développant des notions
d’étroitesse qui engendrèrent un immense orgueil spirituel. Des désordres se
produisirent et, au bout de quelques années, Spener vit lui-même la nécessité
d’interrompre ces réunions, qui pourtant avaient apporté de riches
bénédictions.
Plus tard il reçut un appel à Dresde en qualité de prédicateur de la cour. Il y continua l’œuvre commencée à Francfort. En outre, frappé de la profonde ignorance de la population, il entreprit de l’instruire dans les éléments des connaissances humaines, puis aussi dans les vérités évangéliques. Il s’attira ainsi les sarcasmes des grands personnages au milieu desquels il se mouvait et qui disaient que l’électeur avait appelé au poste de prédicateur un petit maître d’école. L’exemple de son zèle gagna les étudiants de l’université de Leipzig dont quelques-uns organisèrent des réunions d’édification mutuelle, comme celles qui avaient eu lien à Francfort. Elles aboutirent aux mêmes excès et pour les mêmes causes. Les étudiants convertis se mirent à affecter le mépris de la science, à jeter au feu les livres de leurs maîtres, à se distinguer par des excentricités de costume et de manières. Spener du reste les en blâmait sévèrement. Ces bizarreries valurent à ses adhérents le nom de piétistes, sobriquet qui emporte avec soi, dans l’acceptation courante, une idée d’étroitesse et de singularité.
Spener finit par tomber en disgrâce pour avoir adressé à l’électeur une lettre où il lui faisait une remontrance assez vive, parfaitement justifiée, sur sa conduite. Le prince reçut d’abord de cet avertissement, donné avec toute la grâce qui convenait à un chrétien, une impression des plus salutaires qui aurait pu réagir sur le reste de sa carrière. Mais ses courtisans, dont la plupart détestaient Spener à cause de la franchise avec laquelle il leur reprochait leurs défauts, saisirent avec empressement ce prétexte pour le discréditer auprès du souverain. Celui-ci jura de ne plus aller entendre le pieux prédicateur et Spener fut heureux d’accepter peu après un appel qu’il reçut de Berlin où il termina sa vie. Jusqu’à la fin il eut à subir les attaques acerbes que lui attiraient les extravagances de ses adhérents et dont, bien à tort, on le rendait responsable, tellement il est vrai que, dès le jour où les principes humains se mêlent à la marche chrétienne, celle-ci en est affaiblie et aboutit à une chute.
Malgré une constitution délicate et de fréquentes maladies, Spener fournit un travail des plus considérables. Il laissa cent vingt-trois volumes. Sa correspondance, très étendue, l’obligeait à écrire plus de mille lettres par année. Quand on songe que, à côté de cela, il déploya une immense activité pastorale, on reste confondu. Il ne se donnait aucun instant de repos. Il raconte qu’en sept ans il n’eut que deux fois le loisir de pénétrer dans son jardin ; les courses nécessaires pour les nombreuses visites qu’il faisait lui tenaient lieu de promenades. Il consacrait chaque jour de longs moments à la prière. Sur son lit de mort, comme un de ses amis faisait allusion au bien qu’il avait répandu autour de lui, il l’interrompit par ces mots : « je ne possède aucun mérite, aucun, aucun, sinon ceux que je trouve en Jésus Christ par la miséricorde de Dieu. De tout le bien qu’il m’a été donné d’accomplir, je ne m’attribue absolument rien. De tout cela il ne me demeure que le sentiment de mes manquements ».
Auguste-Hermann Francke
(1663 -1727) était de trente ans
plus jeune que Spener. Doué de belles aptitudes intellectuelles, il fit de
fortes études à Leipzig, où il entra en contact avec des piétistes et assista à
leurs assemblées. Mais la science et la célébrité l’attiraient fort. Toutefois
le Seigneur veillait sur lui. Un jour il avait à préparer un sermon sur Jean
20:31: « Ces choses sont écrites afin que vous croyiez que Jésus est le
Christ, le Fils de Dieu, et qu’en croyant vous ayez la vie par son nom ».
On l’avait invité à parler de la vraie foi, mais il fut saisi d’une angoisse
indicible, car il sentait que c’était là ce qui lui manquait précisément. Il
s’était même demandé à plus d’une reprise si la Bible avait vraiment le droit
d’être appelée la Parole de Dieu. « En cet instant solennel »,
raconte-t-il plus tard, « je vis toute ma vie passée se dérouler devant
moi, comme on considère une ville du haut d’un clocher. Mes péchés se
présentèrent à mes yeux si distinctement que j’eusse pu les compter, et bientôt
j’en découvris la source initiale, à savoir mon incrédulité, ou plutôt ma
prétendue foi qui ne servait qu’à me tromper moi-même ». Il se jeta à
genoux, se mit à crier à Dieu de toute la force de son âme : « Ô
Dieu ! révèle toi à moi et sauve-moi ! ». L’exaucement ne se fit
pas attendre ; une paix divine descendit dans son âme et chassa en un
instant tous les doutes ; il lui semblait avoir vécu jusque-là dans un
songe : « J’eus dans mon cœur l’assurance de la grâce de Dieu en
Christ et je pus appeler Dieu mon Père. Toute tristesse, toute inquiétude me
furent ôtées ; un torrent de joie inonda mon âme ».
Francke professa tout d’abord à Leipzig où il donna un cours remarquable sur les épîtres de Paul ; il eut plus de trois cents auditeurs et ce succès excita la jalousie. À Erfurt, comme pasteur, il ne craignit pas d’exposer l’Évangile dans toute sa simplicité, sans l’accompagner d’un commentaire philosophique selon l’habitude de ses collègues ; on en prit ombrage et il dut quitter la ville dans les quarante-huit heures : tellement il est évident que la pure vérité irrite ceux qui se complaisent dans les ténèbres de l’erreur. Peu après, sous l’influence de Spener, Francke reçut un appel à Halle, comme pasteur dans un faubourg de la ville et, en même temps, comme professeur de grec et de langues orientales à l’université. Tout son enseignement tendit à ramener les étudiants à la lecture de la Bible ; il exerça sur eux une influence bénie, si bien que Halle ne tarda pas à gagner la réputation de former des prédicateurs sincèrement évangéliques et entièrement dévoués à la diffusion de la vérité.
Le caractère ardent de Francke le poussa dans une autre direction encore. Un legs permettait au pasteur de Halle de recevoir et d’élever un orphelin chez lui. Au lieu d’un seul pensionnaire, on lui en présenta quatre ; les quatre furent accueillis. L’année suivante ils étaient cinquante. Francke dut songer à construire une maison ; il en acheta une qui avoisinait le presbytère, puis une seconde, mais cela ne suffisait pas. Tout le capital du digne ecclésiastique consistait en une grande foi ; elle ne fut pas trompée. « De semaine en semaine, de mois en mois », dit-il, « le Seigneur m’envoya de petits dons, mettant son pain en petits morceaux, si je puis ainsi m’exprimer, de façon à répondre à mes besoins ». Grâce à ces subventions, qui se succédaient avec constance, Francke vint à bout de l’édifice, qui devait d’ailleurs être sans cesse agrandi par de nouvelles constructions. Sur le fronton on voyait un aigle montant vers le soleil, avec cette inscription : « Ceux qui s’attendent à l’Éternel renouvelleront leur force ; ils s’élèveront avec des ailes comme des aigles ; ils courront et ne se fatigueront pas, ils marcheront et ne se lasseront pas » (Ésa. 40:31). À la mort de Francke l’orphelinat comptait cent trente-quatre enfants. Il avait aussi créé un grand nombre d’écoles, ainsi que diverses institutions qui s’y rattachaient.
Animé ainsi d’un ardent désir d’être utile à ses semblables, Francke n’oubliait pas l’essentiel ; tous ses efforts tendaient à inculquer à ceux qu’il avait sous sa direction la seule chose nécessaire, « la bonne part, qui ne leur serait point ôtée » (Luc 10:42). Souvent aux prises avec de grosses difficultés soit matérielles, soit morales, sa foi, toute simple, enfantine presque, lui apporta un puissant secours et servit d’exemple bienfaisant à son entourage. Quoiqu’il ne fût pas exempt de certaines des erreurs du piétisme strict, — par exemple que l’âme, pour se convertir, doit préalablement passer par l’angoisse du désespoir et se trouver abandonnée de Dieu, comme Christ le fut sur la croix, — Francke n’en fut pas moins un fidèle et dévoué témoin du Seigneur. Soutenu par la puissance de Dieu, il tint haut et ferme ce qu’il avait appris ; toute sa vie rendit un éloquent témoignage à ses convictions.
On a vu plus haut que le Seigneur, dans sa fidélité, avait maintenu un témoignage parmi les chrétiens de Moravie, descendants de ceux qui avaient connu Jean Huss. Mais la persécution menaçait toujours. Ils ne pouvaient se réunir qu’en cachette, car on les contraignait à faire extérieurement profession de catholicisme en assistant aux cérémonies de l’Église officielle. Ils en souffraient cruellement dans leurs consciences et résolurent de quitter le pays, dès que Dieu leur montrerait un lieu propre à leur assurer un asile paisible. C’est en 1722 que le jeune comte Zinzendorf, converti depuis peu et rempli du désir de faire quelque chose pour le Seigneur, leur offrit de venir s’établir sur ses terres. Ils acceptèrent avec empressement sa proposition, dans laquelle ils voyaient une réponse à leurs instantes prières. Le domaine qui leur fut assigné, au pied de la colline du Hutberg, ne tarda pas à se couvrir de nombreuses maisons, alignées le long de rues bien aménagées et entourées de jardins fleuris. La nouvelle ville reçut le nom de Herrnhut (protection du Seigneur).
Ayant perdu de bonne heure son père, homme très pieux, Zinzendorf
avait été élevé dans les mêmes principes par sa grand-mère ; Spener lui
servait de parrain. Il n’avait pas quatre ans qu’il manifestait déjà le désir
de servir le Seigneur. « Ce qui faisait », a-t-il raconté,
« l’impression la plus profonde sur mon cœur, c’est ce qu’on me disait de
l’amour de mon père pour le Sauveur crucifié ». Il resta fidèle à ce
souvenir et Dieu s’en servit pour le mettre à l’abri des systèmes
philosophiques qui envahissaient l’Allemagne. Il n’avait pas atteint l’âge
d’homme que déjà sa position était prise : « je résolus très
fermement », dit-il, « d’appliquer mon entendement à toutes les
connaissances humaines, de l’aiguiser autant que possible, mais aussi, dans les
questions d’ordre spirituel, d’écouter avant tout la voix de mon cœur rendant
témoignage à la vérité et de rejeter sans merci toutes les doctrines qui
seraient contraires à cette vérité ». Il tint parole et, rejetant toutes
les subtilités de la métaphysique, regarda vers le Seigneur pour recevoir son
secours en vue d’une activité vraiment digne de l’Évangile, « pour marcher
d’une manière digne du Seigneur pour lui plaire à tous égards, portant du fruit
en toute bonne œuvre, et croissant par la connaissance de Dieu » (Col.
1:10). En vain, plus tard, son tuteur chercha-t-il à le détourner des choses
d’En haut en l’incitant à entreprendre de longs voyages à l’étranger, bon moyen
pour le distraire, affirmait-on. « Si c’est pour me rendre mondain »,
dit Zinzendorf, « qu’on veut absolument m’envoyer en France, je déclare
que ce sera du temps et de l’argent perdus ; car Dieu, dans sa bonté,
maintiendra en moi le désir de ne vivre que pour son service et pour glorifier
le Seigneur Jésus. Je compte sur lui pour me donner le courage et la force
nécessaires ». Le jeune homme dut se plier aux injonctions de ses aînés.
Il se mit en route et passa par Düsseldorf, où il vit un tableau qui
représentait le Christ sur la croix ; au-dessous on lisait cette
inscription en latin : Hoc feci pro te ; quid facis pro me
?
(« Voilà ce que j’ai fait pour toi que fais-tu pour moi ? »)
Zinzendorf ressentit une impression profonde à la lecture de ces mots :
« Je sentis », dit-il, « que je n’avais pas grand-chose à
répondre à cette question et je suppliai le Seigneur de placer devant moi ce
qu’il désirait que je fisse pour lui, puis de m’accorder la force dont j’avais
besoin ». Zinzendorf profita de son séjour en France pour se mettre en
rapport avec les enfants de Dieu qui s’y trouvaient et, à leur contact, il
apprit beaucoup de choses qui lui avaient échappé jusque-là. Ces chrétiens
venaient de passer par de cruelles persécutions ; d’autres les
attendaient, à n’en pas douter, mais rien n’ébranlait leur foi et ils
envisageaient l’avenir avec une sérénité parfaite.
De retour dans sa patrie, Zinzendorf se maria. C’est peu de
temps après qu’il apprit à connaître les moraves
, nom que l’on donnait à
ses nouveaux protégés, en souvenir du pays d’où ils sortaient. Leur piété le
frappa vivement, mais aussi le fait que ces pauvres gens, malgré les épreuves
douloureuses qu’ils avaient traversées, n’entendaient point du tout mener
dorénavant une existence oisive. Un sang généreux circulait dans leurs veines.
Les persécutions qu’on leur avait infligées avaient eu cet effet extraordinaire
de les détacher entièrement des choses de ce monde, tout en les animant d’un
ardent désir de communiquer à d’autres les précieuses vérités dont ils étaient
dépositaires. Sur ce point tout particulièrement ils se rencontraient avec
Zinzendorf qui, lui aussi, brûlait d’amour pour les inconvertis et cherchait un
champ de travail où leur annoncer l’Évangile en Allemagne ou en pays étranger.
L’occasion se présenta bientôt à eux de donner suite à leur souhait. Se trouvant à Copenhague, Zinzendorf y rencontra un noir de l’île de Saint Thomas, dans les Antilles. Cet homme était converti et il exprima au comte le vœu de le voir s’intéresser à l’évangélisation de sa race. Il ne connaissait pas le tempérament bouillant de celui auquel il s’adressait. Zinzendorf partit sur le champ pour Herrnhut et fit part de la rencontre qu’il avait faite. Sa proposition suscita un écho immédiat. Le soir même deux hommes, profondément émus de ce qu’ils venaient d’entendre, prirent la résolution de se mettre en route aussi vite que possible. Comprenant bien cependant qu’ils ne devaient pas s’engager à la légère, mais que leur premier devoir était de présenter la chose au Seigneur, afin que ce fût lui, et lui seul, qui les dirigeât dans leurs projets, ne pouvant dormir, ils gagnèrent la forêt et là consacrèrent plusieurs heures à la prière. Au petit jour ils rentrèrent à Herrnhut pour faire part de leur résolution à Zinzendorf, qui en témoigna une grande joie. Ils partirent très peu après, aucune attache de famille ni d’affaires ne les retenant.
D’autres les suivirent. Il ne saurait être question ici de faire l’historique des missions moraves ; il suffira de citer un ou deux faits encore, pour bien caractériser l’esprit qui animait ces chrétiens.
Zinzendorf avait appris que les Esquimaux du Grœnland vivaient dans l’ignorance la plus noire de tout ce qui touchait à leurs intérêts spirituels ; la notion même de Dieu leur manquait totalement. Il se demanda si quelqu’un voudrait se rendre dans cette terre inhospitalière. Un jour il aborda dans la rue un certain Sorensen et lui demanda, sans autre préambule, s’il serait disposé à partir.
— « Me voici ! Envoyez-moi ! » fut la réponse.
— « Très bien ! » répondit le comte, « mais il faudrait partir demain ».
— « Entendu ! Je partirais même aujourd’hui, si seulement j’avais des souliers. Les miens sont complètement usés ».
— « Tu les auras », dit Zinzendorf, et le brave homme, aussitôt chaussé de neuf, prit ses hardes et se mit en route.
Dans ces vocations il ne conviendrait pas de parler d’emballement, ni d’étourderie, ni de manque de réflexion. Depuis longtemps ces jeunes gens attendaient l’appel du Seigneur ; ils demeuraient prêts à y répondre au premier signal, telles des sentinelles en faction. Ils ignoraient les difficultés ; ils ne voyaient que le but qu’il s’agissait d’atteindre et mettaient toute leur confiance en Dieu pour qu’il levât les obstacles. L’idée d’avoir été mis à part pour cette œuvre magnifique les faisait brûler d’un saint enthousiasme. C’est ce qu’illustre l’anecdote suivante.
Deux Moraves, Feder et Israël, ce dernier très petit de taille, boiteux et contrefait, partirent pour l’île de Saint Thomas. Peu avant d’arriver à destination, leur navire fit naufrage et l’équipage les abandonna sur un récif battu par les flots. Feder eut la malencontreuse idée de chercher à gagner la côte en sautant d’un rocher à l’autre, bien qu’ils fussent rendus dangereusement glissants par les vagues qui les aspergeaient sans relâche. L’accident se produisit. Le malheureux tomba dans la mer ; un énorme paquet d’eau le saisit et le jeta si violemment contre un écueil qu’il perdit connaissance et disparut dans les flots déchaînés, sous les yeux de son compagnon, hors d’état de lui porter le moindre secours.
« Et toi », demanda-t-on plus tard à Israël, « qu’as-tu fait en voyant disparaître ton camarade ?
— Je lui ai crié : « Va-t’en en paix, cher frère. Et j’ai entonné un verset de cantique »
Il fallait avoir une âme forte et héroïque pour chanter dans une circonstance aussi critique. Le Seigneur seul pouvait donner à ses serviteurs la force nécessaire pour ne pas défaillir et ils devaient avoir très à cœur les intérêts de leur Maître pour affronter ainsi, sans faiblir, peines, fatigues et dangers de toutes espèces.
Ce qui aggravait beaucoup leur position, c’est que, à cette époque, on n’avait pas la moindre idée de ce que signifie l’adaptation du missionnaire à son champ de travail, sa préparation préalable, puis les précautions hygiéniques les plus élémentaires. Aussi, pendant les premières années, les pertes en vies humaines furent terribles, parce qu’on ignorait totalement les conditions de vie sous les tropiques. On s’installait, sans songer au danger, dans des contrées marécageuses où régnait la fièvre et l’on ne connaissait aucun moyen de la combattre. Chaque année la liste des victimes s’allongeait démesurément. En 1734, on avait envoyé à l’île de Sainte-Croix (Antilles) 18 missionnaires, que 11 autres suivirent de près. Au printemps de 1735 la nouvelle arriva à Herrnhut de la mort de 10 d’entre eux. La consternation fut grande : avait-on raison d’exposer ces frères, de propos délibéré, à de tels dangers, puisqu’on savait ce qui les menaçait ? Fallait-il en laisser partir d’autres au-devant d’une mort presque certaine ? Mais bientôt l’église de Herrnhut se ressaisit. Le feu qui avait risqué de s’éteindre se ralluma de plus belle. Les brèches faites par la mort dans les rangs des missionnaires se comblèrent et l’on persévéra. L’amour du Seigneur, une confiance illimitée dans sa puissance écartaient tous les obstacles et faisaient taire toutes les hésitations.
En 1760, année de la mort du comte de Zinzendorf, 226 missionnaires déjà étaient partis dans 28 contrées différentes, soit, en moyenne, 8 missionnaires par an. Zinzendorf se rendit lui-même dans l’Amérique du Nord, avec sa fille, afin d’édifier les convertis et de les fortifier dans la foi. Il courut aussi de grands dangers en évangélisant les Indiens qu’il allait chercher dans leurs retraites les plus écartées, traversant même des montagnes abruptes et suivant des pistes de chasseurs, que seuls les Peaux-Rouges pratiquaient, le long de précipices vertigineux ou de torrents bouillonnants. Mais rien ne le troublait ; il demeurait parfaitement calme au milieu des sites les plus sauvages et dans la solitude d’épaisses forêts, presque impénétrables ; il savait que son Sauveur se tenait auprès de lui et le gardait de tout mal.
À l’heure qu’il est, l’activité missionnaire continue à distinguer les Moraves. Aucune autre communauté chrétienne n’a fait autant dans ce domaine. On a pu écrire ceci à leur sujet, et à très juste titre : « Au Groenland et au Labrador, dans les régions polaires, dans les Antilles et en Guyane, ou sur les plages brûlantes de l’Afrique et de l’Inde, les frères moraves ont toujours été à l’avant-garde des missions évangéliques et ont donné aux autres chrétiens l’exemple d’une abnégation sans réserve et du plus complet dévouement ». Il ne faut pas oublier non plus le souci que prennent ces chrétiens de l’éducation de la jeunesse. Leurs écoles sont justement célèbres tant à cause de la qualité de l’enseignement qui s’y donne qu’à cause du soin que l’on prend d’éduquer les élèves, tout en les instruisant. Toute cette éducation repose sur les enseignements de la Parole de Dieu. « Élève le jeune garçon selon la règle de sa voie ; même lorsqu’il vieillira, il ne s’en détournera point » (Prov. 22:6).
Quant à Zinzendorf, il se laissa aller, sur le tard, à certaines exagérations qu’on a pu lui reprocher avec raison. Il le reconnut du reste si bien qu’il mit tous ses soins à prémunir ses frères contre l’exemple fâcheux qu’il leur avait donné. Il n’en fut pas moins un témoin très fidèle et convaincu de la vérité. Profondément pénétré de l’amour de Christ pour les pécheurs, il ne cessait pas de le présenter comme l’Agneau de Dieu et la Victime offerte pour le salut du monde. Malgré sa haute taille, son aspect imposant, il se montrait toujours humble, affable et plein d’à propos dans sa conversation et ses prédications. Un jour, raconte-t-on, pendant un voyage à pied, il fut abordé par un brigand qui le somma de lui remettre sa bourse. Le voyageur obéit, mais ajouta, en frappant sur l’épaule du bandit : « Maintenant, mon cher, lorsque tu seras en face de la potence, souviens-toi que le Seigneur Jésus est mort pour tes péchés et tu pourras encore être sauvé ». L’homme s’en alla, saisi par cette parole originale et miséricordieuse ; peu après il accepta le salut par Christ.
Les Moraves restent toujours étroitement attachés à la lettre de la Bible. Dieu les a tout spécialement bénis dans les périodes où triomphaient le rationalisme et l’incrédulité, en les employant pour faire valoir bien haut la fidélité la plus stricte aux vérités données au commencement, pour insister aussi très énergiquement sur la pure doctrine évangélique du salut par la foi. À ce point ils s’apparentent étroitement avec les réformateurs, avec Luther avant tout.
Au point de vue territorial et politique la Suisse présentait, au commencement du 16° siècle, un aspect très différent d’aujourd’hui. Le nombre des cantons, de huit jusqu’en 1481, monta progressivement à treize en 1513 et ne changea plus jusqu’en 1798. Dans certains d’entre eux, surtout Zurich, Berne, Bâle, Lucerne, l’élément urbain l’emportait du fait de l’importance qu’y occupait la ville principale. Ailleurs les campagnards avaient la primauté et manifestaient une vive répugnance aux innovations, quelles qu’elles fussent, tandis qu’en ville on se montrait plus accessible aux idées nouvelles. Il y avait donc mésentente profonde dans l’administration des affaires qui intéressaient l’ensemble de la Confédération et c’est par là que s’explique en partie la division si tranchée de la Suisse en deux camps lors de la Réforme. En outre, quelques cantons détenaient de vastes territoires en toute propriété : c’étaient des pays sujets. Berne, par exemple, avait acquis de longue date l’Argovie et fit, en deux étapes, la conquête du pays de Vaud qu’elle en vint à posséder presque entier. Le Tessin était un bailliage commun à tous les cantons. On pourrait allonger beaucoup cette énumération. Quand vint la Réformation, selon l’usage du temps, qui a été signalé ailleurs, le maître imposa sa religion à ceux qui dépendaient de lui. La pratique de deux cultes, si totalement divergents, sur un si petit territoire, ne manqua pas de déchaîner des conflits à main armée ; on peut même s’étonner de ce que le pays ne se soit pas scindé en deux États rivaux. La Suisse offre cette triste originalité d’avoir été le théâtre de la première guerre de religion en Europe (celle de Kappel en 1529) et aussi de la dernière (deuxième guerre de Willmergen en 1712), sans parler de celle du Sonderbund en 1847, provoquée également par des motifs confessionnels, mais qui débordaient sur le terrain politique. Ce n’est qu’à partir du milieu du 19° siècle que la paix religieuse a vraiment régné dans ce pays.
Au 16° siècle les ténèbres spirituelles étaient peut-être plus profondes encore en Suisse qu’ailleurs. La vie matérielle y tenait une place essentielle, l’agriculture à la campagne, le commerce, l’industrie, l’appât du gain, le service militaire dans les villes. Même dans celles-ci on ne distingue que de faibles lueurs témoignant d’un intérêt pour les choses de l’esprit et surtout pour celles de Dieu. D’une manière générale on traitait avec mépris ceux qui s’attachaient à l’étude de l’Écriture Sainte. Les prêtres disaient tout haut qu’elle n’offrait pas la moindre utilité ; l’un d’eux allait jusqu’à prétendre qu’on aurait pu vivre en paix et très heureux, quand même il n’y aurait pas eu d’Évangile dans ce monde. Le culte n’était plus qu’un amas de pratiques grossières, pires encore qu’ailleurs. D’après les témoignages des contemporains, à Zurich, à Bâle, à Berne, à Lausanne, à Genève, dans les villes comme dans les villages, le bigotisme était si général que la religion, si on peut appeler de ce nom des pratiques pareilles, consistait, chez la plupart des gens du peuple, à regarder le mouvement des doigts des prêtres, à les entendre marmotter des mots inintelligibles, à se prosterner devant les images, à baiser les reliques. Le trafic des indulgences se pratiquait aussi.
Mais, comme en Allemagne, quoique de façon tout à fait indépendante, un travail de Dieu se faisait dans les cœurs. Les esprits un peu éclairés étaient las des vexations d’un clergé enrichi des offrandes de la superstition. Le Seigneur formait des ouvriers pour démolir l’échafaudage des erreurs accumulées par le travail de Satan.
* * *
Le plus remarquable des réformateurs de la Suisse allemande, Ulrich Zwingli, naquit le 1er janvier 1484, trois mois après Luther, à Wildhaus, le dernier village de la longue et belle vallée du Toggenbourg qui fait partie aujourd’hui du canton de Saint-Gall. De tout temps sa population saine, vaillante et joyeuse manifesta un grand amour de l’indépendance. Les parents d’Ulrich, gens très honorables et connus par leur piété, charmés des belles dispositions de leur fils, conçurent de bonne heure le projet de lui faire embrasser la carrière ecclésiastique. Il fit de brillantes études à Bâle, à Berne, plus tard à Vienne. Partout il se distingua dans les exercices de discussions publiques, si fort à la mode alors ; elles le préparèrent aux joutes oratoires qu’il dut soutenir plus tard en faveur de la cause de l’Évangile.
À l’âge de vingt-deux ans Zwingli revint à Bâle, cette fois en qualité de maître de latin à l’école Saint-Martin. Il continuait ses études à l’université, où il suivit assidûment les leçons de Thomas Wittembach. Celui-ci annonçait à ses disciples l’aurore de temps nouveaux dans lesquels la grâce divine agirait avec puissance, où l’enseignement religieux se baserait uniquement sur la Bible et, en particulier, sur les écrits des apôtres. Il s’élevait aussi contre le célibat des prêtres, qu’il envisageait comme une institution funeste, antiscripturaire, contre nature. Il traitait de charlatanisme les indulgences, déclarait que le sang versé par Jésus sur la croix est la seule et unique rançon pour les péchés. C’est bien à Thomas Wittembach que Zwingli dut la connaissance première de la vérité.
La même année il reçut un appel à Glaris comme curé. Les habitants de cette ville auraient dû accepter en cette qualité un Italien qui n’avait d’autre recommandation que celle d’avoir servi comme palefrenier du pape. Indignés à juste titre, ils donnèrent leur préférence à leur compatriote, malgré sa jeunesse et à cause du témoignage excellent que lui rendirent ses maîtres. Il se dévoua aussitôt entièrement à son ministère, mais continua en même temps, pour lui-même et sans secours aucun, ses études classiques. Il lisait les auteurs latins dans le texte, les apprenait par cœur ; il leur doit le goût qui distingue ses écrits. Pour lire le Nouveau Testament dans l’original, il apprit, tout seul, le grec, copia de sa propre main les épîtres de Paul et les grava mot à mot dans sa mémoire. Il mettait une ardeur extraordinaire à découvrir la vérité qui, disait-il, « est pour moi ce qu’est le soleil pour l’univers. De même que nous le saluons partout où nous le voyons apparaître, de même qu’il nous encourage à l’ouvrage, de même l’esprit se tourne vers la lumière, et il se réjouit lorsque ses rayons viennent dissiper les ténèbres de l’ignorance. La lumière est pour le monde le plus grand sujet de joie ; la vérité est pour l’esprit l’objet le plus cher, le plus précieux et le plus souhaitable ».
Il écrivait aussi à un de ses amis : « Je veux puiser la doctrine du Christ à la vraie source, sans recourir à aucun intermédiaire ; c’est pour cela que je dois connaître la langue même dans laquelle les auteurs inspirés ont écrit. La philosophie et la théologie n’ont fait qu’accumuler les difficultés dans mon esprit. Aussi j’en ai conclu que je devais abandonner ces disciplines et chercher à pénétrer les pensées même de Dieu par l’étude de sa Parole. Je m’y appliquai en suppliant instamment le Seigneur de me donner sa lumière. Je ne lus plus rien que les Saintes Écritures et, à mesure que j’avançais dans ma lecture, le sens de la révélation divine devenait infiniment plus clair à mes yeux que si j’avais recouru à je ne sais combien de commentaires ». C’est ainsi que Zwingli se familiarisa avec la Bible, et surtout avec le Nouveau Testament. On s’en rendit bien compte lorsqu’on l’entendit prêcher : ce qu’il disait prouvait que ce qu’il savait, il l’avait appris du Seigneur lui-même, et non de l’homme.
Le grand humaniste Érasme, malgré le scepticisme qu’il affichait, attirait aussi beaucoup Zwingli. Voici ce que raconte Zwingli au sujet de ce qu’il devait au savant Hollandais : « Il y a huit ou neuf ans (il écrivait en 1523) que j’ai été amené à la conviction qu’il n’y a qu’un médiateur entre Dieu et nous, à savoir le Seigneur Jésus Christ. J’avais lu une touchante poésie latine du savant Érasme de Rotterdam dans laquelle il exprime cette pensée que le Seigneur Jésus est la source unique de tout bien et que nous sommes très fautifs de ne pas y puiser constamment. Lui seul est notre Sauveur, la consolation, la richesse, le trésor de nos âmes. Et je me dis : Puisqu’il en est bien ainsi, pourquoi chercher mon secours auprès des hommes ? Que peuvent-ils me donner ? Malgré d’autres cantiques dus à la plume du même Érasme, je n’ai pu détacher mon cœur de celui-là. Je me mis alors à examiner soigneusement la Sainte Écriture et les pères de l’Église pour y trouver un enseignement sur l’intercession des saints ; mes recherches restèrent vaines ; je ne découvris rien, absolument rien sur ce sujet ». C’est ainsi que Dieu se sert des moyens les plus inattendus pour attirer à lui les cœurs désireux de le trouver.
À cette époque, dans la plupart des cantons, les citoyens suisses concouraient tous sans exception, à la gestion des affaires publiques en se réunissant en assemblée dite landsgemeinde ; de même ils devaient tous prendre les armes au premier appel des magistrats. Ceci explique pourquoi on rencontre Zwingli beaucoup plus souvent que Luther sur l’arène politique. Deux fois aussi il dut prendre part, comme aumônier, aux expéditions que les Suisses faisaient alors en Italie pour soutenir, contre la France, la cause du pape et celle du duc de Milan. Il assista à la terrible défaite que subirent ses compatriotes à Marignan sous les coups de l’armée dirigée par François Ier. Mais ces deux campagnes lui ouvrirent les yeux sur l’affreuse déchéance morale et spirituelle dans laquelle était tombé le clergé italien, puis également sur le danger que couraient les Suisses eux-mêmes à ce contact impur. On tuait, on pillait sans retenue aucune, comme par plaisir ; tous les nobles instincts de la nature s’atrophiaient rapidement. L’amour du gain, même illicite, l’esprit de violence, le mépris d’autrui, la dégradation morale, la grossièreté sous toutes ses formes, tels étaient les vices que développait le service étranger. Rentré à Glaris, Zwingli prêcha avec une conviction éloquente contre cette pratique, irritant les autorités qui craignaient de voir disparaître par là un revenu important et assuré. Mais personne n’osa arrêter le vaillant prédicateur que toute la population chérissait parce qu’il ne manquait pas une occasion d’annoncer avec droiture tout ce qu’il trouvait dans l’Écriture. Quelle que fût la question qu’il traitât, il se basait sur la Bible. Son procédé favori consistait à expliquer la Parole de Dieu pour elle-même en rapprochant les passages qui se rapportaient au même sujet. Son éloquence respirait la force et l’animation ; tout vibrait chez lui et il tenait admirablement ses auditeurs en haleine. « Si », disait-il, « on voit clairement ce qui est vrai, à cause de cela même on discernera ce qui est faux ».
Sur un point pourtant Zwingli souffrait cruellement. Profondément pénétré du sentiment de sa misère morale, de sa faiblesse, il soupirait après la véritable sainteté, croyant, comme tant d’autres, y parvenir par ses propres efforts. Il passa par des luttes intérieures amères jusqu’à ce qu’il apprît à s’en remettre entièrement au Seigneur pour cela comme pour tout ce qui le concernait. Il écrivit plus tard : « Je n’avais personne qui m’aidât à m’élever vers le bien ; beaucoup au contraire me raillaient. Je suis tombé et retourné, comme le chien, à ce que j’avais vomi (voir 2 Pierre 2:22). Je suis descendu, avec une profonde douleur, avec honte, dans les abîmes de mon âme. Et alors j’ai tout montré à Celui auquel seul j’aime à me confesser, car que pourraient les hommes dans un cas comme celui-là ? Faut-il ajouter que j’ai trouvé la réponse, et une réponse parfaite ? »
Il est à craindre toutefois que Zwingli ne se serait laissé entraîner petit à petit par le courant politique. Il y avait à Glaris un parti important qui en voulait au réformateur de sa franchise ; on suscita même une cabale contre lui. Fougueux comme il l’était, Zwingli aurait subi la tentation de répondre aux basses calomnies dont on l’abreuvait. Mais le Seigneur veillait sur son serviteur et lui ménagea un asile de repos et de recueillement fort inattendu dans le couvent d’Einsiedeln, de même qu’il avait dit jadis à ses disciples : « Venez à l’écart… et reposez-vous un peu » (Marc 6:31). Il y fut appelé par l’abbé lui-même. Les habitants de Glaris, appréciant de plus en plus ses éminentes qualités, le virent partir avec une vive douleur et lui conservèrent son poste pendant deux ans, dans l’espoir qu’il viendrait le desservir de nouveau. Mais Zwingli reconnut bientôt que c’était le Seigneur qui l’avait conduit sur un champ de bataille plus favorable à l’exécution du grand dessein auquel il le destinait. Dans le silence et le calme du monastère, il trouvait plus de temps pour l’étude et la méditation. Puis la présence de pèlerins très nombreux lui fournissait des occasions continuelles de répandre au loin les vérités qui lui étaient devenues chères et qu’il ne pouvait garder pour lui. Il ne voulait pas qu’on pût lui adresser le reproche que se faisaient à eux-mêmes les lépreux de 2 Rois 7:9: « Ce jour est un jour de bonnes nouvelles, et nous nous taisons ». Bien plutôt il disait : « J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé » (Ps. 116:10).
L’abbé d’Einsiedeln, homme pieux et désireux d’en connaître plus long sur la vérité évangélique, fit un accueil chaleureux à son jeune collaborateur et l’encouragea dans la voie où il était entré. Lui-même ne partageait pas la croyance commune, que l’hostie renfermait le vrai corps de Jésus Christ. Comme il ne célébrait point de messe, plusieurs des visiteurs du couvent lui en exprimèrent leur surprise. L’abbé leur répondit avec beaucoup de raison : « Si Jésus Christ est véritablement dans l’hostie, je suis indigne de la regarder, plus indigne encore de l’offrir en sacrifice au Père. S’il n’est pas dans l’hostie, malheur à moi si je propose au peuple un pain à adorer plutôt que Dieu ».
On lisait sur la porte du couvent une inscription ainsi conçue : « Ici on trouve une pleine rémission de tous les péchés ». À l’instigation de Zwingli cette inscription disparut. Puis l’abbé fit enterrer toutes les reliques auxquelles on avait rendu culte jusque-là. Il prescrivit aux religieuses qui dépendaient du monastère de lire le Nouveau Testament en langue allemande, plutôt que de réciter leurs heures, et permit à celles qui le voulaient de quitter le couvent et de se marier, si elles en trouvaient l’occasion.
À Einsiedeln Zwingli entra en relations avec plusieurs hauts dignitaires de l’Église, entre autres avec le célèbre cardinal Matthieu Schinner, l’adversaire déclaré de la politique française en Suisse ; il ne craignait pas d’insister auprès d’eux, quelque fût leur rang, sur la nécessité urgente et formelle d’une réforme radicale dans l’Église catholique, de laquelle, il faut le remarquer, il ne songeait pas encore à se séparer, pas plus que ne l’avait fait Luther au début. Son aversion pour les abus de tout genre s’accroissait dans ce milieu où, malgré les excellentes dispositions de l’abbé, la superstition s’étalait au grand jour et sous ses formes les plus répugnantes. Sa prédication devenait toujours plus incisive : « Ne croyez pas », s’écriait-il en s’adressant à ses auditeurs, « que Dieu habite dans ce soi-disant sanctuaire plutôt que dans n’importe quel autre lieu de la création. Où que soit sa demeure, il vous voit, il vous entend. Quelle puissance pourrait-il y avoir dans des œuvres dépourvues de tout profit quelconque : pèlerinages pénibles, offrandes, prières adressées à la Vierge et aux saints ? Et vous croyez vous assurer par là la faveur de Dieu ! À quoi bon entasser tant de vaines paroles ? Quel profit peut-il y avoir à porter une soutane, à se faire raser la tête, à se vêtir de robes richement brodées pour célébrer le culte ? Dieu regarde au cœur, et nos cœurs à tous sont totalement éloignés de lui dans notre état naturel. Le Seigneur Jésus Christ, qui s’est offert lui-même sur la croix une fois pour toutes, lui est le sacrifice, la victime qui donne satisfaction, durant toute l’éternité, pour tous les péchés que peuvent avoir commis ceux qui mettent leur confiance en lui ».
On voit que, dans ses discours, qui s’adressaient souvent à de véritables foules de pèlerins, il rendait ses auditeurs attentifs aux doctrines centrales du christianisme, dépouillées de toute enveloppe scolastique. Aux superstitions humaines il opposait l’amour du Christ et la soumission à la volonté de Dieu. On admirait la forme parfaite dans laquelle la parole s’échappait de ses lèvres. Le bruit de son éloquence et de sa valeur scientifique se répandit au loin. Un de ses admirateurs l’appelait « l’éclat et l’ornement de la patrie ». Mais ce n’était pas là ce que cherchait Zwingli ; il n’avait pas d’autre but, pas d’autre désir que d’annoncer la vérité à ces foules plongées dans l’erreur.
La célébrité dont il jouissait lui valut bientôt un appel en qualité de prédicateur attaché à la grande église du Grossmünster à Zurich. Il accepta, non sans hésiter, à cause de la lourde responsabilité qui lui incomberait, mais y voyant la main de Dieu qui l’invitait à déployer les talents qu’il avait reçus sur un théâtre plus étendu qu’il n’avait pu le faire jusque-là. Le clergé zurichois avait un triste renom et Zwingli prévoyait des luttes acerbes de ce côté-là. « Ce clergé », dit un historien, pourtant catholique, « était nombreux et bien doté. Un nouveau zèle pour les constructions ecclésiastiques se faisait remarquer, ainsi que pour la musique religieuse. Les fêtes se célébraient devant un grand nombre de prélats et de prêtres. On aurait pu en conclure que la vie spirituelle florissait. Mais ce n’était que vaine apparence. Un profond déclin avait envahi l’Église ; tout n’était que clinquant et vie extérieure ». On voit que le souci des choses de Dieu, le simple désir de suivre ses ordonnances n’existait pas. Ces prêtres n’étaient que des aveugles, conducteurs d’aveugles.
Le 1er janvier 1519 Zwingli monta dans la chaire du Grossmünster
et informa ses auditeurs qu’il ne s’en tiendrait pas, dans ses sermons, aux péricopes
indiqués par l’Église (*), mais qu’il
expliquerait les livres de la Bible les uns après les autres, et qu’il
annoncerait la doctrine du Christ d’après les textes originaux. Cette
déclaration fit une profonde impression et fut en général accueillie avec
sympathie par la majorité des fidèles, d’autant plus que tout, chez le nouveau
prédicateur, attirait la confiance : sa belle prestance, la dignité de son
maintien, sa voix chaude, quoique un peu faible, le choix heureux de ses
expressions. Ses leçons étaient claires et faciles à saisir, pleines de sérieux
et de cordialité ; ses réprimandes avaient un caractère paternel. La conscience
qu’il avait de son mandat, le sentiment que le message qu’il publiait venait de
Dieu, la conviction qu’il manifestait en le communiquant, tout cela donnait à
ses entretiens un cachet spécial qui, au dire des contemporains, rappelait
celui des discours des prophètes.
(*) Les péricopes sont un choix de textes bibliques, auquel le prêtre doit se tenir strictement, pour être lus à l’auditoire. Ils laissent de côté beaucoup de passages importants de l’Écriture.
La fermentation, provoquée par ses paroles courageuses et sévères, n’était pas pour l’arrêter dans sa résolution. Il trouva une adhésion croissante chez les bourgeois éclairés, qui éprouvaient de vrais besoins religieux et qui, sous l’impression d’ailleurs du mouvement qui avait éclaté en Allemagne, ne réclamaient plus le « lait » spirituel seulement, mais une « nourriture solide » (voir Héb. 5:12). L’homme du peuple reconnaissait en lui un prédicateur de la vérité, qu’aucune considération n’arrêtait. Des membres éminents du chapitre du Grossmünster, que la lecture de la Bible avait éloignés du système ecclésiastique romain, adhérèrent avec joie aux principes exposés par Zwingli et tournèrent résolument le dos aux fausses doctrines qu’ils avaient pratiquées jusque-là.
En fait Zwingli ne suivit pas à la lettre le programme qu’il avait tracé. Il raconte lui-même la marche qu’il suivit et que lui dicta l’enchaînement logique de l’enseignement qu’il se proposait de donner : « À mon arrivée à Zurich, je commençai à expliquer l’évangile selon Matthieu, puis les Actes des Apôtres, afin de montrer comment la vérité se répandit. Je passai ensuite à la première épître à Timothée, qui contient, pour ainsi dire, toute la règle de conduite d’un chrétien digne de ce nom. Voyant que de faux docteurs proclamaient des erreurs contre la foi, j’expliquai l’épître aux Galates, puis les deux épîtres de Pierre, pour prouver aux détracteurs de Paul que le même esprit avait inspiré l’un et l’autre apôtre. Enfin j’arrivai à l’épître aux Hébreux, qui fait connaître, dans toute son étendue, le bienfait du message apporté par le Seigneur dans le monde ».
Zwingli s’attachait avant tout à faire ressortir l’amour infini de Dieu dans le don de Jésus, son Fils unique et bien-aimé ; il invitait ses auditeurs à mettre toute leur confiance dans l’œuvre accomplie pour eux à la croix. Ses appels pressants à la repentance étaient accompagnés d’éloquentes réfutations des erreurs qui avaient cours ; avec une logique impitoyable il les sapait à la base. Il s’élevait aussi contre les mœurs dissolues qui ne distinguaient que trop la ville de Zurich, contre le luxe effréné, l’intempérance, les costumes extravagants, les injustices commises envers les pauvres et les déshérités de ce monde, l’oisiveté, le service mercenaire, la tendance qu’on avait à accepter des pensions de la part de princes étrangers. « Il n’épargnait personne », dit un de ses contemporains, « ni le pape, ni l’empereur, ni les seigneurs, ni même ses propres concitoyens, Zurichois ou Confédérés. On sentait chez lui une puissance irrésistible qui venait de Dieu et sans laquelle il n’aurait jamais pu parler avec une force et une autorité pareilles. Dans tout ce qu’il disait, il ramenait toujours son sujet au Seigneur, tellement il avait à cœur de le glorifier ».
Si, dans la chaire, il prenait des allures de dominateur, intensément pénétré de la valeur de la haute mission qui lui incombait, dans la rue, chez lui, c’était le plus affable des hommes, réalisant bien ce mot des Proverbes 19:22: « Ce qui attire dans un homme, c’est sa bonté ». Il ne craignait pas de frayer avec les corporations de commerçants et d’industriels, prenant même part aux discussions, mais toujours en vue de diriger l’attention de ses auditeurs du côté de ce qui devait tendre à la gloire de Dieu. Il abordait paysans et patriciens avec la même cordialité, « acceptant », d’après un témoignage du temps, « avec un égal plaisir, les invitations des riches et des pauvres. Il ne méprisait personne, témoignant une égale bienveillance envers chacun, chéri des malheureux, toujours serein devant les infortunes de la vie, jamais déprimé par les calamités, encourageant par tous ses discours, car son cœur reposait sur le Rocher des siècles ».
Zwingli était un travailleur infatigable. Chez lui il ne cessait de lire, d’écrire ou de traduire. À des heures déterminées il recevait tous ceux qui avaient besoin de ses conseils ou de ses instructions. Il prenait chaque jour quelques instants pour les consacrer à ses amis personnels. Mais souvent il passait une partie de ses nuits à sa correspondance.
Toute l’Allemagne et même une partie de l’Europe retentissait encore du bruit causé par la noble défense de Luther devant la diète de Worms. Les papistes suisses flétrissaient du nom de Luthériens quiconque s’écartait en un seul point des croyances et des pratiques romaines. Zwingli repoussait avec énergie cette dénomination et il avait raison : le réveil en Suisse n’était pas du tout un produit de celui qui avait eu lieu en Saxe. Lorsqu’il apprit à connaître les vérités contenues dans la Parole de Dieu, il ne savait rien de Luther, ignorait même son nom et ne se doutait nullement que, au-delà du Rhin, l’Esprit de Dieu travaillait aussi avec la même puissance.
De même qu’en Allemagne, en Suisse aussi les excès de la papauté aidèrent à la cause de l’Évangile. Sous la direction du dominicain Samson, le trafic des indulgences y pénétra et ne tarda pas à drainer le pays à tel point que les gouvernements s’en alarmèrent. Les gens du peuple surtout gaspillèrent leurs maigres ressources pour acheter de ces odieux documents ; il ne leur restait rien pour s’acquitter de leurs impôts. Berne ferma ses portes à Samson ; à force de ruses et de mensonges, il réussit à se les faire ouvrir et réalisa dans cette ville un gros bénéfice. Il se rendit ensuite à Baden, puis s’avança dans la direction de Zurich par des voies détournées, à travers les campagnes d’Argovie. Zwingli n’avait pas attendu ce moment pour dénoncer les pratiques éhontées du dominicain : « Christ est tout. Il est le commencement et la fin, l’alpha et l’oméga. Il est tout. Il peut tout. Nul autre que lui n’a le pouvoir de remettre les péchés. Il est notre justice, notre sainteté. Par lui seul nous pouvons nous tenir, sans conscience de péché, devant la présence de Dieu ».
Éclairés par le réformateur, les magistrats de Zurich interdirent à Samson l’entrée de leur ville, où la diète helvétique se trouvait réunie. Comme à Berne, Samson chercha à pénétrer au moyen de subterfuges, se prétendant investi du pape d’une mission spéciale auprès des députés des cantons. C’était faux. La fourberie découverte, le marchand reçut l’ordre de se retirer au plus vite. Complètement discrédité, même auprès de ses coreligionnaires, il s’empressa de rentrer en Italie.
La première année du ministère de Zwingli à Zurich fut marquée pour lui et pour la ville par une épreuve terrible. Accablé de fatigue, il s’était rendu aux bains de Pfäffers pour y prendre quelque repos, très relatif du reste, car il saisissait toutes les occasions pour prêcher l’Évangile aux malades qui l’entouraient. Soudain la nouvelle arriva que la peste avait éclaté à Zurich. Sans un instant d’hésitation, Zwingli y retourna en hâte, afin de se consacrer aux soins des malades. Ses amis l’engageaient à se ménager, mais en vain : atteint lui-même par le fléau, sa vie fut en grand danger ; la nouvelle de sa mort se répandit à Bâle. Le Seigneur intervint en sa faveur et, après de longues semaines d’angoisse, son entourage reprit espoir de le voir se rétablir. La convalescence dura des mois entiers, malgré la robuste constitution du malade. Il mit à profit cette période d’inaction forcée pour méditer sur la Parole de Dieu et acquit ainsi des forces spirituelles en vue des luttes qui l’attendaient. Il composa aussi plusieurs cantiques, où se reflète son état d’âme. Voici trois strophes de l’un d’eux :
Ma porte s’ouvre
Et c’est la mort !
Ta main me couvre,
Mon Dieu ! mon fort
Ô Jésus, lève
Ton bras percé ;
Brise le glaive
Qui m’a blessé !
Mais, si mon âme,
En son midi,
Ta voix réclame,
Christ, me voici !
Le réformateur courait d’autres dangers. Son intrépidité, sa franchise lui avaient fait de nombreux adversaires qui n’en voulaient rien moins qu’à sa vie. Un soir qu’avec ses amis il conversait paisiblement chez lui, quelques bourgeois entrèrent brusquement dans la chambre et demandèrent d’une voix agitée : « Y a-t-il de bons verrous à votre porte ? Tenez-vous sur vos gardes cette nuit ». Des alertes pareilles étaient fréquentes ; tous avaient des armes sur eux et une patrouille circulait dans la rue pour protéger la maison, ceci contre le gré de Zwingli qui savait qu’une puissance bien plus forte que celle de ses dévoués partisans, veillait sur lui sans relâche.
Une autre fois il reçut une lettre anonyme, ainsi conçue : « Des embûches vous guettent de tous les côtés. On a préparé un poison violent, destiné à vous ôter la vie. Ne prenez aucune nourriture hors de chez vous. Ne mangez pas de pain, sinon celui qu’aura cuit votre propre cuisinier. Il existe, dans les murs de la ville, une association qui s’est constituée dans le but exprès de vous mettre à mort. Je suis renseigné de toute première main. Ne doutez pas que je ne sois votre ami ; vous connaîtrez mon nom plus tard ».
Le lendemain, comme un de ses familiers les plus chers entrait dans sa maison, un passant l’arrêta pour lui dire : « Fuyez la demeure de Zwingli ; un drame va s’y passer ». Mais Dieu veillait sur son serviteur. Aucun mal ne l’atteignit. Au contraire, il n’en poursuivit que plus hardiment sa tâche. Sans avoir encore rompu ouvertement avec Rome, il persistait dans sa méthode qui consistait à suivre au pied de la lettre les enseignements de l’Écriture. À mesure qu’il construisait de la sorte un édifice entièrement nouveau et d’une solidité inébranlable, les fausses doctrines s’écroulaient d’elles-mêmes. Le jour vint pourtant où la rupture se produisit.
Plusieurs personnes enfreignaient depuis quelque temps déjà l’ordonnance catholique qui prescrit l’abstinence des viandes pendant les jours de carême. De là grand scandale : dénonciation aux magistrats, incarcération des coupables. Zwingli prit leur défense et publia un écrit dans lequel il démontrait, par la Bible, que cette pratique, inventée par Rome, est en opposition flagrante avec les commandements de Dieu (voir 1 Tim. 4:1-5). L’évêque de Constance, duquel dépendait Zurich au point de vue ecclésiastique, adressa au Conseil une plainte officielle sur les faits qui venaient de se produire. Sans qu’il nommât personne, on sentait bien que c’était Zwingli qu’il avait en vue. Le réformateur releva le gant et, désireux d’amener une situation franche, il pria le Conseil de convoquer une conférence, à laquelle, espérait-il, l’évêque assisterait en personne. Le Conseil donna son approbation à cette proposition.
Une immixtion pareille de l’autorité civile dans le domaine religieux peut étonner à bon droit. Elle n’est nullement conforme à ce qu’enseigne la Parole de Dieu. C’était un fruit de la position anormale, antichrétienne, des évêques revêtus par l’Église d’un pouvoir temporel, dont les magistrats laïques allaient les dépouiller. La papauté, qui avait fait servir à son établissement les princes et la magistrature, rencontra dans cette lutte ces mêmes princes et cette même magistrature, qui avaient été pour elle un piédestal, unis, dans nombre d’États, pour la renverser. Zwingli, malheureusement, ne comprit pas que le chrétien doit rendre les choses de César à César, et les choses de Dieu à Dieu (Matt. 22:17 ; Marc 12:14 ; Luc 20:22). Il n’était pas seulement serviteur du Seigneur dans le domaine spirituel ; il y avait en lui l’étoffe d’un homme d’État et il ne réussit pas à s’en dépouiller. Il savait considérer avec sang-froid les circonstances données, mais croyait pouvoir et devoir recourir aux chefs du gouvernement pour faire aboutir tant la Réforme religieuse que la Réforme sociale, morale et politique, qu’il envisageait. Aussi a-t-il bien saisi son caractère, le sculpteur moderne qui l’a représenté la Bible et le glaive à la main : la Bible, base ferme sur laquelle il s’appuyait pour la tâche spirituelle que Dieu lui avait confiée ; le glaive, symbole de la puissance temporelle à laquelle il croyait devoir s’unir. Erreur funeste, et funeste aveuglement, dont bientôt il allait porter la peine.
La conférence ou Dispute
de Zurich eut lieu en janvier
1523. Plus de 600 personnes y prirent part, parmi elles Faber, grand vicaire de
l’évêque, celui-ci ayant refusé de venir. Au début de la discussion, Zwingli
prononça la déclaration suivante : « J’ai prêché que le salut se
trouve en Christ seul. On me traite, à cause de cela, dans toute la Suisse,
d’hérétique, de séditieux. Je suis ici au nom de Dieu. Je conjure mes
accusateurs, que je sais être dans cette salle, de se lever et de me faire
droit au nom de la vérité ». Faber rétorqua qu’il n’était point là pour
discuter, mais pour juger de l’état des choses et rendre compte à son
supérieur. Zwingli renouvela son adjuration, mais personne ne répondit
sérieusement. Ensuite Faber reprit la parole et, sans aborder les matières
controversées, proposa de tout renvoyer à un prochain concile, suggestion faite
déjà maintes fois en Allemagne, ou bien de s’en remettre à l’arbitrage de
l’université de Paris ou de celle de Cologne. Zwingli demanda pourquoi.
« N’avons-nous pas en main », dit-il, « la Parole de Dieu,
écrite en hébreu, en grec, en latin, langues que nous connaissons tous les unes
ou les autres ? Son autorité est illimitée ; celle des universités ne
vaut que par les hommes qui les composent ». Cette proposition rejetée,
Faber cita le cas d’un curé, condamné à la prison pour n’avoir pas prêché la
Vierge et les saints et qui, grâce à l’intervention du vicaire, était revenu en
arrière ; Faber omit de dire que c’était bien plutôt sous l’effet de la
torture. Comme on le pressait de reproduire les arguments qu’il affirmait avoir
avancés, il ne put alléguer que l’autorité de l’Église et des conciles, mais ne
cita pas un seul texte biblique, et pour cause. La discussion tourna à
l’entière confusion des catholiques et, le jour même de la clôture, le Conseil
rendit une ordonnance aux termes de laquelle les assertions de Zwingli n’ayant
été ni attaquées ni réfutées, il recevait l’autorisation de continuer à prêcher
comme par le passé, et défense était signifiée à tous les ecclésiastiques du
territoire de rien entreprendre ou de rien enseigner qu’ils ne fussent en
mesure de démontrer par la Parole de Dieu.
À la suite d’une seconde dispute, qui eut lieu en automne de la
même année, le Conseil enjoignit à Zwingli de composer une Instruction
Chrétienne
pour ceux de ces ecclésiastiques dont la culture insuffisante
venait de se manifester. Ils étaient invités par surcroît à engager leurs
ouailles à recevoir la Réforme, prétention singulièrement absurde, car on ne
mentionnait pas même la nécessité de la conversion. On voit, une fois de plus,
à quoi aboutit l’intrusion de la politique dans un domaine où il ne s’agit que
des relations de l’homme vis-à-vis de Dieu. À Pâques 1525 la messe fut
définitivement abolie et, avec elle, l’absolution, les pèlerinages et les
processions, la confession, l’extrême onction ; on dut enlever des églises
les reliques, les autels, les « images et les idoles », les orgues.
D’autre part, des mesures furent édictées contre les jeux, les mascarades, le
luxe dans les vêtements. Les moines quittèrent leurs monastères ; les
nonnes furent libres d’y rester ou de partir. Les ecclésiastiques reçurent le
droit de se marier et Zwingli, suivant l’exemple que lui donnaient quelques-uns
d’entre eux, épousa une veuve, Anna Rheinhart ; elle fut, pour le
réformateur, une compagne fidèle et vaillante.
Comme Luther, Zwingli vit la nécessité urgente d’instruire la jeunesse. Il fonda à Zurich même une école pour laquelle il eut la bonne fortune de pouvoir recruter un corps enseignant d’élite. Il publia aussi un petit livre où il indiquait à grands traits, mais avec sérieux et profondeur, les buts et les moyens essentiels de l’éducation de la jeunesse chrétienne.
On peut dire qu’à ce moment la Réforme était accomplie à Zurich, avec les réserves qui viennent d’être faites sur la profondeur et la solidité du travail accompli. Mais le Seigneur y mit la main et, malgré nombre de faiblesses, l’œuvre établie a subsisté à travers bien des obstacles. Le gouvernement avait beau affirmer, dans une lettre adressée au pape et sur laquelle celui-ci ne se trompa point, que Zurich n’appartenait pas à la « secte luthérienne » ; il avait beau déclarer qu’il se réglait uniquement sur la pure Parole de Dieu dans l’Ancien et le Nouveau Testament ; le fait éclatait au grand jour qu’il avait abandonné les anciennes croyances. Par là même il se rangeait aux thèses rédigées par Zwingli pour la première dispute de Zurich, où il affirmait que l’Évangile a force de loi sans avoir besoin d’être accrédité par l’Église ; que le chef de l’Église est le Christ et nul autre ; qu’il est le seul intermédiaire entre Dieu et les hommes ; que le salut ne réside que dans la foi en lui ; que la puissance civile tire sa force et sa légitimité de la doctrine du Christ ; que, par conséquent, tous les chrétiens lui doivent obéissance, pour autant qu’elle n’ordonne rien qui soit contraire à la volonté de Dieu.
On ne peut que se réjouir de voir triompher ainsi les principes de l’Évangile. Mais, comme ailleurs, les éléments humains déployaient beaucoup trop d’influence, si bien qu’on serait tenté de parler de réforme politique tout autant que de réforme religieuse. Cette tendance regrettable s’accentua en présence de l’attitude franchement hostile des cantons catholiques. Voyant s’effondrer les croyances auxquelles ils vouaient un attachement indéfectible, tous les moyens paraissaient bons pour les sauver du désastre. Une lutte à main armée n’effrayait pas. Très certainement, si les cantons évangéliques avaient regardé au Seigneur pour obtenir de lui, et de lui seul, appui et direction, il aurait répondu à leurs instances. Mais les magistrats ne virent d’autre parti à suivre que d’imiter leurs adversaires en s’engageant sur le même chemin qu’eux. C’était donc la guerre civile à brève échéance. Pendant ce temps les esprits atteignaient un degré d’exacerbation toujours plus intense ; accusations, basses calomnies pleuvaient de part et d’autre.
Il faut dire pourtant que, au début de cette période d’hostilité, la conduite de Zurich fit vraiment honneur à l’esprit de modération et d’indépendance de ses magistrats. En proclamant la Réforme, le canton s’isolait de ses Confédérés. Ceux-ci, en effet, étaient résolus à tout mettre en œuvre pour enrayer les progrès de ce qu’ils appelaient l’hérésie ; leur premier objet était de faire saisir Zwingli, s’il s’aventurait sur leur territoire. En attendant ils commirent divers actes de terrorisme, en vue de semer l’effroi dans le camp ennemi. La première victime de leurs rigueurs fut un cordonnier du nom de Hottinger qui, banni de Zurich pour avoir abattu un crucifix avant les ordonnances de 1525, avait commis l’imprudence de s’établir sur la frontière du comté de Baden. On lui tendit un piège, il fut arrêté et la diète helvétique le condamna à mort.
Les douze cantons envoyèrent à Zurich une délégation pour presser cette ville de s’abstenir de toute innovation. Le Conseil répondit avec fermeté : « Nous voulons rester fidèles à nos Confédérés ; mais en ce qui touche à la Parole de Dieu, nous ne pouvons rien céder ». Pour s’assurer le concours actif des habitants de tout le territoire, le Conseil informa les communes campagnardes de ce qui s’était passé ; toutes lui donnèrent raison. La diète n’osa pas marcher sur Zurich pour éteindre le foyer de la Réforme, mais elle se vengea en punissant les novateurs dont elle put s’emparer.
En somme, dans toute la Suisse, on se posait cette question : Que faut-il faire ? Que va-t-il arriver ? Même les esprits les plus aveuglés, surtout dans les conseils, sentaient le besoin d’agir. La démoralisation des prêtres provoquait partout des arrêts tendant à y porter remède ; ces arrêts des magistrats restaient sans effet. Impossible de se faire une idée de l’ignorance répandue dans les masses et chez les ecclésiastiques. Un moine, déclamant un jour contre Luther, Zwingli et tous leurs adhérents, s’écriait, du haut de la chaire : « On a inventé, il y a quelque temps, une nouvelle langue, mère de toutes les hérésies, le grec. C’est dans cette langue qu’est imprimé un livre, le Nouveau Testament, qui contient beaucoup de choses fort dangereuses. À présent il se forme un autre langage, l’hébreu ; quiconque l’apprend devient aussitôt Juif ».
Mais, depuis la conférence de Zurich, Faber ne cessait de se demander quels moyens employer pour étouffer définitivement la Réforme. L’expérience lui prouvait qu’on ne prêtait nulle attention aux injonctions des évêques ; que les publications ne servaient à rien, attendu que les réformateurs dépassaient de beaucoup leurs adversaires par leurs talents dialectiques et littéraires ; qu’en somme il n’existait plus aucun espoir de réussite, tant que Zwingli vivrait. Or sa popularité et son influence croissaient de jour en jour.
Une catastrophe inattendue encouragea chez les catholiques la conviction qu’il fallait agir sans retard et avec énergie. À la bataille de Pavie entre François Ier et Charles-Quint l’armée française subit une défaite complète, à tel point que le roi tomba prisonnier entre les mains du vainqueur ; dans ses rangs se trouvaient quelque 10000 Suisses, dont la plupart furent tués ou pris. Rarement désastre pareil avait frappé le pays ; partout on n’entendait que pleurs et lamentations ; il y avait peu de familles où l’on n’eût à déplorer la disparition d’un au moins de ses membres. On se rappelle combien Zwingli avait lutté contre le service mercenaire. L’événement lui donnait raison et augmentait d’autant son crédit, au grand déplaisir de ses ennemis.
Pour le prendre, ceux-ci résolurent de convoquer une dispute religieuse à Baden, malgré les instances des Zurichois qui désiraient vivement qu’elle se tînt dans leur ville. Les six cantons catholiques (Lucerne, Uri, Schwytz, Unterwald, Zoug et Soleure) y étaient représentés. Berne se joignit à eux, mais sans grande conviction ; peu après ce canton allait adhérer à la Réforme. On convoqua spécialement Zwingli. Mais le souvenir de Jean Huss, dont le sauf-conduit n’avait pas été respecté, le supplice récent d’un certain Wirth, le fait qu’on avait brûlé Zwingli en effigie à Lucerne, et ses écrits à Fribourg, enfin que son arrestation avait été décrétée par la diète, toutes ces raisons rendirent le Conseil de Zurich justement défiant et il refusa à Zwingli la permission de se rendre à Baden, ne voulant pas le voir exposé à un guet-apens. Puis, au jugement d’un contemporain, un acte de violence dont Zwingli aurait été victime eût sans doute entraîné Zurich à une action belliqueuse.
Les catholiques étaient représentés par leurs champions les plus brillants. Les évêques de Lausanne, de Constance, de Coire et de Bâle y déléguèrent leurs plus habiles docteurs. Le fameux Eck, qui avait disputé contre Luther, ainsi que Faber, y jouèrent le rôle principal. Œcolampade de Bâle remplaçait Zwingli, avec lequel il était étroitement lié. Berthold Haller de Berne était aussi présent, mais il n’agit que de façon très effacée. Au surplus Zwingli put suivre de près les débats ; quelques jeunes gens, notamment le Valaisan Thomas Platter, faisaient chaque soir le trajet de Baden à Zurich (environ 20 kilomètres) pour mettre le réformateur au courant de ce qui s’était dit pendant la journée. Il leur faisait part de son point de vue, sur lequel Œcolampade était informé le lendemain matin de bonne heure, avant l’ouverture de la séance.
Les principales thèses catholiques portaient sur les points combattus par les Réformés : le vrai corps et le vrai sang de Jésus Christ sont présents dans le sacrement de la Cène ; ils sont véritablement sacrifiés dans la messe pour les vivants et les morts ; on doit invoquer Marie et les saints, adorer les images, croire au purgatoire, à la purification du péché par les eaux du baptême, etc. Eck prit la parole le premier, du ton d’un homme sûr de la victoire et sans ménager de vraies insultes à l’adresse des Réformés présents. Œcolampade lui répondit sans proférer une seule injure : « Le docteur Eck », dit-il, « se vante d’être ici par ordre du duc de Bavière. Moi, je me fais gloire d’y être au nom de Jésus Christ, notre Seigneur. Nous prêchons Jésus Christ crucifié, aux uns occasion de chute, aux autres folie, mais puissance de Dieu pour ceux qui croient en lui » (voir 1 Cor. 1:21-31). Œcolampade avait fort à faire à tenir tête aux champions de la cause catholique ; mais le courage dont il fit preuve, le calme et la patience dont il ne se départit jamais au milieu des provocations les plus violentes, forcèrent le respect de ses contradicteurs eux-mêmes. Peut-être était-il mieux à sa place à Baden que son bouillant ami, dont la fougue aurait plus d’une fois suscité de violents orages qui n’auraient nullement servi la cause qu’il avait à défendre. Leur extérieur trahissait la différence de leurs caractères. Le visage de Zwingli, son maintien fier décelaient l’homme décidé, prêt à agir envers et contre tous avec la dernière énergie. Œcolampade se faisait remarquer par la modestie de sa tenue ; la douceur, la longanimité, traits essentiels de son caractère, se lisaient dans son regard paisible, sa physionomie calme et ferme. Tandis que les champions de Rome affichaient une grande pompe, organisaient presque chaque jour de somptueux repas, Œcolampade, retiré dans une petite chambre, consacrait à la prière et à l’étude l’intervalle entre les discussions. D’une manière générale les évangéliques se firent remarquer par leur connaissance approfondie des Écritures, les catholiques par l’habileté de leur dialectique. Eck, acculé par son adversaire, finit par s’écrier : « Je m’en tiens aux saints, quand même je n’aurais pas pour moi l’Écriture ».
Chacun pouvait prévoir l’issue de ce tournoi orageux, dirigé exclusivement par les adversaires de la Réformation. Extérieurement les catholiques l’emportèrent haut la main, du fait qu’ils formaient une très forte majorité. Mais une victoire pareille ne convainc que ceux qui l’ont remportée. Le catholicisme ne gagna point de terrain à la suite de la dispute de Baden ; les procédés utilisés par ses champions les desservirent même auprès de leurs partisans, pour peu qu’ils fussent sincères.
Quelque temps après, Zwingli put accepter une invitation que lui adressait le landgrave Philippe de Hesse, un des chauds défenseurs de la Réforme en Allemagne. Il désirait grouper les forces évangéliques et amener, si possible, les réformateurs à une entente sur les points, déjà nombreux, qui les séparaient. Luther et Mélanchton étaient présents. On tomba d’accord sur quatorze articles, mais sur le quinzième ce fut impossible ; il s’agissait de la question si controversée de la Cène. Luther resta irréductible et alla jusqu’à refuser de reconnaître comme frères ceux qui ne partageaient pas son opinion. « Vous avez un autre esprit que nous », osa-t-il dire. Zwingli versa des larmes sur cette opiniâtreté, mais en vain. Jusqu’à la fin Luther refusa de considérer Zwingli comme un collaborateur à une seule et même œuvre.
Avant d’en venir aux derniers moments de la vie de Zwingli, il vaut la peine de jeter un coup d’œil sur ses relations de famille. Très attaché à son foyer, il avait, en sa femme, une compagne excellente et trouvait auprès d’elle une atmosphère paisible, où il se reposait des luttes de la vie du dehors. De son premier mariage Anna Zwingli avait eu plusieurs enfants, déjà adultes ; elle en donna aussi plusieurs à son second mari, mais deux seulement lui survécurent.
Bien qu’il eût quitté de très bonne heure la vallée du Toggenbourg, le réformateur conserva un profond attachement à son village natal, comme aussi à ses parents, à sa sœur et à ses cinq frères. Il aurait désiré ardemment les voir tous suivre le chemin où le Seigneur l’avait conduit lui-même ; cette joie lui fut refusée. Ses frères lui témoignèrent même une vive hostilité, lorsqu’ils apprirent la nouvelle de sa conversion, et lui en firent d’amers reproches : « Quelle honte ce serait pour toute notre famille », lui écrivirent-ils, « quelle ignominie, si tu étais attaché au poteau comme hérétique, ou bien avais à subir telle autre mort infamante ! Et quel profit en retirerions-nous, les uns et les autres ? ». Zwingli leur répondit par une lettre admirable, toute imprégnée d’amour chrétien. En voici quelques fragments : « Pour ce qui me touche personnellement, je n’ai pas le moindre souci. Voici longtemps que j’ai remis entre les mains de Dieu ma personne et tout ce qui me concerne… Soyez certains qu’aucun mal ne saurait m’atteindre sans que je l’aie déjà pris en considération ; je suis prêt à l’affronter. Je sais que la puissance du Seigneur s’accomplira dans mon infirmité ; car quand je suis faible, alors je suis fort (voir 2 Cor. 12:9-10). Je connais également la puissance de ceux avec lesquels j’ai entrepris de lutter. Mais je dis pour moi ce que Paul disait pour lui-même : « Je puis toutes choses en celui qui me fortifie » (Phil. 4:13)… Quant aux craintes que vous éprouvez pour mon renom, pour celui de notre famille, écoutez ce que dit notre Seigneur Jésus Christ, mon Sauveur, qui veut être aussi le vôtre et dont je me considère le soldat : « Vous êtes bienheureux quand les hommes vous haïront, et quand ils vous retrancheront de leur société, et qu’ils vous insulteront, et rejetteront votre nom comme mauvais, à cause du Fils de l’homme. Réjouissez-vous en ce jour-là, et tressaillez de joie, car voici, votre récompense est grande dans le ciel » (Luc 6:22-23). Apprenez donc par là que plus mon nom sera entaché d’infamie dans ce monde pour l’amour du Seigneur et plus il sera honoré aux yeux de Dieu lui-même… Christ, le Fils de Dieu, a consenti à verser son sang pour notre salut. Ce serait donc un soldat bien lâche et indigne du nom invoqué sur lui que celui qui ne sacrifierait pas joyeusement sa vie pour son Chef glorieux. Connaissant celui qui l’a racheté, jetterait-il son bouclier loin de lui au fort de la mêlée et songerait-il à la fuite ?… Vous êtes mes frères dans la chair et je vous reconnais comme tels. Si vous vous refusez à être mes frères en Christ, je ne puis que m’en affliger très douloureusement, car la Parole de Dieu nous enseigne à quitter même notre père et notre mère, s’ils cherchent à nous détourner du chemin du Seigneur. Mettez toute votre confiance dans la Parole de Dieu ; n’hésitez pas ; ayez entière assurance. Déposez aux pieds du Sauveur toutes vos tristesses, tous vos mécomptes. Répandez vos prières devant lui. Auprès de lui seul cherchez joie, paix, rémission de vos péchés. Unissez-vous à Christ d’un lien si étroit, si intime, qu’il soit un avec vous et que vous soyez un avec lui. Dieu veuille que vous vous remettiez à sa protection paternelle, que vous vous laissiez conduire par son Esprit et enseigner par lui ! »
Il vaut la peine d’entendre rappeler toutes ces précieuses vérités sous la plume du grand réformateur. On voit combien il était merveilleusement enseigné de Dieu, quelle joie il avait éprouvée à trouver lui-même le chemin du salut et quel désir l’étreignait d’en faire participer d’autres. Il connaissait fort bien la communion dans la grâce par la foi au sacrifice de Christ. S’il avait mieux compris ce qu’est « la puissance de sa résurrection », il aurait moins été ce que certains de ses biographes appellent « le héros chrétien, le chrétien patriote ». Il était bon de le voir sous le jour du chrétien pur et simple au moment où il s’engage de plus en plus dans un chemin où il semble avoir oublié ce qu’il avait appris au commencement.
D’année en année la discorde entre Confédérés devenait toujours plus aiguë, s’aggravant en raison directe des progrès réalisés par la Réforme. Bâle et Berne y avaient accédé, d’autres villes encore. Les idées nouvelles réagissaient forcément sur la politique et entraînaient chaque jour des conséquences imprévues. Aussi, dans les cantons catholiques, conservateurs à outrance, comme on l’est volontiers dans les régions montagnardes, on manifestait d’autant plus résolument son attachement aux traditions ecclésiastiques, dont la chute paraissait devoir détruire les fondements mêmes de la vie publique et des existences particulières. L’antagonisme devenait toujours plus irréductible. Les partis oubliaient les scrupules qu’ils pouvaient avoir nourris jusque-là et ne visaient plus qu’à un seul but : le triomphe de leur point de vue religieux et la défense de leurs intérêts politiques et matériels.
Zwingli avait le cœur obsédé de sombres pressentiments. Chose triste à dire et qui montre à quel degré les préoccupations matérielles avaient maîtrisé son esprit, jadis si étroitement imbu de la Parole de Dieu, il semblait avoir complètement dévié du sentier de la foi. Il connaissait pourtant ces mots du Ps. 118:8-9: « Mieux vaut mettre sa confiance en l’Éternel que de se confier en l’homme. Mieux vaut mettre sa confiance en l’Éternel que de se confier dans les principaux ». Il en était venu à occuper à Zurich une situation incomparable, mais bien peu en rapport avec celle d’un serviteur de Dieu, uniquement consacré aux intérêts de son Seigneur et Maître. Exerçant une réelle autorité sur les Conseils de la ville, c’était la personnalité dirigeante, aussi bien dans les affaires politiques que dans le domaine ecclésiastique. Son opinion prédominait surtout dans les relations extérieures. Il rédigeait les actes les plus importants, car il prêtait son concours au greffier de la ville, homme peu cultivé et dont le style n’avait ni la précision, ni l’élégance désirables. Quelqu’un a dit de lui qu’en sa seule personne il était bourgmestre, chancelier et conseil. Mais ce qu’il y a de plus regrettable, c’est qu’il en venait à prêcher la lutte ouverte contre les ennemis de la Réforme, la guerre, s’il le fallait. « La paix », écrit-il à cette époque, « pour laquelle quelques-uns font tant d’efforts, est la guerre ; la guerre à laquelle nous poussons est la paix ; car nous n’avons soif du sang de personne, mais nous voulons couper le nerf aux oligarques. Si nous n’y réussissons pas, ni la vérité évangélique, ni ses serviteurs ne sont en sûreté chez nous. Il n’y a rien de cruel dans nos intentions, mais nous aspirons à servir les intérêts de l’amitié et de la patrie. Nous espérons sauver ceux qui périssent à cause de leur ignorance. Nous cherchons de toutes nos forces à maintenir la liberté ». Singulier langage chez un homme qui aurait dû, plus que tout autre, à cause de sa connaissance de l’Écriture Sainte, se rappeler à lui-même et rappeler aux autres le chant de l’armée céleste au moment de la naissance du Seigneur : « Gloire à Dieu dans les lieux très hauts, et sur la terre, paix ; et bon plaisir dans les hommes ! » (Luc 2:14).
Inquiète de la tournure que prenaient les événements Zurich se
rapprocha de quelques villes qui partageaient ses vues et forma avec elles la Combourgeoisie
chrétienne
, qui, il faut le dire, ne portait nulle atteinte à la sécurité
de la Confédération, ni au lien fédéral ; c’était une ligue purement
défensive. Peu de temps après les cantons catholiques trahissaient positivement
la Suisse en s’alliant avec son ennemi le plus acharné, le duc d’Autriche. Ceci
ne fit qu’accentuer la tension des esprits. N’importe quel incident, le plus
futile, pouvait déclencher un conflit à main armée ; il ne tarda pas à se
produire. Un pasteur zurichois, Kaiser, « homme tout à fait pieux,
courageux et intègre », avait prêché l’Évangile dans une localité située
sur territoire schwytzois. Arrêté, on le traduisit devant le tribunal qui le
condamna à être brûlé vif. Zurich intervint énergiquement en faveur de son
ressortissant ; rien n’y fit et la sentence fut exécutée.
Devant cet outrage Zurich ne se contint plus. Son armée se composait d’hommes valeureux, prenant au sérieux la Réforme et imbus des principes moraux prêchés par Zwingli. On n’entendait dans le camp ni jurements, ni mauvais propos ; pas de jeux de hasard ; chaque matin un service religieux se célébrait. Zwingli se trouvait dans les rangs, la hallebarde sur l’épaule ; le Conseil avait voulu le dispenser d’accompagner sa bannière, mais il refusa de s’affranchir de ce qu’il considérait comme son devoir. L’armée s’avança jusqu’à Kappel, à l’extrême frontière du canton de Zurich, où les catholiques avaient établi leur camp. Au moment où le combat allait s’engager, le landamman Aebli de Glaris arriva et interposa sa médiation. « Zurichois », s’écria-t-il, « ne croyez pas surprendre les cinq cantons ; ils sont prêts à vous recevoir. Évitez, pour l’amour de Dieu, de détruire la vieille Confédération ». Zwingli lui répondit (et l’on voit par cette réponse combien son esprit était aveuglé, puisqu’il n’était plus apte à apprécier l’effort sincère tenté pour ramener la paix) : « Landamman, mon compère, tu rendras compte à Dieu de tout ceci. Nos ennemis se voient dans le sac ; c’est pourquoi ils nous donnent de bonnes paroles. Quand ils seront en force, ils ne nous épargneront pas ». À quoi Aebli répliqua : « Mon cher Ulrich, Dieu tient compte des bonnes intentions. Ayez confiance dans le Seigneur, et tout ira pour le mieux ». Il n’est pas difficile de déterminer lequel des deux interlocuteurs était animé d’un esprit vraiment chrétien. Aebli avait la réputation d’être un homme de bien. Dans son canton déjà il avait réussi à opérer une réconciliation entre les partis. Son appel généreux fut entendu et l’on conclut un armistice que suivit bientôt un traité de paix (1529).
On en vint à l’arrangement suivant : liberté de conscience et de culte dans toute la Confédération ; annulation de l’alliance avec l’Autriche ; suppression du service militaire étranger ; indemnité aux enfants du pasteur Kaiser ; plus d’actes de violence ni d’une part ni de l’autre. Telle fut cette paix, dite paix de religion, imposée aux catholiques et fortement marquée de la politique de Zwingli, mais nullement de sentiments chrétiens. Elle entraîna des conséquences lamentables. La haine subsistait en effet dans les cœurs, comme cela arrive toujours lorsqu’on ne se juge pas devant Dieu, avant d’imputer au prochain les fautes qu’il peut avoir commises. D’un côté on estimait avoir trop cédé, de l’autre on regrettait de n’avoir pas obtenu davantage. Zwingli passait par des jours très douloureux, triste résultat de la position mondaine qu’il avait prise et qui avait fait naître dans son cœur des sentiments déshonorants pour le Seigneur. De tous les côtés il recevait des reproches amers : on le dépeignait comme l’auteur responsable des dissensions et, quand il plaidait la cause des victimes des persécutions, on l’accusait de porter atteinte aux droits des persécuteurs. D’un autre côté, ses énergiques prédications contre les vices du peuple et des citoyens fortunés indisposaient beaucoup d’esprits. Il disait bien : « Nous ne devons mettre notre confiance qu’en Dieu seul ». Mais il ajoutait : « Puisque notre cause est juste, il faut aussi la défendre et, comme Josué et Gédéon, savoir verser notre sang pour Dieu et pour notre patrie ». Il méconnaissait donc totalement qu’il avait à servir le Prince de paix, qui a dit de ses serviteurs qu’ils ne doivent pas contester, mais être doux envers tous, propres à enseigner, animés de support, attendant, vis-à-vis de ceux qui leur résistent, de voir si Dieu ne leur donnera pas la repentance pour reconnaître la vérité (voir 2 Tim. 2:24-25).
Au cours du printemps 1531, les affaires intérieures de la Confédération prirent une tournure toujours plus fâcheuse. Dans les deux camps une haine implacable animait les esprits. Un observateur de sang-froid, Bullinger, ne pouvait s’empêcher d’écrire : « C’était un mépris, des insultes, des outrages criminels en beaucoup d’endroits et chez beaucoup de gens. Les prédicateurs papistes appelaient ceux des villes : hérétiques, voleurs de calices, assassins des âmes ; les évangéliques nommaient les papistes trafiquants de messes, idolâtres et gens impies, et traitaient ceux qui recevaient des pensions de l’étranger, de dévoreurs d’écus, de marchands de chair et de buveurs de sang. Tous les jours on inventait de nouveaux outrages ». C’est un spectacle affligeant et humiliant tout à la fois de voir combien ceux qui avaient appris à connaître le Seigneur peu d’années auparavant s’étaient promptement détournés des choses qui leur avaient été révélées et de constater avec quelle facilité le vieil homme reprenait le dessus. Zwingli déplorait grandement ces dispositions lamentables, mais ne semble guère avoir compris sa grosse part de responsabilité dans leur épanouissement. Convaincu que la Suisse courait de graves dangers, il persuada les Zurichois de reprendre les armes. Mais les Bernois temporisaient, désireux d’éviter la guerre civile, et proposèrent d’amener les petits cantons à résipiscence en leur imposant le blocus économique, c’est-à-dire qu’on leur fermait les marchés de Zurich, les seuls où ils pussent s’approvisionner avec quelque commodité. En effet ces populations alpestres, entièrement vouées à l’élevage du bétail, dépendaient de la ville pour les besoins de leur vie courante. Du coup ils se virent privés de blé, de sel, d’outils. C’était pour eux la famine à brève échéance, éventualité d’autant plus redoutable que les maigres réserves qu’ils avaient pu faire sur les approvisionnements de l’année précédente étaient épuisées du fait que les récoltes avaient manqué. Les commerçants de Zurich en pâtissaient aussi, car ils perdaient de nombreux clients. Zwingli lui-même désapprouvait nettement cette mesure. « Quand on a », disait-il, « le droit d’affamer ses adversaires, on a celui de les combattre, et si, par faiblesse, on ne les attaque pas, ce sont eux qui prendront les armes avec le courage du désespoir ». On regrette de ne pas entendre le réformateur user d’autres arguments pour blâmer ce qui se passait ; la Parole de Dieu lui en aurait fourni de péremptoires.
Du reste sa position devenait de plus en plus difficile. Comme pasteur, il jouissait de l’estime de tous les gens de bien ; tant qu’il se tenait sur le terrain de l’Évangile, aucune critique ne l’atteignait ; sa connaissance de la Parole de Dieu, le zèle qu’il mettait à l’annoncer, à la défendre, lui valaient tous les suffrages. Mais le rôle politique qu’il assumait lui aliéna bien des cœurs, même parmi ceux qui eussent été heureux de le soutenir jusqu’au bout ; ils voyaient le témoignage chrétien très sérieusement compromis. Zwingli sentit qu’il ne jouissait plus de la confiance générale et se présenta devant le Conseil, demandant à être relevé de ses fonctions. Malheureusement, après avoir énuméré les motifs d’ordre spirituel qui l’engageaient à se retirer, il en ajouta d’autres qui touchaient à la politique : on refusait de suivre ses avis, il devait donc chercher sa voie ailleurs. Le Conseil fut consterné ; on insista fortement auprès du réformateur et, au bout de quelques jours, il revint sur sa décision, repoussant ainsi l’occasion que Dieu avait placée devant lui pour se dégager des liens matériels qui l’enlaçaient.
Sentant néanmoins que quelque chose s’était brisé dans sa carrière, il avait perdu son élan et pressentait une catastrophe, sans savoir au juste d’où elle viendrait. « Une chaîne est préparée », disait-il ; « elle m’est destinée, ainsi qu’à beaucoup de braves citoyens de Zurich. C’est à moi qu’on en veut ; je suis prêt et soumis à la volonté de Dieu. Dieu n’en gardera pas moins sa Parole ; l’orgueil des hommes aura sa fin. Que Dieu garde les siens ! »
Pendant ce temps les catholiques poussaient activement leurs préparatifs de guerre, afin de surprendre les Zurichois qui, on le savait, hésitaient encore sur le parti à prendre. Le 9 octobre 1531, 3000 hommes des Waldstätten entrèrent en campagne dans le but de couper les communications entre Zurich et Berne. Pris au dépourvu, les magistrats de Zurich lancèrent l’ordre de mobilisation ; la moitié des hommes à peine y répondirent. Ils partirent en désordre. Zwingli les accompagnait en qualité d’aumônier.
Le surlendemain la bataille s’engagea, de nouveau à Kappel. Zwingli tomba, une des premières victimes de cet horrible choc fratricide ; une pierre le frappa à la tête au moment où il se penchait sur un mourant (*). La blessure n’était pas mortelle. Zwingli restait étourdi, mais quand il chercha à se relever, il reçut plusieurs coups de sabre, sans être reconnu du reste. Un homme qui se trouvait près de lui l’entendit murmurer faiblement : « Quelle calamité nous atteint ! Ils pourront tuer le corps, mais ils ne tueront pas l’âme ». Ce furent ses dernières paroles. Lorsque les vainqueurs parcoururent le champ de bataille, ils le trouvèrent étendu sous un arbre et respirant encore. On lui offrit un confesseur ; d’un signe de tête énergique, le mourant refusa. À ce moment la lueur d’un feu tout proche éclaira son visage. Un homme s’écria : « Mais c’est Zwingli ! » D’un coup d’épée un officier l’acheva. Ainsi s’accomplit cette parole de Jésus : « Tous ceux qui auront pris l’épée périront par l’épée » (Matt. 26:52). Le corps du réformateur fut transporté à Lucerne où le bourreau le livra aux flammes, puis dispersa les cendres aux quatre vents.
(*) On voit encore au Musée National de Zurich le casque de Zwingli ; il porte la trace très apparente du coup formidable qui lui fut asséné.
On ne saurait dépeindre la consternation qui envahit la ville de Zurich à la nouvelle de cette journée funeste. Elle y perdit plus de cinq cents morts, parmi lesquels se trouvaient vingt-six magistrats, l’élite du Petit Conseil, et vingt-cinq ecclésiastiques. Anna Zwingli ne pleurait pas seulement la mort de son mari, mais encore celle de son fils aîné (né de son premier mariage), de son gendre, de son frère, de son beau-frère.
Très certainement Ulrich Zwingli occupe une place éminente à côté des plus grands réformateurs. Doué d’une rare intelligence, homme d’une foi vivante, il avait saisi l’Évangile avec l’énergie propre aux montagnards parmi lesquels il avait vu le jour et mit une confiance inébranlable dans la puissance de Dieu pour faire triompher la saine doctrine. Il ne connut pas les angoisses morales et spirituelles par lesquelles passa Luther ; le travail qui se fit dans son cœur suivit une allure plus lente, plus régulière, mais non moins réelle. À mesure que l’Esprit de Dieu lui révélait les différentes vérités contenues dans la Bible, il en découvrait, grâce à son intelligence très lucide, la merveilleuse coordination. À ses yeux la doctrine chrétienne présentait un aspect parfaitement cohérent dont il contemplait l’ensemble tout aussi bien qu’il en discernait, jusque dans les détails, les différentes parties. Grâce à son indépendance de caractère, il s’affranchit plus facilement et plus radicalement que Luther des superstitions romaines. À entendre les témoignages que lui rendirent ses auditeurs, il excellait dans les explications bibliques, limpides, sobres, très solides, car il n’énonçait pas une affirmation sans la contrôler par l’Écriture elle-même.
C’est pourquoi on s’afflige d’autant plus de voir ce chrétien si qualifié, si éclairé, qui avait reçu du Seigneur tant de dons et de si riches connaissances, prendre l’attitude que l’on sait vis-à-vis du parti adverse, moins, semble-t-il, à cause de doctrines perverses qu’il fallait combattre que parce que les catholiques recouraient aux outrages et aux persécutions. Ici encore pourtant la Parole de Dieu lui indiquait la conduite à tenir : « Vous êtes bienheureux quand on vous injuriera, et qu’on vous persécutera, et qu’on dira, en mentant, toute espèce de mal contre vous… Réjouissez-vous et tressaillez de joie, car votre récompense est grande dans les cieux ; car on a persécuté ainsi les prophètes qui ont été avant vous » (Matt. 5:11-12). « Ne vous vengeant pas vous-mêmes, bien-aimés ; mais laissez agir la colère, car il est écrit : À moi la vengeance ; moi je rendrai, dit le Seigneur. Si donc ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire ; car en faisant cela, tu entasseras des charbons de feu sur sa tête » (Rom. 12:19-20).
On peut se demander ce que Zwingli, enlevé à l’âge de quarante-sept ans, aurait pu être, s’il avait mis entièrement au service du Seigneur les qualités brillantes dont il était investi, s’il était resté fidèle au ministère que Dieu lui avait confié. De cette vie, en partie gaspillée, il ressort une leçon que chacun doit retenir et que Paul résume en ces termes : « Nul homme qui va à la guerre ne s’embarrasse dans les affaires de la vie, afin qu’il plaise à celui qui l’a enrôlé pour la guerre ; de même si quelqu’un combat dans la lice, il n’est pas couronné s’il n’a pas combattu selon les lois » (2 Tim. 2:4-5).
On ne saurait entrer dans le détail du mouvement de la Réforme dans les autres cantons suisses ; nulle part elle n’eut l’ampleur que lui conféra à Zurich la forte personnalité de Zwingli. Il vaut la peine toutefois d’y jeter un coup d’œil rapide, quand ce ne serait que pour profiter de l’occasion d’apprendre à connaître de façon sommaire quelques serviteurs de Dieu, remarquables eux aussi. Comme il le fait toujours, le Seigneur envoya dans chacun des cantons un homme spécialement formé par lui pour s’adapter aux circonstances locales et au caractère de la population.
Depuis 1460 BÂLE possédait une université, devenue rapidement florissante grâce au corps professoral éminent dont elle se trouvait dotée. Les conditions dans lesquelles elle fut fondée reflètent la très haute intelligence des magistrats bâlois. Le pape Pie II, avant d’être élu à cette dignité, avait siégé en qualité de secrétaire du célèbre concile de Bâle au milieu du 15° siècle. Il s’attacha à cette ville et, devenu Souverain Pontife, témoigna aux bourgeois le désir de leur être agréable. Ceux-ci auraient pu, comme tant d’autres, solliciter l’envoi de quelque relique célèbre, accompagnée d’un octroi d’indulgence propre à attirer les pèlerins dans leur cité ; plus avisés, ils demandèrent au saint-père la création de l’université. Il consentit à leur demande en ces termes : « Rien de plus précieux que la perle de la science. Par elle, le fils du pauvre se rend nécessaire au monarque. Elle tire des nuages de la poussière l’esprit infini. Elle est le seul trésor qui s’agrandisse en se disséminant ».
Au début du 16° siècle une pléiade d’hommes distingués y
enseignaient. Toutefois le nom du Hollandais Érasme
éclipse tous les
autres. Un des plus illustres savants de son époque, il se faisait remarquer
par deux qualités très différentes : son esprit critique et la finesse de
son ironie. « Il exerçait une grande influence autour de lui dans le sens
conservateur : sa nature prudente, sa sensibilité délicate répugnaient à
toute entreprise de nature à troubler le calme développement de l’Église, de
l’État et des sciences, ou son confort personnel ». Helléniste émérite, il
publia la première édition imprimée du Nouveau Testament en grec, œuvre de
science et de conscience, dans laquelle il redressait nombre d’erreurs de la
Vulgate, seul texte en usage alors ; il contribua ainsi, sans le
pressentir assurément, de façon très directe, à la cause de la vérité. Comme on
le sait, les traductions qu’on possédait alors des Saintes Écritures étaient
des plus imparfaites ; on n’avait à sa disposition que peu de manuscrits,
la plupart défectueux ; on ne savait pas les collationner, afin de leur
attribuer à chacun sa valeur respective. Pour la première fois, chacun put
avoir un texte digne de foi ; il rendit les plus grands services aux
réformateurs. Luther s’y référait toujours ; c’est d’après lui qu’il donna
sa traduction allemande (*).
(*) Cependant Érasme n’avait pu consulter que des manuscrits peu nombreux et pas toujours sûrs. De plus, pressé par son éditeur Froben, il n’avait pas, de son propre aveu, pu mettre tout le soin désirable à l’impression. Son texte, même retouché au cours des cinq éditions qu’il en donna de 1516 à 1535, est défectueux sur bien des points, et les améliorations apportées ensuite par Robert Estienne, puis par Théodore de Bèze furent loin de suffire. Or c’est ce texte qui servit de base au Nouveau Testament en grec publié par les Elzévirs de Hollande à partir de 1624, et qui fut appelé par eux « Texte reçu par tous » (1633). Il a fait autorité pour toutes les versions protestantes jusqu’à ce qu’un étude méthodique et approfondie des manuscrits (toujours plus nombreux grâce à de nouvelles découvertes), ait abouti, depuis le 18° siècle, à des restitutions plus fidèles des originaux disparus.
On imprimait énormément alors à Bâle ; plusieurs des
ouvrages de Luther y furent édités. Érasme, aussi peu disposé à soutenir le
papisme que le pur Évangile, disait plaisamment qu’à cette époque on osait tout
imprimer à Bâle en faveur de Luther, mais qu’on n’osait rien écrire en faveur
du pape. Sous le titre significatif de Éloge de la Folie
, Érasme, dans
une piquante allégorie, railla les travers de l’espèce humaine, ceux du clergé
plus particulièrement.
Quand on voit l’intérêt qu’Érasme portait au texte de la Bible, on penserait qu’il se serait rallié à la Réforme. Il n’alla pas jusque-là : sa connaissance de la Parole de Dieu était purement intellectuelle ; elle n’avait pas pénétré dans son cœur de manière à le rendre sage à salut. Aussi il déçut profondément les espérances de ses plus fervents admirateurs. Indépendant de pensée, mais d’une santé délicate, dépourvu de courage moral, ami de la conciliation, mais cependant irritable, il se détourna de Luther, lorsqu’il le vit rompre avec l’Église. Homme de la Renaissance avant tout, il ne pouvait pardonner à la Réforme de refouler les belles-lettres et les beaux-arts à l’arrière-plan. Quand donc la messe fut abolie à Bâle, il quitta définitivement cette ville, non sans éprouver un vif regret d’abandonner les nombreux amis qu’il s’y était faits. Il n’en lança pas moins aux partisans du catholicisme cette boutade ironique : « À voir toutes les injures dont on accable maintenant à Bâle les images des saints et les crucifix, on se demande comment il se fait que tous ces vénérés personnages, habitués, assure-t-on, à déployer une puissance extraordinaire quand il s’agit de venger des offenses vénielles, on se demande, dis-je, pourquoi ils se sont départis de leur vigueur coutumière dans des circonstances aussi critiques pour eux ». On aurait tort cependant de méconnaître le rôle joué par Érasme et de le sous-estimer, car il déblaya le terrain en stigmatisant de nombreux abus. Mais il tenait à ses aises ; il ne sut pas choisir « plutôt d’être dans l’affliction avec le peuple de Dieu, que de jouir pour un temps des délices du péché », ni estimer « l’opprobre du Christ un plus grand trésor que les richesses de l’Égypte » (Héb. 11:25-26). Il oublia aussi que « l’amitié du monde est inimitié contre Dieu » (Jac. 4: 4).
C’est encore un professeur de l’université qui joua le rôle le
plus actif dans l’établissement de la Réforme à Bâle : Œcolampade
,
dont le nom a déjà attiré l’attention à propos de la dispute de Baden. Allemand
d’origine, de la famille Husschin (*), doué de
brillantes qualités intellectuelles, il fit de fortes études que, d’après la
coutume des humanistes, il poursuivit dans plusieurs villes. Il n’arriva à Bâle
qu’en 1518. On lui créa un poste à l’université et ses cours attirèrent tout de
suite de nombreux auditeurs ; il avait aussi à prêcher dans une des
églises de la ville. Zwingli, avec lequel il s’était lié d’une chaude amitié,
dut le mettre en garde contre le zèle débordant qu’il déployait dans ce double
emploi. Maigre et délicat, usé par le travail et la souffrance, il avait une
physionomie pleine de dignité qui éveillait la confiance et la sympathie ;
la vie jaillissait de ses yeux, la sérénité était peinte sur son front. Son éloquence
était en rapport avec son physique doux et pénétrant. Après une longue lutte
intérieure il finit par être au clair avec lui-même et devint le champion
résolu de la Réformation dans sa ville d’adoption. Bien que d’humeur très
pacifique, il s’élevait énergiquement contre les dogmes et les pratiques
catholiques. Il fut le premier à célébrer la Cène à Bâle, dans l’église même à
laquelle il était attaché. Comme Zwingli, il fondait tout son enseignement sur
la Sainte Écriture. Il publia ses cours sous la forme d’une série de volumes
qui contiennent un commentaire complet de tous les livres de la Bible.
(*) Ce nom équivaut à l’allemand actuel Häuschen
(petite
maison). À l’époque on en fit Husschin
, puis Hausschien
et Hausschein
(lumière de maison) et c’est sous cette dernière forme que le mot fut traduit en
grec
: Œcolampade.
L’influence d’Œcolampade agit fortement sur les Bâlois et partagea la ville en deux camps. Bien qu’en minorité dans les Conseils, les évangéliques demandèrent la libre prédication de la Parole de Dieu ; comme on hésitait à leur répondre, ils forcèrent l’entrée de la cathédrale et brisèrent toutes les images. Intimidé, le gouvernement céda. Il abolit la messe ; les chanoines, les moines, plusieurs professeurs et quelques familles, restées attachées à l’ancien culte, quittèrent la ville.
Œcolampade fut très douloureusement frappé du désastre de Kappel. Non seulement il y avait perdu son meilleur ami, mais il ressentait vivement le déshonneur dont cette journée frappait le témoignage du Seigneur dans la Suisse entière. La maladie de langueur qui le rongeait empira rapidement. Il vit venir la mort avec une parfaite sérénité. Comme on lui demandait s’il désirait plus de lumière dans la chambre, il mit la main sur son cœur et dit : « Il y en a assez ici ». Il expira deux mois après Zwingli.
Peuple essentiellement agricole et, en général, très routinier, fortement attachés à leurs traditions, les Bernois ne réagirent que lentement au contact des idées nouvelles. La politique qu’ils avaient adoptée les incitait à une prudence extrême. Comme ils désiraient s’étendre, au détriment du duc de Savoie, sur la partie occidentale de la Suisse actuelle, ils tenaient à rester en bons termes avec la France et, par conséquent, avec les petits cantons, afin de ne pas avoir à redouter des menaces à revers. C’est pourquoi les grandes familles bernoises cherchaient à maintenir, à consolider leurs rapports avec celles de la Suisse primitive qui n’entendaient pas se laisser dépouiller de la religion de leurs pères.
Mais la vérité n’en faisait pas moins son chemin ; une circonstance inattendue en favorisa l’expansion. Depuis longtemps les Dominicains, jaloux des Franciscains, déployaient tous leurs efforts pour les supplanter. Dans ce but ils profitèrent de la présence dans leur couvent d’un jeune homme, simple d’esprit, nommé Jetzer, pour organiser une infâme supercherie. Différents moines, vêtus de blanc, se rendirent auprès de Jetzer pendant son sommeil et, feignant d’être des apparitions célestes, lui firent croire qu’il recevait une révélation divine dans le but de dévoiler les prétendus crimes de l’ordre rival. Pendant quelque temps Jetzer ne se douta de rien, mais un jour il reconnut chez deux de ses mystificateurs des voix qui lui semblaient familières. Il posa des questions auxquelles on se refusa à répondre et, comme il insistait, on recourut à la violence pour le faire taire. Il réussit à s’enfuir du couvent, raconta ce dont il avait été le témoin et ainsi toute l’affaire éclata au grand jour. Il en résulta un immense scandale et, à la suite d’une enquête ordonnée par le Saint-Siège, quatre Dominicains subirent le supplice du feu.
À ce moment-là on vit arriver à Berne un jeune maître d’école,
âgé de vingt ans à peine, Berthold Haller
(*).
Au cours de ses études, il s’était trouvé en relation avec plusieurs de ceux
qui devaient occuper le premier rang dans le mouvement de la Réforme en
Allemagne, entre autres Mélanchton. D’un caractère timide et conciliant, Haller
ne possédait ni l’énergie d’un initiateur, ni l’impétuosité d’un apôtre. Ne
sachant pas le grec, encore moins l’hébreu, il paraissait peu fait pour
l’activité à laquelle Dieu le destinait. C’était un homme fidèle et dévoué, son
calme et sa prudence, sa souplesse qui n’excluait pas la ténacité servirent la
cause de la Réforme dans cette ville aristocratique mieux que ne l’eussent fait
des champions plus énergiques et plus violents, tels Zwingli, Farel ou Calvin.
Mais Haller manquait souvent d’audace. Le Seigneur le mit en contact avec
Zwingli et celui-ci lui vint vigoureusement en aide. « Moi aussi »,
lui écrivit-il, « je sens le découragement m’envahir, quand je me vois
injustement attaqué. Mais le Seigneur éveille alors ma conscience par ses
exhortations et ses promesses. Il m’inquiète en me disant :
« Quiconque aura honte de moi et de mes paroles, le Fils de l’homme aura
honte de lui quand il viendra dans sa gloire et dans celle du Père et des
saints anges » (Luc 9:26 ; voir Marc 8:38), et il me rend la paix en
ajoutant : « Quiconque… me confessera devant les hommes, moi aussi je
le confesserai devant mon Père qui est dans les cieux » (Matt.
10:32 ; voir Luc 12:8). Prenez donc courage, mon cher Berthold ! Nos
noms sont inscrits, en caractères indélébiles, dans les annales des citoyens du
ciel. Je suis prêt à mourir pour Christ. Si seulement vos concitoyens voulaient
bien accepter la doctrine d’en haut, ils en seraient immédiatement apprivoisés.
Remettez-vous donc à l’œuvre, mais avec beaucoup de délicatesse, de peur qu’ils
ne se tournent contre vous et ne vous mettent en pièces ».
(*) Berthold Haller était Wurtembergeois d’origine. Il faut donc se garder de confondre son nom avec celui de la famille de Haller.
Dieu bénit la persévérance de son serviteur. Malgré l’opposition des familles nobles, il gagna une fraction importante de la population, si bien que, pour prévenir une revendication de l’opinion publique, qui n’eût pas manqué de se faire entendre, tellement Haller avait de partisans, le Conseil dut publier un édit enjoignant aux ecclésiastiques de prendre la Parole de Dieu pour base de leur prédication, telle qu’elle est contenue dans l’Ancien et le Nouveau Testament.
On a vu que Berne se fit représenter à Baden par Berthold Haller. La conférence terminée, elle demanda à en avoir le compte rendu exact. Celui qu’elle obtint, à force de réclamations, manquait complètement de précision et une requête, adressée dans le même sens, directement au pape Clément VII, n’eut pas plus de succès : il se bornait à engager l’État de Berne à renvoyer au prochain concile la liquidation de ces différends religieux ; dans tous les cas, il l’invitait à respecter les droits de l’évêque de Lausanne, dont il dépendait en ce qui touchait le domaine spirituel. Irrités de l’indifférence que tous manifestaient à l’égard de questions qu’ils persistaient à considérer comme vitales, les magistrats de Berne recoururent, à leur tour, à une dispute religieuse, convoquée pour le début de janvier 1528. On fit appel aux gens d’église, savants, docteurs de tous les pays. Les plus intéressés à s’y rendre étaient les évêques des diocèses suisses ; ils reçurent une invitation spéciale. Celui de Lausanne, le plus directement en cause, répondit qu’il ne viendrait pas, qu’il n’enverrait même aucun délégué, « attendu », écrivit-il, « qu’il n’avait pas autour de lui de gens assez instruits dans l’Écriture Sainte pour une affaire aussi importante que celle de la religion ». Berne insista ; l’évêque fit répondre qu’il était malade. Nouvelle demande : « Envoyez au moins de vos théologiens, quels qu’ils soient ; vous ne devez pas vous borner à tondre vos brebis ; vous devez aussi les paître. Si vous nous refusez encore, nous refuserons aussi de vous reconnaître aucun droit pastoral sur nos terres ». Les autres prélats suivirent la même ligne de conduite.
Les cantons antiréformistes s’irritèrent de plus en plus de la résolution de Berne : ils fermèrent les routes qu’auraient pu prendre sur leur territoire ceux qui se rendraient à la dispute et interdirent à leurs ressortissants d’y assister. Cette opposition ne put arrêter le mouvement : trois cent cinquante prêtres et moines, la plupart bernois, des savants de Glaris, de Zurich, d’Allemagne, accoururent à Berne, par fois par de longs chemins détournés, mais ils y parvinrent quand même. Le Seigneur les protégea contre les embûches qu’on leur tendit.
Au jour fixé, la conférence s’ouvrit sous la présidence de Vadian, bourgmestre de Saint-Gall. Le gouvernement bernois avait spécifié expressément que seul le texte de l’Ancien et du Nouveau Testament pourrait servir de base à la discussion. « Ce qui », disait la convocation, « sera prouvé dans cette dispute par l’Écriture Sainte, accepté et résolu, devra avoir pour nous force et vigueur éternelles sans aucune contradiction, et chacun devra s’y conformer fidèlement et invariablement ». Les thèses débattues roulaient sur les mêmes points, ou peu s’en faut, qu’à la dispute de Zurich : vraie nature de l’Église, son Chef, autorité unique et absolue de la Parole de Dieu pour gouverner l’Église et diriger les fidèles ; par conséquent condamnation de toutes les erreurs catholiques. Les débats durèrent dix-neuf jours ; les réformateurs Zwingli, Haller, Œcolampade, ainsi que Bucer et Capiton de Strasbourg, exposèrent avec clarté la vérité sur chacun de ces points ; en vain leurs antagonistes essayèrent-ils de justifier leurs positions ; l’autorité de la Bible prévalut sur tous leurs arguments. Dans la ville, on suivait les événements avec un intérêt palpitant ; d’elles-mêmes les pratiques et les croyances surannées s’écroulaient. Le 22 janvier, jour de la fête de Saint-Vincent, patron de la cathédrale, les chanoines demandèrent aux magistrats ce qu’ils devaient faire : « Ce que vous voudrez », fut la réponse ; « si vous jugez encore que la messe et les cérémonies usitées soient conformes à la Parole de Dieu, célébrez-les ». Aussitôt les ordres furent donnés de décorer l’église ; on prépara tout selon la vieille coutume, mais personne ne vint assister à la cérémonie. Le peuple abandonnait Rome et ses pratiques.
La discussion terminée, le clergé de la ville adhéra, presque au complet, aux principes de la Parole de Dieu. Un édit proclama la Réformation. La messe fut abolie dans la capitale tout d’abord, avec cette réserve que, si quelqu’un pouvait convaincre d’erreur, par l’Écriture Sainte, les auteurs de ces innovations, il n’avait qu’à se présenter ; inutile de dire que personne n’osa tenter l’aventure. Et dans le climat de violence de l’époque, on abattit les images, on les brûla et l’on démolit les autels. Les religieux reçurent l’autorisation de rester dans leurs couvents, sans y admettre de novices. Ceux qui en sortiraient seraient assistés des biens du couvent, mais devaient « quitter l’habit de leur ordre et en prendre un plus décent ».
Vadian
, le président de la dispute de Berne, s’appelait
de son vrai nom Jean de Watt. Né à Saint Gall d’une des familles notables de la
ville, c’était un homme supérieurement doué et d’une générosité admirable. Il
étudia successivement les belles-lettres, les sciences exactes, la
jurisprudence, la théologie et la médecine. Après avoir été élève de
l’université de Vienne, il en devint le recteur, puis visita successivement
l’Allemagne, la Hongrie, la Pologne, l’Italie. Rentré dans sa ville natale, il
s’y fixa pour pratiquer l’art médical. Tout en suivant cette carrière, il entra
dans les Conseils du gouvernement et en devint l’âme. Esprit naturellement très
ouvert, il s’intéressait hautement aux idées qui se répandaient et favorisa
l’arrivée à Saint-Gall de prédicateurs évangéliques. Leurs arguments le
frappèrent ; il se mit à lire la Bible et en ressentit une telle émotion
qu’il fut convaincu à salut. Il entreprit alors de donner en public une
explication suivie du livre des Actes des Apôtres, puis encouragea vivement un
de ses concitoyens, Jean Kessler, sellier de son métier, qui fut converti et se
mit à prêcher Christ devant un auditoire toujours plus nombreux, en prenant la
première épître de Jean comme thème de cette série de discours. Bientôt le
Conseil, à l’instigation de Vadian, rendit une ordonnance disciplinaire,
interdisant les jurements, les blasphèmes, l’ivrognerie et la mendicité. On
saisit ici le caractère de la Réforme suisse qui, un peu partout, commence par
une régénération de mœurs et ne s’attaque aux croyances que lorsque la
résistance de l’Église romaine vient démontrer l’intime corrélation qui
rattache les mœurs à la doctrine.
Dès ce moment-là la prédication de l’Évangile fit de rapides progrès. Lorsqu’on apprit l’heureuse issue de la dispute de Berne, on peut dire que la Réforme prit pied définitivement à Saint-Gall. Cependant la présence dans la ville de la célèbre abbaye, dont le prince jouissait de droits étendus, offrait un obstacle à une décision radicale. Les églises de la ville appartenaient à la bourgeoisie ; on les débarrassa de tout ce qui pouvait y rappeler le culte catholique. Mais celle du couvent demeurait intacte. Irrités de ce qui leur semblait être une bravade, les magistrats de Saint-Gall déclarèrent qu’ils avaient droit de contrôle sur cet édifice aussi, que les ornements qui la décoraient leur appartenaient. Les religieux protestèrent, mais en vain ; ils durent céder à la force. « Voici », raconte Jean Kessler, « comment chacun se précipita sur les images. On les arracha des autels, des parois et des colonnes ; les autels furent brisés, les idoles mises en pièces à coups de hache ou de marteau ; on aurait dit une bataille. Au bout d’une heure on ne voyait plus rien en place. Ainsi les lourdes images de pierre et de bois tombèrent avec leurs niches, et leurs éclats volèrent au loin. Combien d’œuvres d’art précieuses et d’un travail subtil furent réduites en morceaux ! » Parmi les objets offerts à l’adoration se trouvait une croix d’argent, renfermant, disait-on, des reliques de grand prix ; on l’abattit et l’on trouva à l’intérieur deux petits cornets d’ivoire, sur l’un desquels on lisait ces mots. « Une pierre du Saint-Sépulcre » ; on l’ouvrit et l’on y découvrit une coquille d’escargot.
Dès le dimanche suivant l’église fut ouverte à la prédication de l’Évangile ; une foule de plus de trois mille personnes s’y réunit. C’est ainsi que la Réforme s’établit à Saint-Gall. Vadian y contribua pour beaucoup, davantage par son influence que par son action directe. Parmi les humanistes suisses, c’est lui qui, après Zwingli, exerça l’action la plus durable sur le nouveau mouvement. Mais on ne saurait approuver, pas plus ici qu’ailleurs, la violence comme témoignage pour des disciples de Jésus.
Ailleurs encore la lumière de l’Évangile éclaira les cœurs et
les consciences, même dans des villes simplement alliées des cantons suisses,
telles Mulhouse
, Bienne
. Schaffhouse
aussi accepta la
bonne nouvelle du salut, les Grisons
en partie grâce au curé Frick. Il
avait éprouvé une vive irritation à voir certains de ses collègues prêter une
oreille sympathique à la voix de la vérité. Plein de dévouement à l’Église
qu’il servait, il résolut de se rendre à Rome pour y dénoncer l’apparition de
l’hérésie et pour solliciter des instructions sur les moyens à employer en vue
de l’entraver. Mais douloureusement frappé, comme Luther, des abominations qui
s’étalaient sous ses yeux, il rentra chez lui, sonda les Écritures, reconnut
ses erreurs et, dès lors, avec un zèle infatigable, proclama le pur Évangile.
Enfin, parmi ceux qui contribuèrent largement à répandre les
nouvelles doctrines dans toute leur intégrité, il convient de rappeler le nom
d’Oswald Myconius
(qu’il ne faut pas confondre avec Frédéric Myconius,
l’ami de Luther). Myconius mena une vie très agitée à cause de sa fidélité à
l’Évangile. Désigné tout jeune comme directeur de l’école des chanoines de
Zurich, il fut l’un des principaux partisans de l’appel dans cette ville de
Zwingli, un de ses meilleurs amis ; c’est de lui qu’il avait appris le
message de la grâce de Dieu. Peu après il fut transféré à Lucerne, également
comme professeur. Quelques écrits de Luther avaient pénétré dans cette ville et
y produisirent un certain effet. Myconius en eut connaissance ; il n’avait
jamais mentionné même le nom du réformateur, sauf à ses amis les plus intimes,
et se contentait d’expliquer à qui voulait l’entendre l’Évangile dans toute son
intégrité et sa simplicité. Il n’en fallut cependant pas davantage pour attiser
la haine du clergé qui obtint des magistrats un ordre de faire comparaître
devant eux le modeste et paisible chrétien. Après un interrogatoire sommaire,
ils lui enjoignirent de « ne jamais lire avec ses élèves les écrits de
Martin Luther ; de ne jamais prononcer son nom devant eux ; de ne
jamais même penser à lui ».
Néanmoins la persécution ne tarda pas à sévir. Il y avait très peu de convertis à Lucerne ; on ne les connaissait même pas, ce qui amenait à grossir leur nombre démesurément ; mais la fureur de leurs ennemis se déversa sur l’infortuné Myconius, dont on fit un bouc émissaire. Il avait pourtant manifesté un grand dévouement dans le poste qu’il occupait : il avait tout sacrifié dans l’intérêt des jeunes gens qu’on lui confiait ; il avait quitté Zurich et Zwingli auquel il était tendrement attaché ; sa santé en pâtissait ; sa femme était infirme ; ils avaient un fils en bas âge et ne possédaient, pour l’élever, d’autres ressources que celles que Myconius pouvait se procurer par son travail. Si on l’exilait de Lucerne, où irait-il chercher un asile ? Mais ces considérations n’eurent aucun poids sur ses farouches accusateurs ; on le priva de son poste et on lui intima l’ordre de quitter la ville à très bref délai, sans autre faute à sa charge sinon le fait qu’il passait pour un disciple de Luther. Dans son désespoir, il écrivit à Zwingli, comme l’avait fait Berthold Haller dans des circonstances analogues. « Voici devant vous », disait-il, « votre pauvre Myconius, mis à pied par le Conseil de Lucerne. Où aller ? Je ne sais. Attaqué, comme vous l’êtes vous-même, quel asile pouvez-vous m’offrir ? Dans ma tribulation, je regarde au Seigneur, ma seule espérance. Plein de grâce et de miséricorde, il ne renvoie jamais à vide ceux qui lui adressent leurs supplications. Puisse-t-il suppléer à mes besoins ! »
Le valeureux Zwingli ne laissa pas longtemps son ami sans réponse. Il lui écrivit en ces termes : « Ce sont de rudes coups que ceux que l’adversaire assène à la maison de Dieu, en vue de la jeter à terre. Ses assauts se répètent si fréquemment que ce n’est plus seulement la pluie, ce ne sont plus seulement les torrents, les vents qui la battent en brèche, selon la prédication de Jésus Christ (Matt. 7:27) ; c’est la grêle et l’orage. Si je ne voyais pas le Seigneur soutenir le gouvernail, il y a longtemps que je l’aurais lâché moi-même ; mais je le vois, lui, au fort de la tempête : il tend les cordages, il manœuvre les agrès, il déploie lui-même les voiles ; bien mieux, il commande aux vents et ils lui obéissent. Voici mon avis. Présentez-vous devant le Conseil de la ville ; dites-leur quelques mots dignes d’un serviteur de Christ, quelques mots qui soient propres à adoucir leurs cœurs, non à les irriter. Affirmez nettement que vous n’êtes pas Luthérien, mais un disciple du Seigneur Jésus Christ. Priez vos élèves de vous accompagner et de parler en votre faveur. Si cela n’aboutit pas, venez chez votre ami, venez chez Zwingli, et considérez notre cité comme votre foyer ».
On ne peut que regretter que tous les discours de Zwingli n’aient pas été imprégnés de la même noblesse de sentiments et du même amour chrétien. Myconius suivit son avis, mais ce fut inutile ; il dut quitter Lucerne. Grâce à la protection du réformateur zurichois, il trouva de l’occupation pour un temps à Einsiedeln, puis se rendit à Bâle, où il seconda utilement Œcolampade et continua son travail.
Ainsi, des treize cantons qui composaient la Suisse d’alors, cinq avaient adopté la Réforme : Zurich, Bâle, Berne, Schaffhouse, Glaris ; deux étaient mixtes : Soleure et Appenzell ; les six autres conservaient l’ancienne religion. La Suisse se divisait donc en deux camps nettement tranchés, hostiles l’un à l’autre. Il en résulta de nouvelles luttes religieuses qui affaiblirent considérablement le pays. Au 19° siècle seulement, ils ont appris à vivre en bonne harmonie.